Barnabé Rudge – Tome I

Chapitre 10

 

C’était par une de ces matinées si fréquentes  au commencement du printemps, lorsque l’année volage et changeante  en sa jeunesse, comme toutes les autres créatures de ce monde, est  encore incertaine si elle doit reculer jusqu’à l’hiver ou avancer  jusqu’à l’été, et, dans son doute, incline tantôt vers l’un, tantôt  vers l’autre, tantôt vers tous les deux à la fois, courtisant  l’été, au soleil, et s’attardant avec l’hiver, à l’ombre. Bref,c’était par une de ces matinées où le temps est, dans le courte space d’une heure chaud et froid, humide et sec, clair et sombre,triste et gai, dés enchanteur et réconfortant, que John Willet qui  s’endormait tout doucement auprès du chaudron de cuivre fut  réveillé par le bruit des pas d’un cheval, et que, donnant un coup  d’œil à la fenêtre, il aperçut un voyageur de belle apparence  s’arrêter à la porte du Maypole.

Ce n’était pas un de ces jeunes gens dégagés  qui demanderaient un pot d’ale épicée, et se mettraient tout aussi  à leur aise que s’ils se faisaient servir un muid de vin ; un  de vos jeunes casseurs d’assiettes qui ne respectent rien, et qui  pénétreraient même dans le comptoir, ce solennel sanctuaire, pour  donner au vieux John une tape sur le ventre, et s’informer s’il n’y  aurait pas quelque jolie fille dans la maison, où c’est qu’il cache ses petites chambrières, avec cent autres impertinences de ce  genre ; un M. Sans-Gêne qui décrotterait ses bottes sur  les chenets dans la salle commune, et ne se montrerait pas difficile pour trouver les crachoirs, un de vos jeunes fous qui  s’en viennent exiger des côtelettes impossibles, et commander des  sauces qu’on n’a jamais vues ni connues. C’était un gentleman  rassis, grave, tranquille, un peu au delà du printemps de la vie,se tenant droit encore, malgré cela, et mince comme un lévrier.Bien monté sur un double poney alezan, il avait l’assiette   gracieuse d’un cavalier expérimenté, quant à son équipement,quoique exempt des affectations alors en vogue, il était beau et  bien choisi. Il portait une redingote d’un vert plus clair  peut-être qu’on ne s’y serait attendu de la part d’un monsieur de  son âge, avec un petit collet de velours noir, poches et parements  garnis, le tout d’une façon élégante, son linge, aussi, était de  fine étoffe, travaillé sur un riche dessin aux poignets et aux  devants, et d’une blancheur irréprochable. Quoiqu’il semblât, à en  juger d’après la boue qu’il avait ramassée sur la route, venir de  Londres, son cheval n’était pas moins lisse ni moins frais que la perruque gris de fer et la queue de son maître. Ni l’homme ni  l’animal n’avaient un poil de dérangé, et, sauf les taches de ses  basques et de ses guêtres, ce monsieur, avec sa figure fleurie, ses   dents blanches, son costume régulier et propret, et son calme  parfait, aurait pu tout aussi bien sortir de faire exprès sa  toilette afin de venir, à la porte du vieux John Willet, poser pour  un portrait équestre.

Bien entendu que John n’observa pas d’un seul  coup d’œil tous ces détails caractéristiques ; il y mit du  temps au contraire, il les recueillit un à un, brin à brin, après  bien des suppositions et de sérieuses réflexions avant de se  décider. Soyons francs : s’il eût été troublé tout d’abord par  des questions et des ordres, il lui aurait fallu au moins une  quinzaine pour prendre note de tous les renseignements que nous venons de donner ; mais il arriva que le monsieur, étonné de l’aspect de la vieille auberge, ou des pigeons dodus qui la  saluaient dans leur vol rapide, ou du mai élevé au faîte duquel une  girouette, en mauvais état depuis quinze ans, exécutait une  perpétuelle promenade au son criard de sa propre musique, resta en  selle quelque temps à regarder autour de lui en silence. Voilà  pourquoi John, debout, la main sur la bride du cheval, et ses  grands yeux sur le cavalier, rien ne passant sur la route qui pût  distraire ses pensées, avait réellement recueilli dans son cerveau  plusieurs de ces petits détails, au moment où il fut invité à parler.

« Curieux endroit que celui-ci ! dit  le gentleman, et sa voix avait la richesse de son habillement.Êtes-vous l’aubergiste ?

– À votre service, monsieur, répondit  John Willet.

– Vous pouvez, n’est-ce pas, faire bien  soigner mon cheval à l’écurie, et me donner promptement à dîner(n’importe quoi, pourvu que ce soit proprement servi), et une  chambre décente ? Il n’en manque pas apparemment dans cette  grande maison, dit l’étranger, parcourant de nouveau du regard  l’extérieur de l’auberge.

– Vous aurez, monsieur, répliqua John  avec une promptitude surprenante, tout ce que vous voudrez.

– Il est fort heureux que je me contente  aisément, repartit l’autre avec un sourire ; sans cela vous  pourriez bien perdre la gageure, mon ami. »

Et en même temps, il descendit de cheval en un  clin d’œil, à l’aide du billot placé devant la porte.

« Holà, quelqu’un ! Hugh !rugit John. Je vous demande pardon, monsieur, de vous retenir là  debout sous le porche ; mais mon fils est allé à la  ville[12] pour affaire, et comme ce garçon,voyez-vous m’est assez utile je me trouve dans l’embarras lorsqu’il  n’est pas ici. Hugh ! Celui-là, monsieur, c’est un terrible  paresseux, un franc vagabond monsieur, une espèce de bohémien,j’imagine, toujours à dormir au soleil en été, monsieur, et dans la  paille en hiver, Hugh. Bon dieu faire attendre un monsieur sous le  porche, à cause de lui ! Hugh ! Je voudrais que le drôle  fût mort, en vérité, je le voudrais.

– Peut-être l’est-il, répliqua l’autre.S’il était en vie, je suppose qu’il vous aurait entendu  maintenant.

– Quand il est dans ses accès de paresse  il dort si profondément, dit l’aubergiste bouleversé, que, si vous  lui tiriez des boulets de canon dans les oreilles, ça ne le  réveillerait pas, monsieur. »

Son hôte ne fit aucune remarque sur ce nouveau  traitement d’une hypertrophie de sommeil, et sur la recette  proposée pour donner aux gens de la vivacité, mais il resta sous le  porche, les mains croisées derrière le dos. Il semblait s’amuser  beaucoup à voir le vieux John, la bride à la main hésiter entre une  violente envie d’abandonner l’animal à sa destinée, et une demi  disposition à l’introduire dans la maison et à l’enfermer dans la  salle à manger, pendant qu’il s’occuperait de son maître.

« Peste soit de ce garçon !ah ! le voici enfin, cria John, arrivé au zénith de sa  détresse. Ne m’entendiez-vous pas appeler,polisson ? »

Le personnage auquel il s’adressait ne fit pas  de réponse, mais, mettant sa main sur la selle il sauta dessus d’un  bond, tourna la tête du cheval vers l’écurie et disparut en un  instant.

« Assez alerte, quand il est  éveillé ! dit l’étranger.

– Assez alerte, monsieur ! répliqua  John en regardant la place où il avait vu le cheval, comme s’il ne  comprenait pas encore parfaitement ce qu’il était devenu.

– Il fond à l’œil, c’est comme une goutte  de mousse de vin de Champagne. Vous le regardez, il est là, vous le  regardez encore et il n’y est plus. »

Après avoir, sans plus de paroles, résumé dans  cette brusque conclusion le long exposé qu’il voulait faire de  toute la vie et du caractère de son domestique, John Willet, fier  d’avoir parlé comme un oracle, conduisit le gentleman, par son  grand escalier démantibulé, au meilleur appartement du Maypole.

En conscience, il était bien assez spacieux,car il occupait toute la profondeur de la maison, et il avait à  chaque bout une grande fenêtre dont l’ouverture était aussi large  que beaucoup de chambres modernes. À ces fenêtres, quelques  panneaux de verres de couleur, embastionnés de fragments  d’armoiries, quoique fêlés, rapiécés et brisés, restaient encore  pour attester par leur présence que le premier propriétaire avait  fait servir la lumière elle-même à la splendeur de son rang et  enrôlé jusqu’au soleil parmi ses flatteurs, en lui commandant,lorsqu’il brillait dans sa chambre, de réfléchir les insignes de  son ancienne famille et d’emprunter de nouvelles nuances à leu  rorgueil.

Mais c’était dans les temps jadis, et à  présent chaque petit rayon allait et venait à son gré, disant la  vérité toute simple, toute nue et toute pénétrante. Quoique cette  pièce fût la meilleure de l’auberge, elle avait le mélancolique  aspect de la grandeur déchue, et elle était trop vaste pour qu’on y  trouvât du confortable. Le frôlement de riches tentures flottant sur les murailles, et, ce qui vaut bien mieux, le frôlement des  habits de la jeunesse et de la beauté ; l’éclat des yeux des  femmes, éclipsant les flambeaux et les bijoux qu’elles  portaient ; le son de douces voix, et la musique, et le bruit  des pas des jeunes filles, tout cela autrefois avait été dans ce  lieu et l’avait rempli de délices. Mais tout cela était parti, et  en même temps toute allégresse. Il n’y avait plus là  d’intérieur ; d’enfants naissants, d’enfants élevés près du  foyer paternel ; le foyer même était devenu mercenaire,quelque chose qui s’achète et qui se vend, une vraie  courtisane : mourez-y, asseyez-vous là, ou décampez ;comme il vous plaira, ça m’est égal, il ne regrettait personne, ne  s’inquiétait de personne, il entretenait seulement une chaleur  égale et des sourires stéréotypés pour tout le monde. Dieu assiste  l’homme dont le cœur change sans cesse dans le monde, comme un  antique manoir qui devient une auberge !

On n’avait fait aucun effort pour meubler celte glaciale solitude, mais on avait planté devant la large  cheminée une colonie de chaises et de tables sur carré de  tapis ; elle était flanquée d’un paravent épouvantable que  décoraient des figures grotesques et grimaçantes. Après avoir  allumé de ses propres mains les fagots entassés sur l’âtre, le vieux John se retira pour tenir un grave conseil avec sa cuisinière  touchant le repas de l’étranger, tandis que celui-ci, trouvant peu  de chaleur dans ces fagots qui n’étaient pas encore enflammés, alla  ouvrir un treillis à la fenêtre lointaine, et se réchauffa à la  lueur languissante d’un froid soleil de mars.

Quittant de temps en temps la fenêtre pour  arranger les bûches qui pétillaient, ou pour se promener d’un bout  à l’autre de cette chambre sonore, il la ferma quand le bois fut tout à fait embrasé, et ayant roulé dans le coin le plus chaud la  meilleure bergère, il appela John Willet.

« Monsieur, » dit John.

C’était une plume, de l’encre, et du papier  qu’il désirait. Il y avait sur la haute tablette de la cheminée un  vieil écritoire contenant, parmi la poussière, quelque chose qui  pouvait, à la rigueur, représenter ces trois articles. Ayant mis  cela devant l’étranger, l’aubergiste se retirait quand on lui fit   signe de rester.

« Il y a une maison non loin d’ici, dit  le monsieur, après avoir écrit quelques lignes, que vous nommez, je  crois, la Garenne ?

Comme c’était dit du ton d’une personne qui  connaissait le fait et ne questionnait que pour la forme, John se  contenta d’incliner la tête en signe d’affirmation, il tira en même  temps de son gousset une de ses mains, derrière laquelle il toussa,puis il la remit dans sa poche.

« Je voudrais que ce billet, dit son hôte  en jetant un coup d’œil sur ce qu’il avait écrit et le pliant, fût  porté là le plus tôt possible, et qu’on me rapportât une réponse.Avez-vous un messager tout prêt ? »

John resta pensif une minute ou environ, et  alors il dit oui.

« Faites-le monter. »

Il y avait de quoi déconcerter notre homme car  Joe étant dehors, et Hugh occupé à étriller le double poney alezan,il se proposait de charger de la commission Barnabé, qui venait  précisément d’arriver au Maypole dans une de ses excursions et qui,une fois persuadé qu’il était chargé de quelque affaire grave et  sérieuse, serait allé n’importe où.

« Mais, la vérité est, dit John après une  longue pause, que la personne qui ferait le plus vite la commission  est une espèce d’idiot, monsieur ; et quoiqu’il ait le pied  leste, et qu’on puisse se fier à lui comme à la poste elle-même, il  n’est pas bon pour parler ; car il est timbré, monsieur, il  bat la campagne.

– Vous ne voulez pas, dit son hôte,levant les yeux sur la grasse figure de John, vous ne voulez pas  parler de… Quel est donc le nom de ce garçon ? Vous ne voulez  pas parler de Barnabé ?

– Si fait bien, répliqua l’aubergiste,dont la surprise rendait les traits singulièrement expressifs.

– Comment se trouve-t-il ici ?demanda l’étranger en se renversant dans la bergère, parlant du ton  agréable et égal qu’il avait toujours soutenu, et gardant sur sa  figure le même sourire invariablement doux et courtois. Je l’ai vu  à Londres hier soir.

– Il est toujours comme ça, ici à cette heure, là le moment d’après, répondit le vieux John, après sa pause  ordinaire pour laisser le temps à la question de bien entrer dans  son esprit. Quelquefois il marche ; quelquefois il court.Chacun le connaît tout le long de la route ; quelquefois il  arrive ici dans un chariot ou dans une voiture, quelquefois en  croupe. Il va et vient, à travers le vent, la pluie, la neige, la  grêle, et par les nuits les plus noires. Rien ne lui fait du mal, à  lui.

– Il va souvent à la Garenne, n’est-ce  pas ? dit l’hôte négligemment. Je crois me rappeler que sa  mère me contait hier quelque chose comme ça. Mais je n’ai pas fait grande attention à ce que me disait la bonne femme.

– Vous ne vous trompez pas, monsieur,répondit John, il y va souvent. Son père, monsieur, a été assassiné  dans cette maison.

– Je l’ai entendu dire, répliqua l’hôte  en tirant de sa poche, avec le même sourire, un cure-dent d’or.C’est très désagréable pour la famille.

– Extrêmement, dit John d’un air  embarrassé, comme s’il entrevoyait à l’horizon que c’était traiter  le sujet un peu légèrement.

– Toutes les circonstances qui suivent un  assassinat, continua l’étranger dans une espèce de soliloque,doivent être terriblement déplaisantes. Tant de mouvement et de  remue-ménage, pas de repos, un texte éternel de conversation, des  gens qui entrent et sortent en courant, qui montent et descendent  l’escalier, c’est intolérable. Je ne voudrais pas que pareille chose arrivât à n’importe qui dans mes connaissances, ma parole  d’honneur. Il y aurait de quoi rendre malheureux au possible. Vous  vouliez me dire, mon ami ? ajouta-t-il en se retournant de  nouveau vers John.

– Seulement que Mme Rudge vit d’une  petite pension qu’elle reçoit de la famille, et que Barnabé n’est  pas plus gêné là que le chat ou le chien de la maison, répondit  John. Le chargerai-je de votre commission, monsieur ?

– Oh ! oui, répliqua l’hôte,oh ! certainement. Il faut que vous l’en chargiez. Ayez la  bonté de l’amener ici pour que je lui recommande d’aller vite. S’il faisait quelque objection, vous pouvez lui dire que c’est M. Chester. Il se rappellera mon nom, j’en suis sûr. »

John fut si étonné d’apprendre qui était son hôte, qu’il fut incapable d’en exprimer son étonnement, ni par son  regard, ni d’aucune autre manière ; et il quitta la chambre aussi tranquille, aussi imperturbable que si de rien n’était. On  rapporte qu’après avoir descendu l’escalier, il regarda fixement le chaudron dix minutes durant à l’horloge, et que pendant ce temps-là  il ne cessa pas de secouer sa tête. Ce fait prend un nouveau caractère de vraisemblance, si on le rapproche de cette circonstance, qu’il est certain que c’est juste l’intervalle de  temps qui s’écoula, montre en main, avant que John revînt avec  Barnabé à l’appartement de son hôte.

« Approchez, mon garçon, dit M. Chester. Vous connaissez M. Geoffroy Haredale ? »

Barnabé se mit à rire, et il regarda l’aubergiste comme pour lui dire : « Vous l’entendez ? »

John, choqué grandement de cette atteinte portée au décorum, appliqua son doigt sur son nez, et secoua la  tête en manière de muette remontrance.

« Il le connaît, monsieur, dit John, en regardant Barnabé de côté et en fronçant le sourcil, aussi bien que vous et moi.

– Je n’ai pas le plaisir de connaître beaucoup ce monsieur, répliqua l’hôte. Vous, c’est peut-être  différent. Par conséquent parlez pour vous, mon ami. »

Quoiqu’il eût dit cela avec la même affabilité pleine d’aisance et le même sourire, John se sentit remis à sa place, et, jetant sur le dos de Barnabé cette mortification, il se  promit bien de chasser à coups de pied son corbeau à la première occasion favorable.

« Donnez ceci, dit l’hôte, qui avait  maintenant cacheté le billet, et qui tout en parlant faisait signe  à son commissionnaire d’approcher de lui, à M. Haredale en  personne. Attendez la réponse, et apportez-la-moi ici. Dans le cas  où M. Haredale serait occupé en ce moment, dites-lui… Peut il  se rappeler un message verbal, monsieur l’aubergiste ?

– Quand il veut monsieur, répliqua John.Il n’oubliera pas celui-ci.

– Comment êtes-vous certain de cela ? »

John lui montra simplement Barnabé, debout, la  tête penchée en avant, son œil sérieux étroitement fixé sur !a figure du monsieur qui l’interrogeait, et lui faisant gravement  signe de la tête qu’il avait compris ses ordres.

« Dites-lui donc, Barnabé, s’il était  occupé, reprit M. Chester, que j’attendrai avec plaisir qu’il  soit à sa convenance de se rendre ici, et que je le recevrai (s’il  me demande) à n’importe quelle heure, ce soir… Au pis allez, je peux avoir un lit ici, Willet, je suppose ? »

Le vieux John, immensément flatté de la notoriété personnelle qu’impliquait cette forme familière d’interpellation répondit d’un air malin : « Mais je le  pense, monsieur, je le pense, » et il roulait dans son esprit diverses formes d’éloges, avec l’intention d’en choisir une  appropriée aux qualités de son meilleur lit, lorsque ses idées  furent mises en déroute par M. Chester, qui donna la lettre à Barnabé en lui commandant de partir à toute vitesse.

« Vitesse ! dit Barnabé en serrant le petit paquet dans son gilet ! Vitesse ! Si vous voulez  voir hâte et mystère, venez ici. Ici ! »

En disant cela, il mit sa main, à la grande  horreur de John Willet, sur la belle manche de la redingote de M. Chester, et le conduisit à pas furtifs vers la fenêtre du  fond.

« Regardez là en bas, dit-il doucement ; voyez comme ils chuchotent aux oreilles les uns  des autres ; et puis comme ils dansent et sautent pour faire  croire qu’ils s’amusent ! Voyez-vous comme ils s’arrêtent un  moment, quand ils présument que personne n’est là qui les voie, et  marmottent de nouveau entre eux, et puis comme ils se roulent et  gambadent, ravis des méfaits qu’ils viennent de comploter ?Regardez-les maintenant. Voyez comme ils tourbillonnent et  plongent. Et maintenant ils s’arrêtent encore, et chuchotent ensemble avec précaution. Ils ne songent guère, voyez-vous, combien  de fois je me suis couché sur l’herbe pour les épier… Dites donc,quel est le complot qu’ils couvent ? Le savez-vous ?

– Je ne vois là que du linge, répliqua  l’hôte, tel que nous en portons. Il pend sur ces cordes pour  sécher, et il voltige au vent.

– Du linge ! répéta Barnabé en le  regardant presque dans le blanc des yeux et se rejetant aussitôt en  arrière. Ha ! ha ! Eh mais ! en ce cas, il vaut  mieux être insensé comme moi que d’avoir la raison comme vous ! Vous ne voyez pas là des êtres fantastiques semblables  à ceux qui habitent le sommeil ? Vous ne les voyez pas,vous ? Ni des yeux dans les panneaux de vitres, ni des  spectres rapides lorsque le vent souffle avec violence, et vous  n’entendez pas des voix dans l’air, et vous ne voyez pas des hommes  qui marchent dans le ciel ? Rien de tout cela n’existe pour  vous ! Je mène une vie plus joyeuse que vous, avec toute votre  raison. Vous êtes des esprits lourds. Les esprits subtils, c’est  nous autres. Ha ! ha ! je ne changerais pas avec vous,moi ! avec tout votre esprit. »

En disant cela, il agita son chapeau au-dessus  de sa tête et partit comme un trait.

« Étrange créature, ma parole ! dit M. Chester en tirant une belle boîte et prenant une prise de  tabac.

– Il manque d’imagination, dit M. Willet très lentement et après un long silence ; c’est  là ce qui lui manque. J’ai essayé de lui en infuser mainte et  mainte fois ; mais… (John ajouta ceci d’une manière  confidentielle) il n’est pas propre à ça, voilà le fait. »

Il serait bien déplacé de rappeler que  M. Chester sourit de la remarque de John. Dans tous les cas,cela ne l’empêcha pas de conserver toujours le même regard  conciliant et agréable. Toutefois il rapprocha du feu sa bergère,comme s’il eût voulu insinuer qu’il préférait être seul, et John,n’ayant plus d’excuse raisonnable pour rester, le laissa à  lui-même.

Le vieux John Willet fut très pensif pendant  qu’on prépara le dîner ; et, si son cerveau était jamais moins  lucide dans un moment que dans un autre, il est fort naturel de  supposer qu’il dut y jeter ce jour-là un fier trouble à force de  secouer sa tête en ruminant. Que M. Chester, connu dans tout  le voisinage pour être au plus mal avec M. Haredale, fût venu  de Londres dans l’unique but, semblait-il, de le voir, et qu’il eût  choisi le Maypole pour le théâtre de leur entrevue, et qu’il eût  envoyé un exprès, c’étaient là autant de pierres d’achoppement  contre lesquelles venait se briser toute l’intelligence de John. Sa  seule ressource était de consulter le chaudron et d’attendre avec  impatience le retour de Barnabé.

Mais Barnabé n’avait jamais été si long à  revenir. Le dîner de l’hôte fut servi, enlevé, son vin fut mis sur  la table, le feu ravitaillé, l’âtre proprement balayé ; le  jour baissa, la brune vint, il fit tout à coup noir, et Barnabé ne  parut pas. Cependant, quoique John Willet fût plein d’étonnement et  de méfiance, son hôte demeura assis dans sa bergère, une jambe sur  l’autre, sans plus de dérangement, selon toute apparence, en ses  pensées qu’en son costume ; le même monsieur tranquille, à son  aise, froid, n’ayant pas l’air de songer à autre chose qu’à son  cure-dent d’or.

« Barnabé tarde bien, dit John, qui  hasarda cette observation en plaçant sur la table une paire de  chandeliers ternis, hauts de trois pieds, ou peu s’en faut, et en mouchant les chandelles qui les allongeaient encore.

– Il tarde un peu, répliqua l’hôte en  dégustant son vin. Il ne tardera guère davantage,assurément. »

John toussa, et en même temps il dégagea le  feu.

« Comme vos routes n’ont pas une très  bonne réputation. si du moins j’en peux juger d’après l’accident de  mon fils, dit M. Chester, et comme je ne me soucie pas de  recevoir un coup sur la tête, ce qui non seulement déconcerte pour l’instant, mais vous met en outre dans une position ridicule aux  yeux des gens qui surviennent et vous ramassent, je resterai ici ce  soir. Vous m’avez dit, il me semble, que vous aviez un lit de  réserve ?

– Et un lit, monsieur, répliqua John, un lit comme il y en a peu, même dans les maisons aristocratiques, un  lit qui ne bouge pas d’ici, monsieur. J’ai entendu dire que ce  lit-là avait près de deux cents ans. Votre noble fils, un beau  jeune homme, est la dernière personne, monsieur, qui ait couché  dedans il y a six mois.

– Ma foi, vous êtes heureux dans vos  recommandations ! dit l’hôte en haussant les épaules et roulant sa bergère plus près du feu. Veillez à ce que les draps  soient bien séchés monsieur Willet, et faites allumer en même temps  un feu vif dans la chambre. Cette maison est humide et  glaciale. »

John releva encore les fagots, plus par  habitude que par présence d’esprit, ou pour donner satisfaction à  l’observation faite, et il était sur le point de se retirer quand  on entendit rebondir un pas sur l’escalier. Barnabé entra  haletant.

« Il aura le pied à l’étrier dans une  heure d’ici, cria-t-il en s’approchant ; il a couru à cheval  toute la journée, il arrive chez lui à la minute ; mais il se  remettra en selle, dès qu’il aura mangé et bu, pour venir voir son  bien cher ami.

– Est-ce là son message ? demanda  l’hôte en levant les yeux, mais sans le plus léger trouble, ou du  moins sans le plus léger signe de trouble.

– Tout son message, sauf les derniersmots, répliqua Barnabé, mais il en avait la pensée : j’ai vucela sur sa figure.

– Voici pour votre peine, dit l’autre en  lui mettant de l’argent dans la main et le regardant  fixement ; voici pour votre peine, pénétrant Barnabé.

– Pour Grip, et moi, et Hugh, à partager  entre nous, répliqua-t-il en serrant l’argent et en inclinant la  tête, tandis qu’il le comptait sur ses doigts. Grip un, moi deux,Hugh trois ; le chien, la chèvre, les chats, bon ; nous  aurons bientôt dépensé ça, je vous en avertis. Arrêtez, regardez.Vous autres hommes sensés, vous ne voyez rien ici,maintenant ? »

Il se pencha vivement, un genou sur l’autre,et contempla d’un regard intense la fumée roulant vers le haut de  la cheminée en un nuage épais et noir. John Willet, qui paraissait  se considérer comme la personne à laquelle Barnabé avait fait  particulièrement et principalement allusion en parlant d’hommes  sensés, regarda du même côté que lui et avec une physionomie des  plus assurées.

« Maintenant, dites-moi où ils vont quand  ils s’élancent aussi vite que ça, demanda Barnabé. Pourquoi se   serrent-ils de si près en se talonnant les uns les autres, et  pourquoi se dépêchent-ils toujours ainsi ? Vous me blâmez d’en  faire autant, mais je ne fais que prendre exemple sur ces êtres  actifs qui m’entourent. Là ! les voilà encore ! ils se  saisissent les uns les autres par leurs basques ; et, si vite  qu’ils aillent, il y en a d’autres qui les suivent et les  rattrapent ! La joyeuse danse que c’est là ! Je voudrais  que Grip et moi pussions nous trémousser de la sorte !

– Qu’a-t-il donc dans cette corbeille qui  est sur son dos ? demanda l’hôte au bout de quelques moments,durant lesquels Barnabé resta penché sur l’âtre, à regarder le haut  de la cheminée et à épier la fumée d’un air sérieux.

– Là dedans ? répondit-il en sautant  tout droit sur ses pieds, avant que John Willet eût pu répondre,secouant la corbeille et baissant la tête pour écouter. Là  dedans ? ce qu’il y a là dedans ? Dis-le-lui !

– Un démon, un démon, un démon, cria une  voix rauque.

– Voici de l’argent ! dit Barnabé en  le faisant sonner dans sa main, de l’argent pour nous régaler,Grip !

– Hourra ! hourra !Hourra ! répliqua le corbeau. Allons, courage. N’aie pas peur.  Coa, coa, coa. »

M. Willet, qui semblait douter fortement  qu’un chaland ayant un habit à garniture et portant de beau linge  dût être exposé au soupçon d’avoir jamais eu le moindre rapport  avec d’aussi vilains messieurs que le corps infernal dont l’oiseau  se vantait d’être membre, emmena Barnabé là-dessus, pour éviter  toute autre observation malsonnante, et quitta la chambre en  faisant sa plus belle révérence.

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