Barnabé Rudge – Tome I

Chapitre 27

 

M. Haredale resta immobile dans la salleà manger de la veuve avec la clef de la porte à la main, regardanttour à tour M. Chester et Gabriel Varden, abaissant mêmeparfois ses yeux sur la clef comme dans l’espoir que, de son pleingré, elle lui ferait pénétrer le mystère, jusqu’à ce queM. Chester, mettant son chapeau et ses gants, et s’informantd’une voix suave s’ils allaient dans la même direction, le rappelaà lui-même.

« Non, dit-il, nos routes sont bienopposées, énormément, comme vous savez. Quant à présent, jeresterai ici.

– Vous allez broyer du noir,Haredale ; vous allez être malheureux, mélancolique,profondément misérable, répliqua l’autre. C’est le pire endroitpour un homme de votre caractère. Je sais que vous y aurez la mortdans l’âme.

– Soit, dit M. Haredale ens’asseyant ; donnez-vous le plaisir de le croire.Bonsoir ! »

Feignant de ne s’être pas du tout aperçu dubrusque mouvement qui rendait cet adieu équivalent à un congé,M. Chester y répondit par une bénédiction aimable et biensentie, puis il demanda à Gabriel de quel côté il allait.

« Ce serait trop d’honneur pour un hommecomme moi, que de suivre le même chemin que vous, repartit Gabrielen hésitant.

– Je désire que vous demeuriez ici unpetit instant, Varden, dit M. Haredale, sans les regarder.J’ai deux mots à vous dire.

– Je ne ferai pas obstacle à votreconférence, un moment de plus, dit M. Chester avec uneinconcevable politesse. Puisse-t-elle avoir pour vous deux desrésultats satisfaisants ! Dieu vous garde ! »

Alors il accorda au serrurier le plusresplendissant sourire, et les quitta.

« Que voilà un raboteux personnage, sedit-il en marchant dans la rue, un véritable ours mal léché !c’est une atrocité qui porte avec soi son propre châtiment. Cethomme-là se ronge le cœur. Et voilà un des inestimables avantagesd’avoir un parfait empire sur ses propres inclinations. J’ai ététenté cinquante fois pendant ces deux courtes entrevues de dégainercontre ce garçon. Cinq hommes sur six auraient cédé à leurimpulsion. En reprenant la mienne, je lui ai fait une blessure plusprofonde et plus mordante que si je fusse la meilleure lame detoute l’Europe, et lui la plus mauvaise. Vous êtes bien la dernièreressource de l’homme d’esprit, dit-il en tapant la garde de sonépée, nous ne devons en appeler à vous qu’après avoir épuisé toutle reste. Si l’on commençait par vous dégainer, on ferait trop deplaisir à ses adversaires ; c’est un procédé de spadassin quin’est bon que pour des barbares, mais tout à fait indigne d’unhomme qui a la plus lointaine prétention à des sentiments raffinéset délicats. »

Il sourit d’une manière si agréable en secommuniquant à lui-même ces réflexions, qu’un gueux s’enhardit àl’accompagner pour avoir l’aumône, et à le suivre à la pistependant quelque temps. M. Chester fut charmé de cet incident,qu’il regarda comme une espèce d’hommage rendu au pouvoir de saphysionomie et, pour l’en récompenser, il voulut bien lui permettrede l’escorter jusqu’à ce qu’il eût appelé une chaise, alors, il lecongédia gracieusement avec un « Dieu vousassiste ! » plein de ferveur.

« Cela ne coûte pas plus que de l’envoyerau diable ajouta-t-il judicieusement en prenant place, et cela siedmieux à la physionomie… À Clerkenwell, s’il vous plaît, mes bonnescréatures ! » Paroles courtoises qui donnèrent des ailesaux porteurs, et les voilà partis pour Clerkenwell d’un joli petittrot.

Mettant pied à terre à un certain endroitqu’il leur avait indiqué en route, et les payant un peu moins queces braves gens ne s’y attendaient pour le port d’un gentleman sibien élevé, il entra dans la rue où habitait le serrurier ets’arrêta bientôt sous l’ombre de la clef d’or. M. Tappertitqui travaillait dur à la lumière de la lampe dans un coin del’atelier, ne s’aperçut pas de la présence du visiteur jusqu’à cequ’une main posée sur son épaule lui fît tourner la tête ensursaut.

« L’industrie, dit M. Chester, estl’âme des affaires, et la clef de voûte de la prospérité. MonsieurTappertit, j’espère bien que vous m’inviterez à dîner quand vousserez lord-maire de Londres.

– Monsieur, dit l’apprenti en déposantson marteau et se frottant le nez avec le dos d’une main couvertede suie, je méprise le lord-maire et tout ce qui se rattache à sapersonne. Il nous faudra un autre état social, monsieur, avant quevous m’attrapiez à être lord-maire. Comment vous portez-vous,monsieur ?

– Mieux encore, monsieur Tappertit,depuis que je revois votre figure pleine d’une honnête franchise.Vous vous portez bien, j’espère ?

– Je me porte aussi bien, monsieur, ditSim en se redressant pour rapprocher de l’oreille du gentleman unrauque chuchotement, que peut se porter un homme sous l’empire desvexations auxquelles je suis exposé. La vie m’est à charge. Si cen’était l’espoir de la vengeance, je jouerais ma vie à pile ou faceen un coup.

– Mme Varden est-elle céans ?dit M. Chester.

– Monsieur, répliqua Sim, en lui lançantune œillade d’une expression concentrée, elle y est. Souhaitez-vousde la voir ? »

M. Chester fit un signe affirmatif.

« Alors venez par ici, monsieur, dit Simen s’essuyant le visage sur un tablier de cuir ; suivez-moi,monsieur. Voulez-vous me permettre de vous chuchoter à l’oreille untout petit mot ?

– Certainement. »

M. Tappertit se haussa sur la pointe dupied, appliqua ses lèvres à l’oreille de M. Chester, retira satête sans dire quoi que ce soit, le regarda fixement, appliquaderechef ses lèvres à l’oreille de l’autre, retira encore sa tête,et finit par chuchoter :

« Son nom est Joseph Willet. Chut !je ne vous en dis pas davantage. »

Ayant dit tout cela, il fit signe au visiteurde le suivre à la porte de la salle à manger, où il l’annonça duton d’un huissier du roi :

« M. Chester, et non pasM. Édouard, remarquez bien, » dit Sim, en jetant unnouveau coup d’œil dans la salle, et ajoutant en guise depost-scriptum de son cru : « C’est son père.

– Mais pourtant, que son père, ditM. Chester en s’avançant le chapeau à la main, lorsqu’il eutremarqué l’effet de cette dernière explication, que son père nevous dérange ni ne vous gêne en rien dans vos occupationsdomestiques, mademoiselle Varden.

– Ah ! bon, maintenant. N’est-ce pasce que je dis toujours ? s’écria Miggs en claquant des mains.Il a pris madame pour sa propre fille. Vraiment oui, qu’elle en atout l’air, c’est un fait. Rappelez-vous seulement ce que je vousdisais, mame !

– Est-il possible, dit M. Chester deson accent le plus divin, que j’aie l’honneur de parler à madameVarden ? je suis confondu. Cette jeune personne n’est pasvotre fille, madame Varden ? ce n’est pas possible. C’estvotre sœur.

– C’est ma fille, monsieur, en vérité,répliqua Mme Varden en rougissant d’une façon toutejuvénile.

– Ah ! madame Varden ! cria levisiteur. Ah ! madame, on n’a certes pas à se plaindre de sonlot, quand on a l’avantage de se reproduire dans ses enfants sanscesser d’être aussi jeune qu’eux. Vous permettrez que je vousembrasse, comme cela se fait à la campagne, ma chère madame, etvotre fille également. »

Dolly montra quelque répugnance à accomplircette cérémonie ; mais elle fut vertement gourmandée parMme Varden, qui insista pour qu’elle ne se fît pas prier, et« dépêchons. » Car l’orgueil, dit-elle avec une grandesévérité, était l’un des sept péchés mortels, tandis que l’humilitéde cœur était une vertu. C’est pourquoi elle voulut que Dolly selaissât embrasser immédiatement, sous peine de lui causer un justedéplaisir ; elle insinua en même temps que tout ce qu’ellevoyait faire à sa mère, elle pouvait le faire elle-même en toutesûreté de conscience, sans se donner la peine de raisonner ni deréfléchir sur ce sujet : ce qui serait d’ailleurs un manque derespect, et par conséquent une contravention directe au catéchismede l’Église établie.

Ainsi admonestée, Dolly s’exécuta, quoique pasdu tout volontiers, car il y avait sur la figure de M. Chesterun regard admiratif trop prononcé, bien qu’une exquise politessecherchât à en amortir la hardiesse, et ce regard la mettait fortmal à son aise. Comme elle se tenait les yeux baissés, ne sesouciant pas de les lever et de rencontrer ceux du gentleman, il laconsidéra d’un air approbatif, puis se tournant vers lamère :

« Mon ami Gabriel (dont je n’ai fait laconnaissance que ce soir même) doit être un heureux homme, madameVarden.

– Ah ! soupira Mme Varden ensecouant sa tête.

– Ah ! répéta Miggs comme unécho.

– Est-il possible ? ditM. Chester avec compassion. Ah ! mon Dieu !qu’est-ce que vous me dites là ?

– Le bourgeois serait bien fâché,monsieur, murmura Miggs en se rapprochant de guingois du côté deM. Chester, de ne pas se montrer aussi reconnaissant que sanature le lui permet pour tout ce qu’il peut apprécier dans lemérite des personnes qui lui appartiennent. Mais, vous savez,monsieur, dit Miggs en regardant latéralement Mme Varden etentrelaçant son discours d’un soupir, nous ne connaissonsquelquefois tout le prix de notre vigne et de notrefiguier[25] quequand nous les avons perdus. Tant pis pour ceux qui en font fi,monsieur, et qui ont ce tort sur leurs consciences, quand lesfruits sont allés s’épanouir ailleurs. » Et Mlle Miggsleva les yeux en l’air, pour indiquer où cela pouvait être.

Comme Mme Varden entendait distinctementtout ce que disait Miggs à l’intention de sa maîtresse, et que cesmots semblaient présenter en termes métaphoriques un présage ou uneprédiction, et lui annoncer que, à une période quelconque maisprématurée, elle s’affaisserait sous ses épreuves, et fuirait d’unfacile essor vers les astres, elle commença aussitôt à devenirlanguissante, et, prenant sur une table voisine un volume duManuel protestant, elle y appuya son bras comme si elleeût été l’Espérance et ce livre son ancre. M. Chester s’enapercevant, et voyant sur le dos du volume le titre de l’ouvrage,le lui retira doucement des mains et en tourna les feuilletslégers.

« Mon livre favori, chère madame. Que defois, oui, que de fois dans son plus jeune âge, à une époqueantérieure à ses souvenirs (cette clause était strictement vraie),j’ai tiré de petites leçons de morale facile des pages de monManuel pour mon cher fils Ned ! Vous connaissezNed ? »

Mme Varden dit qu’elle avait cet honneur,et que c’était un beau et gracieux jeune homme.

« Vous êtes mère, madame Varden, ditM. Chester en prenant une prise de tabac, et vous savez ce queje ressens, moi son père, lorsqu’on en fait l’éloge. Il me causequelque peine, beaucoup de peine, il est d’une nature vagabonde,madame ; il voltige de fleur en fleur, de douce amie en douceamie mais à l’âge qu’il a, on peut être papillon, et il ne nousfaut pas être sévères pour de pareilles bagatelles »

Il regarda Dolly. Elle était tout oreillesC’était justement ce qu’il désirait.

« La seule chose que je trouve à rediredans ce petit trait de caractère chez Ned, dit M. Chester etla mention de son nom me remémore, en passant, que j’ai à vousdemander la faveur d’une minute d’entretien particulier, la seulechose que j’y trouve à redire, c’est qu’il y a là un défaut desincérité. Or, j’ai beau m’efforcer de déguiser le fait à mespropres yeux, par suite de mon affection pour Ned, il n’en est pasmoins vrai que j’en reviens toujours à dire que si nous ne sommespas sincères, nous ne sommes rien… rien sur terre. Soyons sincères,ma chère madame.

– Et protestants, murmuraMme Varden.

– Et protestants par-dessus touteschoses. Soyons sincères et protestants, strictement moraux,strictement justes (quoique toujours en inclinant versl’indulgence), strictement honnêtes et strictement vrais, et nous ygagnons. C’est un faible point, sans doute mais encore est-cequelque chose de palpable, nous y gagnons de jeter les assises, etpour ainsi parler, les fondements solides sur lesquels il nous estpossible plus tard d’élever quelque bel édifice.

– Voilà, certainement, pensaMme Varden, voilà un parfait modèle d’honnêteté, voilà unhomme plein de douceur et de droiture, un chrétien accompli. Aprèsavoir conquis ces qualités si difficiles à acquérir, après avoirattrapé toutes les vertus cardinales en leur mettant un grain desel sur la queue, il n’y attache pas plus d’importance qu’à rien dutout, il a l’air de ne pas savoir seulement la valeur de cestrésors précieux »

Car la bonne dame ne douta pas (c’est toujourscomme cela que font les bonnes dames, et, en général, les bonnesgens), qu’il ne fallût prendre au mot ces déclarations du méprisqu’on fait de soi-même, ce peu de valeur qu’on accorde à de grandeschoses qu’on possède, cet air de dire : « Je ne suis pasorgueilleux, je suis ce que vous voyez, mais je ne me crois paspour cela meilleur que les autres ; changeons de conversation,je vous prie. » Au reste, il vous avait inventé cela, et ilvous l’avait débité avec tant de modestie, qu’il avait l’air de nepas pouvoir s’en empêcher, ce qui en rendait l’effet plusmerveilleux encore.

S’apercevant de l’impression qu’il avait faite(il n’y avait personne comme lui pour s’en rendre compte),M. Chester redoubla ses coups en avançant certaines maximesvertueuses, quelque peu vagues et générales, sans doute, quiavaient bien parfois le cachet de ces vérités banales et usées quimontrent la corde, mais énoncées d’une voix si charmante, et avecun calme d’esprit et une sérénité si rares, qu’elles atteignaientle même but que si elles eussent été des plus saisissantes. Et iln’y a pas à s’en étonner : car, de même qu’un vase creuxproduit, en tombant, un son bien plus musical que ceux qui sontpleins et solides, ainsi l’on trouve souvent que des opinions videset creuses sont celles qui retentissent le mieux dans le monde, etsont les plus goûtées.

M. Chester, tenant d’une main le volumemollement étendu, et laissant l’autre légèrement plantée sur sapoitrine, parla de la façon la plus délicieuse, et enchanta tout àfait ses divers auditeurs, en dépit de la lutte de leurs intérêtset de leurs pensées. Même Dolly, qui, entre le regard perçant deM. Chester et l’œillade fascinatrice de M. Tappertit,était toute décontenancée, ne put pas s’empêcher d’avouer au dedansde soi qu’elle n’avait jamais vu de gentleman doué d’une paroleaussi emmiellée que celui-là. Même Mlle Miggs, qui étaitpartagée entre son admiration pour M. Chester et la jalousiemortelle que lui inspirait sa jeune maîtresse, eut le loisir des’apaiser. Même M. Tappertit, quoique occupé, comme nousl’avons dit, à contempler les délices de son cœur, ne put pascomplètement soustraire ses pensées à la voix de l’autreenchanteur. Quant à Mme Varden. selon son opinion personnelleet intime, elle n’avait jamais autant profité de sa vie ni de sesjours, et lorsque M. Chester, se levant et sollicitant lapermission de l’entretenir en particulier, lui eut offert la mainet l’eut conduite en haut dans le grand salon, à longueur de bras,elle le considéra presque comme un être surhumain.

« Chère madame, dit-il en pressantdélicatement la main de sa dame sur ses lèvres, veuillez vousasseoir. »

Mme Varden prit tout à fait un air decour et s’assit.

« Vous soupçonnez mon dessein ? ditM. Chester en tirant une chaise vers elle ; vous devinezmon but ? Je suis un père plein de tendresse, ma chère madameVarden.

– J’en suis bien sûre, monsieur, ditMme Varden.

– Je vous remercie, répliquaM. Chester en tapant le couvercle de sa tabatière. Les pèreset les mères ont de lourdes responsabilités morales, madameVarden. »

Mme Varden leva légèrement ses mains,secoua sa tête, et regarda le plancher, comme si elle plongeaittout droit ses yeux au travers du globe, d’un bout à l’autre, etdans l’immensité de l’espace au delà.

« Je peux me fier à vous, ditM. Chester, m’y fier sans réserve. J’aime mon fils, madame,avec tendresse ; et, l’aimant comme je fais, je voudrais lesauver d’une misère certaine. Vous savez quelque chose de sonattachement pour Mlle Haredale. Vous l’avez favorisé, et il yavait beaucoup de bonté de votre part à le faire. Je vous suis trèsobligé, profondément obligé, de l’intérêt que vous avez témoigné àson égard ; mais, ma chère madame, vous vous êtes méprise, jevous assure. »

Mme Varden balbutia qu’elle étaitfâchée.

« Fâchée, ma chère madame ?répondit-il en l’interrompant. Ne soyez nullement fâchée d’unechose si aimable, si bonne dans l’intention, si parfaitement dignede vous. Mais il y a de graves et fortes raisons, de pressantesconsidérations de famille, et même, en les écartant, desdifficultés dans la différence de religion, qui se mettent entravers de leurs sentiments, et rendent leur union impossible, toutà fait impossible. J’aurais exposé ces circonstances à votremari ; mais il n’a pas, vous m’excuserez de parler sifranchement, il n’a pas votre vivacité à saisir les choses, nivotre profondeur de sens moral… Que cette maison-ci a un aspectagréable, et qu’elle est admirablement tenue ! Pour un hommecomme moi, veuf depuis si longtemps, ces marques du soin et de lasurveillance d’une femme ont des charmes inexprimables. »

Mme Varden commença à penser (sans tropsavoir pourquoi), que M. Chester fils devait avoir tort, etque M. Chester père devait avoir raison.

« Mon fils Ned, reprit le tentateur, deson air le plus séduisant, a eu, m’a-t-on dit, l’aide de votreaimable fille, et de votre mari, un homme franc comme l’or.

– Beaucoup plus que la mienne, monsieur,dit Mme Varden, infiniment plus. J’ai eu souvent mes doutes.C’est un…

– Un mauvais exemple, suggéraM. Chester. « Oui, c’en est un. Il n’y a pas de doutelà-dessus, c’en est un. Votre fille est d’âge à ce qu’on doiveéviter de mettre sous ses yeux un encouragement pour des jeunesgens à se révolter contre leurs parents sur un point de la plushaute importance ; c’est un acte tout à fait imprudent. Vousavez parfaitement raison. J’aurais dû y songer moi-même ; maiscela m’a échappé, je le confesse, tant votre sexe est supérieur aunôtre, chère madame, sous le rapport de la pénétration et de lasagacité. »

Mme Varden prit un air aussi avisé que sielle eût réellement dit quelque chose qui méritât cecompliment ; elle finit par en avoir la conviction, et sa foidans sa propre habileté s’en accrut considérablement.

« Ma chère madame, dit M. Chester,vous m’enhardissez à vous parler franchement : mon fils et moinous sommes en désaccord sur cet article ; la jeune demoiselleet son tuteur le sont également. Bref, pour conclure, mon fils estobligé, au nom de ses devoirs envers moi, de son honneur, des liensles plus solennels, d’en épouser une autre.

– Il a pris l’engagement d’épouser uneautre demoiselle ? dit Mme Varden en levant sesmains.

– Ma chère madame, il a été élevé,instruit, formé expressément dans cette vue, expressément danscette vue. Mlle Haredale, m’a-t-on dit, est une très charmantecréature ?

– Je l’ai nourrie, je dois laconnaître ; c’est la meilleure demoiselle que je connaisse,dit Mme Varden.

– Je n’ai pas là-dessus le moindre doute,elle l’est, j’en suis sûr. Et vous, qui avez eu ces tendresrelations avec elle, vous n’en êtes que plus obligée de consulterson bonheur. Maintenant puis-je, moi, comme je l’ai dit à Haredale,qui en tombe d’accord, puis-je être là, et souffrir qu’elle sejette (bien qu’elle soit d’une famille catholique) dans les brasd’un jeune homme qui, quant à présent, n’a pas du tout desentiments du cœur ? Ce n’est pas lui faire de tort que dedire qu’il n’en a pas, car les jeunes gens qui se sont plongés aufond des frivolités et des habitudes convenues de la société, enont très rarement. Le cœur ne leur pousse jamais, ma chère madame,qu’après la trentaine ; je ne crois pas, non, je ne crois pasque j’eusse moi-même un cœur quand j’étais à l’âge de Ned.

– Oh ! monsieur, ditMme Varden, je pense que vous devez en avoir eu un ; vousen avez trop aujourd’hui pour n’en avoir pas toujours eu.

– J’aime à espérer, répondit-il enhaussant les épaules avec humilité, que j’en ai eu un peu, un toutpetit peu, le ciel le sait ! Mais, pour en revenir à Ned, jene doute pas que vous n’ayez pensé, quand vous avez eu la bonté devous entremettre en sa faveur, que je ne rendais pas justice àMlle Haredale, c’est bien naturel ! Mais point du tout,ma chère madame, c’est contre lui, contre lui seul que portent mesobjections. Je le répète énergiquement, contre Nedlui-même. »

Mme Varden resta ébahie de cetterévélation.

« Il a, s’il remplit en homme d’honneurl’engagement solennel dont je vous ai parlé (et il faut qu’il soitun homme d’honneur, ma chère madame Varden, ou il ne serait pas monfils), une fortune sous la main. Avec ses habitudes dispendieuses,ruineuses, si, dans un moment de caprice et d’entêtement, ilépousait cette jeune demoiselle et se privait par là des moyens decontenter les goûts auxquels il a été si longtemps accoutumé, ilbriserait, ma chère madame, le cœur de cette douce créature. MadameVarden, ma bonne dame, ma chère âme, je m’en rapporte à vous :est-ce là un sacrifice qu’il faille souffrir ? le cœur d’unefemme est-il une chose à laisser traiter d’une façon silégère ? Interrogez le vôtre, ma chère madame, interrogez levôtre, je vous en supplie.

– Vraiment, pensa Mme Varden, cegentleman est un saint. Mais, ajouta-t-elle à haute voix et biennaturellement, si vous ôtez à Mlle Emma celui qu’elle aime,que deviendra donc, monsieur, le cœur de cette pauvre jeunefille ?

– C’est juste le point, ditM. Chester sans être du tout déconcerté, où je désirais vousamener. Un mariage avec mon fils, que je serais contraint dedésavouer, n’aurait d’autre suite que des années de misère, ils sesépareraient, ma chère madame, au bout d’un an. Rompre cetattachement, qui est plus imaginaire que réel, comme vous et moi lesavons très bien, coûtera seulement quelques larmes à cette chèreenfant ; mais cela ne l’empêchera pas d’être heureuse après.Jugez-en par le cas de votre propre fille, la jeune demoiselle quiest en bas, votre vivante image. » Mme Varden toussa etsourit ingénument. « Il y a un jeune homme (je suis fâché dele dire, un garçon débauché, d’une réputation très médiocre) dontj’ai entendu parler à mon fils Ned. Il s’appelle Boulet, Poulet ouMollet.

– Je connais un jeune homme appelé JosephWillet, monsieur, dit Mme Varden en croisant ses mains avecdignité.

– C’est cela, cria M. Chester.Supposez que ce Joseph Willet voulût aspirer aux affections devotre charmante fille, et fît tout ce qu’il pourrait pour yréussir.

– Il faudrait qu’il eût une fièreimpudence, interrompit Mme Varden, d’oser penser à pareillechose !

– Ma chère madame, c’est exactement lemême cas ; ce serait une grande impudence, et voilàl’impudence que je reproche à Ned. Mais vous ne voudriez pas pourcela, j’en suis sûr, dût-il en coûter quelques larmes à votrefille, vous abstenir d’étouffer leurs inclinationsnaissantes ; c’est ce que j’aurais voulu dire à votre mariquand je l’ai vu ce soir chez Mme Rudge…

– Mon mari, dit Mme Varden eninterrompant avec émotion, ferait beaucoup mieux de rester à lamaison que d’aller chez Mme Rudge si souvent. Je ne sais cequ’il va faire là. Je ne sais pas quel motif il peut avoir,monsieur, de se mêler du tout des affaires de Mme Rudge.

– Si je ne vous parais pas exprimer monadhésion aux sentiments que vous venez de manifester, répliquaM. Chester, tout à fait avec autant de force que vous lesouhaiteriez peut-être, c’est parce que je dois à sa présence en celieu, ma chère madame, et à son peu de goût pour la conversation,d’être venu ici vous trouver vous-même ; c’est ce qui m’aprocuré le bonheur de cet entretien avec une personne dans laquellesont concentrées, à ce que je vois, l’entière direction, laconduite et la prospérité de la famille. »

Cela dit, il reprit la main deMme Varden, et l’ayant pressée sur ses lèvres avec la suprêmegalanterie du jour, un peu chargée, pour qu’elle frappât davantageles yeux inaccoutumés de la bonne dame, il continua, en employantle même mélange de sophismes et de cajoleries, à la supplier defaire tout son possible pour que son mari et sa fille n’aidassentplus Édouard dans sa recherche de la main de Mlle Haredale, etne favorisassent plus, par aucune démarche, l’un ou l’autre desdeux jeunes gens. Mme Varden n’était qu’une femme, et elleavait sa part de vanité, d’obstination, d’amour du pouvoir. Ellesigna donc un traité d’alliance offensive et défensive avec soninsinuant visiteur ; et réellement elle crut, comme eussentfait beaucoup d’autres qui le voyaient et l’entendaient, qu’enagissant ainsi elle poussait de toutes ses forces au progrès de lavérité, de la justice et de la moralité.

Plein de joie du succès de sa négociation, etsingulièrement amusé dans son for intérieur, M. Chester laconduisit en bas avec les mêmes cérémonies, puis, sans oublier laplus agréable, celle de l’embrassade, y compris encore Dolly, il seretira, non sans avoir complété la conquête du cœur deMlle Miggs, en demandant si « cette jeunedemoiselle » voudrait bien l’éclairer jusqu’à la porte.

« Oh ! mame, dit Miggs, lorsqu’ellerevint avec la chandelle ; oh ! miséricorde, mame, envoilà un gentleman ! Y a-t-il jamais eu un ange pour parlercomme lui ? et un homme qui a l’air si avenant, si droit et sinoble qu’il semble mépriser le sol même sur lequel il marche ;et cependant d’une douceur et d’une condescendance si grandes qu’ilsemble dire : « N’ayez pas peur : je ne lui feraipas de mal. » Et penser qu’il vous prend pour Mlle Dolly,et qu’il prend Mlle Dolly pour votre sœur ! Oh, bontédivine ! si j’étais le bourgeois, croyez-vous que je ne seraispas jaloux ? »

Mme Varden blâma sa servante de cesparoles légères ; mais doucement, très doucement, d’unemanière tout à fait souriante en vérité ; remarquant, pourl’excuser, que c’était une fille un peu folle, étourdie, une têtelégère, dont l’humeur vive l’emportait au delà des bornes, et quine pensait pas la moitié de ce qu’elle disait ; que, sanscela, elle se fâcherait contre elle.

« Pour ma part, dit Dolly d’un airpensif, je suis bien tentée de croire que M. Chester ressembleun peu à Miggs sous ce rapport. Avec toute sa politesse et son beaulangage, je suis presque sûre qu’il se moquait de nous, et tout dulong.

– Si vous vous hasardez à dire encorechose pareille, et à parler mal des gens derrière leur dos en maprésence, mademoiselle, dit Mme Varden, j’exigerai que vouspreniez une lumière pour aller vous coucher tout de suite. Commentosez-vous, Dolly ? Vous m’étonnez. Toute votre conduite cesoir a été d’une rudesse choquante. A-t-on jamais entendu, cria lamatrone furieuse et fondant en larmes, une fille dire à sa mèrequ’on se moquait d’elle ? »

Il faut avouer que Mme Varden justifiaitbien sa réputation d’avoir une humeur incertaine.

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