Barnabé Rudge – Tome I

Chapitre 41

 

De l’atelier de la Clef d’Or s’échappait untintement si joyeux et de si bonne humeur, qu’il donnaitnaturellement à penser que celui qui faisait une musique siagréable devait travailler gaiement et de bon cœur. N’ayez pas peurqu’un homme qui manie seulement le marteau pour accomplir une tâcheennuyeuse et monotone tire jamais des sons si guillerets de l’acieret du fer Il fallait pour cela un compère gazouillant, bienportant, franc et honnête, bienveillant pour tout le monde, un vraiRoger Bontemps. Il eût été chaudronnier, qu’il eût battu seschaudrons en cadence. Eut-il été sur le siège de quelque chariotsautant sur le pavé avec une cargaison de barres de fer, qu’il eûttiré bien sûr de leurs cahots quelque harmonie imprévue.

Tink, tink, tink. C’était clair comme unesonnette d’argent et cela se faisait entendre à chaque pause desbruits plus âpres de la rue, comme si cela disait « Il ne m’enchaut ; rien ne me contrarie, je suis résolu à êtreheureux. » Les femmes grondaient, les enfants piaillaient, leslourdes charrettes passaient avec un sourd tapage, d’horribles crissortaient des poumons des colporteurs, et toujours cela refrappait,pas plus haut, pas plus bas, pas plus fort, pas plus doucement,sans chercher à s’imposer un brin à l’attention publique, pour sedédommager d’avoir été dominé par des sons plus bruyants. Tink,tink, tink, tink, tink. C’était une personnification parfaite d’unepetite voix d’enfant vierge de tout rhume, de tout embarras dans lagorge, de tout enrouement ou de toute autre incommodité. Lespiétons ralentissaient leur pas, et étaient disposés à s’arrêterauprès ; les voisins, qui s’étaient levés le matin avec lespleen, sentaient la bonne humeur se glisser en eux lorsqu’ilsentendaient ce tink, tink là, et petit à petit ils devenaient toutgaillards, les mères faisaient danser leurs poupons à ce tintement,et toujours ce magique tink, tink, tink s’échappait joyeux del’atelier de la Clef d’Or.

Il n’y avait que le serrurier pour pouvoirfaire pareille musique ! Un rayon de soleil, brillant àtravers la fenêtre sans croisée et rompant l’obscurité du sombreatelier par une large plaque de lumière, tombait en plein sur lui,comme attiré par son cœur chaleureux. Il était là, debout à sonenclume, sa figure toute rayonnante d’exercice et d’allégresse, sesmanches retroussées, sa perruque en arrière de son frontluisant ; c’était bien l’homme le plus à son aise, le pluslibre, le plus heureux du monde entier. Auprès de lui se tenaitassis un chat au poil lisse, faisant son ronron, clignant des yeuxau grand jour, et s’abandonnant de temps en temps à unassoupissement paresseux, comme par excès de confort.Tobie[34] regardait son maître du bout d’un bancplacé tout près de là ; Tobie n’est tout entier qu’un radieuxsourire de la tête aux pieds, depuis sa frimousse en terre cuite,brun marron, jusqu’aux boucles rissolées de ses souliers. Sesserrures elles-mêmes, suspendues autour de la boutique, avaientjusque dans leur rouille quelque chose de jovial, et ressemblaientà ces gentlemen goutteux, de gaillarde nature, disposés àplaisanter de leurs infirmités. Rien de maussade, rien de sévèredans toute cette scène. Je suis sûr que dans cette collection declefs innombrables, il n’y en avait pas une qui se fût prêtée àouvrir les coffres-forts d’un avare, ou une porte de prison. Quantà des caves pleines de bière et de vin, des chambres avec un bonfeu, des livres intéressants, une causerie piquante, et des éclatsde rire réjouissants, à la bonne heure, les clefs se trouvaient làsur leur terrain ; mais des lieux de méfiance, de cruauté etde contrainte, elles les auraient laissés fermés bel et bien pourjamais, à quatre tours.

Tink, tink, tink. Le serrurier fit enfin unepause et essuya son front. Le silence réveilla le chat, qui,sautant doucement à bas, rampa vers la porte, et y guetta avec desyeux de tigre un oiseau dans sa cage à une fenêtre d’en face.Gabriel leva Tobie jusqu’à ses lèvres et but une bonne gorgée.

Alors, comme il était tout droit, sa têterejetée en arrière, sa corpulente poitrine en saillie, on aurait vuque la partie inférieure de l’habillement de Gabriel appartenait aucostume militaire. Si l’on avait en outre regardé le mur, on y eûtobservé, suspendus à leurs différentes chevilles, un chapeau àplumet, un sabre, un ceinturon, un habit ronge ; et touthomme, pour peu qu’il fût versé en pareilles matières, auraitreconnu à leur façon et à leur patron ces divers objets pourl’uniforme de sergent des volontaires royaux de Londresoriental.

Lorsqu’il eut vidé son cruchon, et qu’il l’eutreplacé sur le banc d’où Tobie lui avait souri auparavant, leserrurier regarda ces articles d’un œil de jubilation, et, enpenchant la tête un peu de côté, comme s’il eût voulu les réunirsous le même rayon visuel, il dit, appuyé sur sonmarteau :

« Un temps fut, je m’en souviens, que leplaisir de porter un habit de cette couleur m’aurait presque rendufou, et, si tout autre que mon père eût voulu plaisanter monenthousiasme, comme j’aurais jeté feu et flamme ! Et pourtantj’ai fait là une grande folie certainement !

– Ah ! soupira Mme Varden, quiétait entrée sans être aperçue, certainement c’est une folie. Unhomme de votre âge, Varden, faire des bêtises pareilles !

– Eh mais, quelle drôle de femme vousfaites, Marthe ! dit le serrurier, qui se retourna ensouriant.

– Certainement, répliqua Mme Vardenavec une gravité extrême. Sans doute je suis très drôle en effet.Je sais cela, Varden, merci.

– Je veux dire… commença leserrurier.

– Oui, dit la femme, je sais ce que vousvoulez dire. Vous parlez assez clairement pour vous fairecomprendre, Varden. C’est bien de la bonté de votre part que devous mettre ainsi à ma portée.

– Là ! Marthe, répliqua leserrurier ; ne vous fâchez donc pas pour rien. Je veux direqu’il est fort étrange que vous me reprochiez cet enrôlementvolontaire, lorsqu’on ne le fait que pour vous défendre, vous ettoutes les autres femmes, notre foyer domestique et celui de toutle monde, en cas de besoin.

– C’est le fait d’un mauvais chrétien,cria Mme Varden en hochant la tête.

– D’un mauvais chrétien ! dit leserrurier. Eh mais, le diable… »

Mme Varden regarda le plafond, comme sielle se fût attendue que la conséquence immédiate de cetteprofanation serait de faire dégringoler par le plafond le lit àquatre montants du second étage, avec le beau salon dupremier ; mais aucun jugement visible ne s’étant accompli,elle poussa un grand soupir, et pria son mari, avec l’accent de larésignation, de continuer, et de ne pas se gêner pourblasphémer ; qu’il savait combien elle aimait cela.

Le serrurier parut un moment disposé à luifaire ce plaisir ; mais il se ravisa à propos, et lui réponditdoucement :

« Dame aussi ! pourquoi, au nom duciel, dites-vous que c’est le fait d’un mauvais chrétien ?Lequel serait plus chrétien, Marthe, de rester tranquilles et delaisser saccager nos maisons par une armée ennemie, ou de nouslever comme des hommes pour la mettre en fuite ? Ne serais-jepas une belle espèce de chrétien, si j’allais me cacher dans uncoin de ma cheminée pour regarder de là une bande de sauvages enmoustaches emporter Dolly, ou vous peut-être ? »

Quand il dit : « Ou vouspeut-être, » Mme Varden, malgré qu’elle en eût, ne puts’empêcher de sourire. Il y avait dans cette idée une manière decompliment.

« J’avoue que, si les choses en étaientlà… dit-elle avec un sourire modeste.

– Si les choses en étaient là !répéta le serrurier. Mais c’est ce que vous verriez arriver tout desuite. Miggs elle-même y passerait. Quelque négrillon, jouant dutambour de basque, avec un grand turban sur la tête, viendraitessayer de l’emporter, et, à moins que le joueur de tambour debasque ne fût à l’épreuve des coups de pied et des égratignures,c’est ma conviction qu’il en serait le mauvais marchand. Ha !ha ! ha ! Je plaindrais le joueur de tambour de basque.Je ne lui conseille pas de s’y frotter, le pauvre garçon. » Etici le serrurier se mit à rire de si bon cœur, que les larmes luien vinrent aux yeux, au grand scandale de Mme Varden, quipensait que le rapt d’une protestante aussi solide, d’une personneaussi estimable dans sa vie privée que Miggs, et par un nègreencore, un vil païen, était une circonstance trop choquante et tropeffroyable pour qu’on y songeât sans frémir.

Le tableau que Gabriel venait d’esquissermenaçait d’avoir des conséquences sérieuses, et il en aurait eusans aucun doute, si par bonheur, en ce moment, un léger pas n’eûtfranchi le seuil, et si Dolly, s’élançant dans la boutique, n’eutjeté ses bras autour du cou de son vieux père qu’elle tenaitétroitement serré.

« La voilà donc enfin ! criaGabriel. Quelle bonne mine vous avez, Doll ! et comme vousvenez tard, ma chérie ! »

Quelle bonne mine elle avait ? Bonnemine ? Je crois bien ; il eût épuisé tous les adjectifsélogieux du dictionnaire, qu’il n’aurait pas encore assez loué safille. Où donc vit-on jamais dans le monde entier une petiteminette si potelée, si friponne, si avenante, si pétillante, siséduisante, si ravissante, si éblouissante, si enivrante queDolly ! Ne me parlez pas de la Dolly d’il y a cinq ans, c’estbien autre chose aujourd’hui ! Combien de carrossiers, deselliers, d’ébénistes et de garçons passés maîtres dans d’autresarts utiles, qui avaient abandonné leurs pères, leurs mères, leurssœurs, leurs frères, et, ce qui est au-dessus de tout cela, leurscousines, pour l’amour d’elle ! Combien de gentlemen inconnus,qu’on supposait nantis d’immenses fortunes, sinon de titres … quiguettaient Miggs au coin de la rue après la brune, pour engagercette fille incorruptible, en la tentant par des guinées d’or, àremettre à sa jeune maîtresse des offres de mariage sous le sceaud’un billet doux ! Combien de pères inconsolables, négociantsaisés, avaient fait visite au serrurier pour le même motif, et luiavaient raconté de lugubres histoires domestiques, comme quoi leursfils, perdant l’appétit, en étaient venus à s’enfermer dansd’obscures chambres à coucher, ou bien à errer dans des faubourgssolitaires avec de pâles figures, et tout cela parce que DollyVarden était aussi cruelle que jolie ! Que de jeunes gens, quiavaient montré à une époque antérieure une sagesse exemplaire,s’étaient portés soudain pour le même motif à des extravagancesinexcusables, comme d’arracher les marteaux des portes et deculbuter les guérites des watchmen rhumatisants ! Combienavait-elle recruté pour le service du roi, tant sur terre que surmer, en réduisant au désespoir les sujets de Sa Majesté quis’étaient amourachés d’elle, entre dix-huit et vingt-cinqans ! Combien de jeunes demoiselles avaient publiquementdéclaré, les larmes aux yeux, qu’elle était beaucoup trop petite,trop grande, trop hardie, trop froide, trop forte, trop mince, tropblonde, trop brune, trop n’importe quoi, mais pas belle !Combien de vieilles dames, dans leurs conciliabules, avaientremercié le ciel de ce que leurs filles ne lui ressemblaient pas,et avaient exprimé le souhait qu’il ne lui arrivât rien de fâcheux,quoique bien persuadées qu’elle ne tournerait pas bien, et avaientfini par dire qu’elle avait un air effronté qui ne leur avaitjamais plu, et qu’au demeurant ce n’était qu’une mystificationparfaite et une bévue de la foule !

Et avec tout cela, Dolly Varden était sicapricieuse et si difficile, qu’elle était encore Dolly Varden,avec tous ses sourires, et ses fossettes, et son joli minois, ne sesouciant pas plus des cinquante ou soixante jeunes gens dont lecœur se brisait du désir de l’épouser, que si c’eussent été autantd’huîtres contrariées dans leurs amours qui fussent là, l’écaillebéante, à exhaler leurs peines de cœur.

Dolly embrassa son père, comme nous l’avonsdéjà dit, et, après avoir embrassé aussi sa mère, elle lesaccompagna tous deux dans la petite salle à manger où la nappeétait déjà mise pour le dîner, et où Mlle Miggs, un tantinetplus roide et plus raboteuse que jamais, l’accueillit avec unecontraction hystérique de sa bouche qu’elle croyait un sourire.

Aux mains de cette jeune vierge, Dolly confiason chapeau et sa robe de promenade (le tout d’un goût terriblementartificieux, plein de mauvaises intentions), et alors elle dit avecun rire qui balança la musique du serrurier :

« Avec quel plaisir je reviens toujours àla maison !

– Et quel plaisir c’est toujours pournous, Doll, dit son père, en relevant en arrière les cheveux noirsqui voilaient ses yeux étincelants, de vous revoir à lamaison ! Donnez-moi un baiser. »

Ah ! s’il y avait eu là quelquemalheureux du sexe masculin pour voir le baiser que Dolly luidonna ! mais il n’y en avait pas, Dieu merci !

« Je n’aime pas que vous restiez à laGarenne, dit le serrurier. Je ne peux point supporter de ne plusvous avoir sous mes yeux. Et quelles nouvelles de là-bas,Doll ?

– Quelles nouvelles de là-bas ? Jepense que vous les savez déjà, répondit sa fille. Oh ! oui,vous les savez, j’en suis sûre.

– Vrai ? cria le serrurier ;qu’est-ce qu’il y a donc ?

– Allons, allons, dit Dolly, vous lesavez bien. Mais dites-moi donc un peu, pourquoi M. Haredale…oh ! comme il est redevenu morose et brusque, envérité !… est parti de la Garenne depuis quelques jours, etpourquoi il est en voyage (nous ne savons qu’il est en voyage quepar ses lettres) sans dire seulement à sa nièce où, ni pourquoi, nicomment ?

– Je parie que Mlle Emma ne demandepas à le savoir, répliqua le serrurier.

– Je n’en sais rien, dit Dolly ;mais moi je le demande, à tout prix. Dites-le-moi. D’où vient qu’ilest si mystérieux ? et qu’est-ce que cette histoire defantôme, que personne ne doit raconter à Mlle Emma, et quisemble se rattacher au départ de son oncle ? Ah ! je voisque vous le savez, car vous devenez tout rouge.

– Ce que signifie cette histoire ou cequ’elle est au fond, ou le rapport qu’elle a avec son départ, je nele sais pas plus que vous, ma chère, répliqua le serrurier, sinonque c’est quelque frayeur folle du petit Salomon, qui ne signifierien du tout, je suppose. Quant au voyage de M. Haredale, ilva, selon ce que je crois…

– Oui, dit Dolly.

– Selon ce que je crois, reprit leserrurier en lui pinçant la joue… à ses affaires, Doll. Quellessont ses affaires ? c’est une tout autre question. Vous n’avezqu’à lire Barbe-Bleue, et vous ne serez pas si curieuse, enfantgâtée ; cela ne vous regarde pas plus que moi, voilà ce qu’ily a de sûr ; et voici le dîner, qui est beaucoup plusintéressant. »

En dépit de l’apparition du dîner, Dolly seserait révoltée contre cette façon cavalière d’écarter la question,si, à la mention faite de Barbe-Bleue, Mme Varden n’étaitintervenue, protestant que sa conscience ne lui permettait pasd’entendre là, tranquillement assise, recommander à sa fille delire les aventures d’un Turc et d’un musulman, bien moins encored’un faux Turc, comme l’était dans son idée ce potentat. Ellesoutint que, dans des temps aussi agités, aussi redoutables queceux où l’on vivait, il serait beaucoup plus utile à Dolly deprendre une souscription régulière au Foudroyant ; qu’elleaurait au moins l’occasion d’y lire mot pour mot les discours delord Georges Gordon ; et ces discours lui offriraient beaucoupplus de confort et de consolation que ne pourraient, lui enprocurer cent cinquante Barbes-Bleues. Elle en appela, pour appuyercette proposition, à Mlle Miggs, qui servait alors à table.Celle-ci dit que le calme d’esprit qu’elle avait retiré de lalecture de cet écrit en général, mais en particulier d’un articlede la semaine dernière, positivement la dernière, etintitulé : « La Grande-Bretagne noyée dans lesang, » surpassait en vérité toute croyance. Elle ajouta quele même morceau avait produit sur l’esprit d’une sœur à elle,mariée et domiciliée cour du Lion d’Or, numéro vingt-sept, deuxièmecordon de sonnette au montant de la porte à main droite, un effetsi réconfortant, que, dans le délicat état de santé où elle setrouvait, puisqu’elle attendait un surcroît à sa petite famille,elle était tombée en attaque de nerfs à la lecture dudit article,et n’avait depuis parlé en son délire que de l’inquisition, à lagrande édification de son mari et de ses amis. Mlle Miggs necraignit pas de dire qu’elle recommandait à tous ceux dont lescœurs étaient endurcis d’entendre eux-mêmes lord Georges, qu’ellelouait d’abord pour son ferme protestantisme, puis pour son génieoratoire, puis pour ses yeux, puis pour son nez, puis pour sesjambes, et finalement pour l’ensemble de sa personne, qu’elleconsidérait comme faite pour honorer une statue modèle de prince oud’ange ; sentiment auquel Mme Varden souscrivitpleinement.

Mme Varden profita de la circonstancepour regarder sur le dessus de la cheminée une boîte peinte,imitant une maison bâtie en briques très rouges, avec un toitjaune, surmonté d’une vraie cheminée par laquelle les souscripteursvolontaires faisaient couler leur argent, leur or, ou leurs sous,dans la salle à manger ; et sur la porte, l’imitation d’uneplaque de cuivre où se lisaient très bien ces deux mots :Association Protestante ; et en la regardant, elle déclara quec’était pour elle une source de poignante affliction de penser quejamais Varden n’avait, de tout son avoir, fait couler la moindrechose dans ce temple, sauf une fois, en secret, comme elle l’avaitdécouvert plus tard, deux fragments de pipe, profanation dont ellesouhaitait qu’on ne le rendît pas responsable, au jour du règlementdes comptes. Elle remarqua ensuite, elle était peinée de le dire,que Dolly ne se montrait guère moins retardataire dans sescontributions, aimant mieux à ce qu’il semblait, acheter des rubanset de semblables babioles, qu’encourager la grande cause, soumisealors à de si accablantes tribulations. Elle la suppliait donc (carpour son père, elle craignait bien qu’il ne fût incorrigible), ellela suppliait de ne point mépriser, mais d’imiter au contraire lebrillant exemple de Miggs, qui jetait ses gages pour ainsi dire àla figure du pape, au risque de lui casser le nez avec sontrimestre.

« Oh ! mame, dit Miggs, ne parlezpas de ça. Je n’ai pas l’intention, mame, que personne le sache.Des sacrifices comme ceux que je puis faire sont le denier de laveuve. C’est tout ce que j’ai, cria Miggs en fondant en larmes, carchez elle les larmes ne venaient jamais par degrés, mais j’en suisrécompensée d’une autre manière, j’en suis bienrécompensée. »

C’était complètement vrai, quoique peut-êtrepas tout à fait de la manière que Miggs voulait le dire. Comme ellene manquait jamais de consommer ses sacrifices généreux sous lesyeux et dans la tirelire de Mme Varden, cela lui valait de sinombreux cadeaux de bonnets, de robes et autres articles detoilette, que, au total, la maison en briques rouges était sansdoute le meilleur placement qu’elle pût trouver pour son petitcapital, cette maison lui rendant un intérêt de sept ou de huitpour cent en argent, et de cinquante au moins en réputationpersonnelle et en estime.

« Vous n’avez pas besoin de pleurer,Miggs, dit Mme Varden elle-même en larmes. Vous n’avez pasbesoin d’en être toute honteuse, quoique vous ayez en cela lemalheur de faire comme votre pauvre maîtresse. »

Miggs, à cette remarque, hurla d’une façonparticulièrement lugubre, en disant qu’elle savait bien que maîtreVarden la haïssait, que c’était une terrible chose que de vivre encondition, pour être entre l’enclume et le marteau, sans pouvoirplaire à tout le monde, que c’était une chose dont elle ne pouvaitsupporter la pensée, que de semer la zizanie, et que ses sentimentslui défendaient de jouer ce rôle plus longtemps, que si c’était ledésir du bourgeois de se séparer d’elle, il valait mieux se séparertout de suite, qu’elle ne souhaitait qu’une chose, c’était qu’il enfût plus heureux ; car elle ne lui voulait que du bien, et nedemandait pas mieux qu’il trouvât quelqu’un qui pût convenir à soncaractère. Ce serait une dure épreuve, continua-t-elle, de seséparer d’une si bonne maîtresse ; mais elle était capabled’accepter n’importe quelle souffrance quand sa conscience luidisait qu’elle était dans le droit chemin, et c’était là ce qui luidonnait le courage de se résigner à son sort. Elle ne pensait pas,ajouta-t-elle, qu’elle survécût longtemps à ces séparations ;mais puisqu’on la haïssait et qu’on ne la voyait qu’avec déplaisir,peut-être sa mort, et aussi prompte que possible, était-elle cequ’il y avait de mieux à souhaiter pour tout le monde. Arrivée àcette navrante conclusion, Mlle Miggs répandit encore deslarmes, et sanglota comme une Madeleine.

« Pouvez-vous supporter cela,Varden ? dit sa femme d’une voix solennelle, en posant soncouteau et sa fourchette.

– Ma foi ! pas trop bien, ma chère,répliqua le serrurier ; mais je fais tout ce que je peux pourgarder mon sang-froid.

– Qu’il n’y ait pas de mots à mon sujet,mame, soupira Miggs. Mieux vaut que nous nous séparions. Je nevoudrais pas rester… oh ! miséricorde divine !… et causerdes divisions. Non, pas même pour une mine d’or par an, ou pour unerente de thé sucré. »

De crainte que le lecteur ne soit en peine dedécouvrir le motif de la profonde émotion de Mlle Miggs, nouspouvons en aparté lui confier tout bas que, comme elle étaittoujours aux écoutes, elle avait entendu, au moment où Gabriel etsa femme conversaient ensemble, la plaisanterie du serrurierrelative à ce négrillon qui jouait du tambour de basque ; ellen’avait pu retenir l’explosion des sentiments de dépit que cesarcasme avait éveillés dans son beau sein, et voilà ce qui l’avaitfait éclater comme nous venons de voir. Les choses étant arrivéesalors à une crise, le serrurier, selon sa coutume, par amour pourla paix et la tranquillité, commença à mettre les pouces.

« Qu’avez-vous à pleurer, ma fille ?dit-il. De quoi s’agit-il ? qui est-ce qui vous dit qu’on voushait ? moi ! je ne vous hais pas ; je ne haispersonne. Séchez vos yeux, devenez de meilleure humeur, au nom duciel, et ne nous rendons pas malheureux tous tant que noussommes : il sera toujours assez tôt. »

Les puissances confédérées, jugeant d’unebonne tactique de considérer ces paroles comme une excusesuffisante de l’ennemi commun et comme un aveu de ses torts,séchèrent leurs yeux et prirent la chose en bonne part.Mlle Miggs fit remarquer qu’elle ne voulait de mal à personne,pas même à son plus grand ennemi, et qu’elle l’aimait d’autant plusau contraire qu’il lui infligeait une persécution plus cruelle.Mme Varden approuva hautement cet esprit de douceur et declémence, et déclara incidemment, comme si c’eût été une desclauses du traité de paix, que Dolly l’accompagnerait ce soir mêmeà la succursale de l’Association siégeant à Clerkenwell. Ce fut làun exemple extraordinaire de sa grande prudence et de sa politique.Il y avait bien longtemps qu’elle visait à ce résultat, et, commeelle soupçonnait secrètement que le serrurier (toujours hardilorsqu’il était question de sa fille) ne manquerait pas d’y fairedes objections, si elle avait tant soutenu Mlle Miggs tout àl’heure, c’était pour le prendre à son désavantage. La manœuvreréussit à souhait. Gabriel se contenta de faire une grimace, et,pour ne pas s’attirer une seconde scène comme celle de tout àl’heure, il n’osa pas dire un seul mot.

Miggs y gagna de Mme Varden une robe etde Dolly une demi-couronne, pour la récompenser de s’êtreéminemment distinguée dans le sentier de la vertu et de lasainteté. Mme Varden, selon sa coutume, exprima l’espoir quece qui venait de se passer serait pour Varden une leçon qui luiapprendrait à tenir une plus généreuse conduite à l’avenir.

Le dîner s’étant refroidi, et personne n’ayantgagné beaucoup d’appétit durant cette scène, on continua le repas,comme dit Mme Varden, « en chrétiens. »

La grande parade des volontaires royaux deLondres oriental devait avoir lieu dans l’après-midi ; leserrurier ne travailla donc pas davantage, mais il s’assit à sonaise, la pipe à la bouche et son bras autour de la taille de sajolie fille, regardant de temps en temps Mme Varden d’un airaimable, et ne montrant du sommet de sa tête à la plante de sespieds qu’une surface souriante de bonne humeur. Et bien sûr,lorsque vint l’heure de revêtir son uniforme, et que Dolly, sesuspendant autour de lui avec toute sorte de poses gracieuses etdes plus séduisantes, l’aida à se boutonner, à se boucler, à sebrosser et à entrer dans l’un des habits les plus justes qu’aitjamais faits tailleur en ce monde, c’était bien le plus orgueilleuxpère de toute l’Angleterre.

« Ah ! la bonne pièce ! dit leserrurier à Mme Varden, qui était debout à l’admirer les brascroisés (car, après tout, elle était un peu fière de son martialépoux), tandis que Miggs lui tendait le chapeau et le sabre àlongueur de bras, comme si elle eût craint que ce dernier ne passâtde son chef au travers du corps de quelqu’un ; mais, Doll, machère, n’épouse jamais un soldat. »

Dolly ne demanda pas pourquoi, ni ne ditmot ; mais elle baissa bien bas la tête pour attacher leceinturon.

« Je ne porte jamais cet uniforme, ditl’honnête Gabriel, que je ne pense au pauvre Joe Willet. J’aimaisJoe ; il a toujours été mon favori. Pauvre Joe !… Tudieu,ma fille, ne me serre donc pas si fort ! »

Dolly se mit à rire ; mais ce n’était passon rire habituel ; c’était le plus étrange petit rire dumonde. Et elle pencha la tête encore plus bas.

« Pauvre Joe ! reprit le serrurieren marmottant ces mots entre ses dents ; j’ai toujoursregretté qu’il ne fût pas venu me trouver. J’aurais rétabli le bonaccord entre eux, s’il était venu. Ah ! le vieux John s’estbien trompé dans sa manière de traiter ce garçon… oh ! oui,fièrement trompé… Aurez-vous bientôt attaché mon ceinturon, machère ? »

Il fallait que ce ceinturon fût malfait ! il venait encore de se détacher, et le voilà quitraînait à terre. Dolly fut obligée de s’agenouiller et derecommencer de plus belle.

« Qu’est-ce que vous avez besoin deparler du jeune Willet, Varden ? dit sa femme en fronçant lesourcil ; est-ce que vous ne pourriez pas nous parler dequelque chose de plus intéressant ? »

Mlle Miggs fit un grand reniflement quiavait le même sens.

« Allons ! Marthe, cria leserrurier ; ne soyons pas trop sévères à son égard. Si cegarçon est mort, soyons du moins affectueux pour sa mémoire.

– Un fugitif et un vagabond ! »dit Mme Varden.

Mlle Miggs exprima comme auparavantqu’elle partageait l’avis de sa maîtresse.

« Un fugitif, ma chère, mais non pas unvagabond, répliqua doucement le serrurier. Il se conduisait bien,Joe, toujours bien, et c’était un beau et brave garçon. Nel’appelez pas un vagabond, Marthe. »

Mme Varden toussa… et Miggs fit demême.

« Et qui a bien fait tout ce qu’il a pupour gagner votre estime, Marthe, je vous en réponds, ajouta leserrurier en souriant et en se caressant le menton. Ah !oui ; il a bien fait ce qu’il a pu. Un soir, il me semble quec’est hier, il me suivit à la porte du Maypole, et me pria de nepas dire qu’on le traitait chez lui comme un petit garçon… de nepas le dire ici, à la maison, c’était comme cela qu’ill’entendait ; quoique sur le moment, je m’en souviens, je nel’eusse pas compris. » Et comment va Mlle Dolly,monsieur ? » me disait-il, poursuivit le serrurier, enrêvant avec tristesse. Ah ! pauvre Joe !

– Bon, je vous avertis, moi, cria Miggs.Oh ! miséricorde divine !

– Eh bien ! qu’est-ce qu’il vousprend ? dit Gabriel en se retournant vivement vers laservante.

– Eh mais, est-ce que ne voilà pasMlle Dolly, dit Miggs, en se baissant pour regarder sa jeunemaîtresse en face, qui verse un torrent de larmes ? Oh,mame ! oh, monsieur ! vraiment ça me retourne au point,cria l’impressionnable camériste en pressant son côté de sa mainpour arrêter les palpitations de son cœur, que vous me ferieztomber morte, rien qu’en me touchant du bout d’uneplume. »

Le serrurier, après un coup d’œil àMlle Miggs, comme s’il eût souhaité qu’on lui apportât uneplume tout de suite, jeta des yeux effarés sur Dolly, quis’enfuyait, suivie de cette jeune femme pleine de sympathie ;puis, se tournant vers son épouse, il balbutia : « Dollyserait-elle malade ? Est-ce que c’est moi qui lui ai faitquelque chose ? Est-ce que c’est ma faute ?

– Votre faute ! cria Mme Vardend’un air de reproche. Là ! vous auriez mieux fait de vousdépêcher de partir.

– Qu’est-ce que j’ai donc fait ? ditle pauvre Gabriel. Il avait été convenu que jamais le nom deM. Édouard en serait prononcé, je n’ai pas parlé de lui ;est-ce que j’en ai parlé ? »

Mme Varden répliqua purement etsimplement qu’elle perdait patience, et s’élança après les deuxautres. L’infortuné serrurier attacha son ceinturon, ceignit sonsabre, mit son chapeau et sortit.

« Je ne suis pas bien ferré surl’exercice, dit-il à voix basse, mais je me tirerai encore mieuxd’affaire de cette besogne-là que de celle-ci. Chaque homme estvenu au monde pour quelque chose ; mon département semble êtrede faire pleurer toutes les femmes sans le vouloir. C’est un peufort ! »

Mais il n’avait pas encore atteint le bout dela rue qu’il avait déjà oublié cet incident. Il continua son cheminavec une figure rayonnante, faisant un signe de tête en passantdevant chaque voisin, et répandant autour de lui ses salutationsamicales comme une douce pluie de printemps.

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