Barnabé Rudge – Tome I

Chapitre 19

 

La jolie petite tête de Dolly Varden étaitencore éperdue des divers souvenirs de la soirée, et ses yeuxbrillants étaient encore éblouis d’une foule d’images qui dansaientdevant eux comme des atomes dans les rayons du soleil ; parmices images figurait spécialement l’effigie d’un de ses partenaires,jeune carrossier (avec brevet de maître), lequel lui avait donné àentendre, en lui offrant la main pour la conduire à sa chaise aumoment du départ, que son idée fixe et sa résolution irrévocableétaient de négliger désormais ses affaires, et de mourir lentementd’amour pour elle. La tête de Dolly et ses yeux, disons-nous, etses pensées, et tous ses sens se trouvaient donc dans un étatd’agitation désordonnée que la soirée justifiait bien, quoiqu’elleeût déjà trois jours de date, lorsque, au moment où, assise àtable, au déjeuner, et fort distraite, elle lisait sa bonneaventure (c’est-à-dire de beaux mariages et de splendides fortunes)dans le résidu de sa tasse à thé, on entendit un pas dans laboutique. On aperçut en même temps, par la porte vitrée,M. Édouard Chester, debout au milieu des serrures et des clefspleines de rouille, tel que l’Amour au milieu des roses :comparaison d’une justesse dont l’historien ne peut nullement sefaire honneur, attendu que l’invention appartient à un autre, à lachaste et modeste Miggs, qui, voyant le jeune homme du seuil de laporte, où elle était alors à nettoyer, se sentit en veine desentiment, et se permit dans la foi intérieure de son âme virginalecette similitude poétique.

Le serrurier, les yeux au plafond et la têteen arrière, était justement en ce moment dans le feu de sescommunications intimes avec Tobie, et il n’aperçut pas, pour sapart, la personne qui lui faisait visite, jusqu’à ce queMme Varden, plus vigilante que les autres, eût prié SimTappertit d’ouvrir la porte vitrée et de faire entrer le gentleman.Et notez que la bonne dame ne fut pas fâchée de trouver son mari enfaute, pour lui faire une bonne morale à propos de rien, sur ceque, par exemple, prendre le matin une gorgée de petite bière,c’était une coutume pernicieuse, irréligieuse et païenne, dont lesdélices devaient être laissées à des pourceaux, à Satan, ou dumoins aux sectateurs du pape, et faire horreur aux justes comme uneœuvre de crime et de péché. Elle allait sans aucun doute pousserson admonition beaucoup plus loin ; elle y eût rattaché unelongue liste de préceptes d’une valeur inestimable, si le jeunegentleman, dont l’attitude était quelque peu gênée et décontenancéependant qu’elle sermonnait son mari, ne l’eût engagée à conclureprématurément.

« Vous m’excuserez, monsieur, j’en suisbien sûre, dit Mme Varden en se levant et lui faisant desrévérences. Varden est si irréfléchi, et il a tellement besoinqu’on lui rappelle… Sim, apportez une chaise. »

M. Tappertit obéit avec un geste pleind’une noble fierté, qui semblait dire qu’il ne voulait pas larefuser, mais qu’il protestait contre cet attentat à sadignité.

« Vous pouvez vous en aller, Sim, »dit le serrurier.

M. Tappertit obéit encore, mais toujourssous réserve de protestation ; et en retournant à l’atelier,il commença sérieusement à craindre qu’il ne fût obligé d’en venirà empoisonner son maître avant la fin de son apprentissage.

Pendant ce temps, Édouard répondit auxrévérences de Mme Varden par les compliments les mieuxappropriés ; cette dame en était toute rayonnante :aussi, quand il accepta une tasse de thé des belles mains de Dolly,la mère fut on ne peut plus agréable.

« Assurément, s’il y a quelque chose quenous puissions faire, Varden ou moi, ou bien Dolly elle-même, pourvous obliger, monsieur, n’importe quand, vous n’avez qu’à le dire,et ce sera fait, dit Mme Varden.

– Je vous suis fort obligé assurément,répliqua Édouard ; vous m’encouragez à vous dire que je suisjustement venu ici pour vous demander vos bons offices. »

Mme Varden fut enchantée outremesure.

« Il m’est venu à l’esprit queprobablement votre charmante fille irait à la Garenne soitaujourd’hui soit demain, dit Édouard en regardant Dolly ; s’ilen est ainsi, et que vous consentiez à ce qu’elle se charge decette lettre, vous m’obligerez, madame, plus que je ne saurais vousle dire. La vérité est que, malgré le plus vif désir que ma lettrearrive à sa destination, j’ai des raisons particulières pour ne pasla confier à tout autre moyen de transport ; ce qui fait que,sans votre aide, je serais dans un extrême embarras.

– Elle ne devait pas aller de ce côté-là,monsieur, ni aujourd’hui ni demain, ni en vérité de toute lasemaine prochaine, répliqua gracieusement la dame ; mais nousserons heureux de nous déranger pour vous, et, si vous lesouhaitez, vous pouvez compter qu’elle ira aujourd’hui. Voussupposeriez peut-être, ajouta Mme Varden, et elle regardaitson époux en fronçant le sourcil, à voir Varden assis là, sombre ettaciturne, qu’il a quelque objection à cet arrangement ; maisn’y faites pas attention, s’il vous plaît : c’est son habitudeà la maison ; car au dehors il est assez gai et assezcauseur. »

Or le fait est que l’infortuné serrurier,bénissant son étoile de ce qu’il trouvait sa compagne de si bonnehumeur, était resté assis avec une radieuse figure, et prenant unplaisir infini à l’entendre dégoiser si bien. Cette soudaineattaque le prit donc tout à fait au dépourvu.

« Ma chère Marthe, dit-il.

– Oh oui, bien sûr, interrompitMme Varden, avec un sourire où le dédain se mêlait àl’enjouement. Très chère ! nous savons tous cela.

– Mais, ma chère âme vous êtesentièrement dans l’erreur, vous vous méprenez en vérité. J’étaisravi de vous voir si bonne, si prompte à obliger ;j’attendais, ma chère, avec anxiété, je vous le jure, ce que vousalliez dire.

– Vous attendiez avec anxiété, répétaMme Varden. Oui vraiment, je vous remercie, Varden. Vousattendiez, comme vous faites toujours, que je pusse m’exposer àquelque reproche de votre part si vous trouviez matière à m’enfaire, mais je suis accoutumée à cela dit la dame avec un rire souscape d’un genre solennel, et c’est ce qui me console.

– Je vous donne ma parole. Marthe… ditGabriel.

– Laissez-moi vous donner ma parole, moncher, dit en l’interrompant sa femme avec un sourire charitable,que lorsqu’il y a de semblables discussions entre gens mariés, lemieux est d’y couper court. Nous mettrons donc ce sujet de côtés’il vous plaît, Varden. Je ne désire pas le poursuivre. J’auraisbeaucoup à dire, mais je préfère ne dire rien ; je vous priede n’en pas parler davantage.

– Je ne demande pas à en parlerdavantage, répliqua le serrurier piqué.

– Eh bien donc, en voilà assez, ditMme Varden.

– Seulement ce n’est pas moi qui aicommencé, ajouta le serrurier avec bonne humeur, vous devez lereconnaître.

– Vous n’avez pas commencé, Varden !s’écria sa femme en ouvrant de grands yeux et regardant lacompagnie à la ronde, comme si elle disait : Vous entendezcet homme ! Vous n’avez pas commencé. Varden, mais vousne direz pas que je fusse de mauvaise humeur. Non, vous n’avez pascommencé, oh ! mon Dieu non, ce n’est pas vous, moncher !

– Bien, bien, dit le serrurier, voilàdonc une affaire réglée.

– Oh oui, répliqua sa femme, tout à fait.S’il vous convient de dire que c’est Dolly qui a commencé, moncher, je ne vous contredirai pas, je connais mon devoir. J’aibesoin de le connaître, bien sûr, je suis souvent contrainte de mele représenter à l’esprit, quand j’aurais envie de l’oublier unmoment. Je vous remercie, Varden. » Et en parlant de la sorte,avec une puissante démonstration d’humilité et de clémence, ellecroisa ses mains et regarda encore à la ronde et son sourire disaitclairement : « Si vous voulez voir celle qui mérite lepremier rang parmi les femmes martyres, elle est ici, sous vosyeux, contemplez-la ! »

Ce petit incident, quoique bien propre à faireressortir la douceur et l’amabilité extraordinaires deMme Varden, était de nature à gêner la conversation et àdéconcerter tout le monde, sauf cette excellente dame : aussin’y eut-il que quelques monosyllabes échangés jusqu’à ce qu’Édouardse retirât ; ce qu’il fit bientôt, en remerciant un grandnombre de fois la maîtresse de la maison de sa condescendance, eten chuchotant à l’oreille de Dolly qu’il viendrait voir lelendemain s’il n’y avait pas par hasard réponse à son billet. Dollyvéritablement n’avait pas besoin qu’il le lui dit pour lesavoir : car Barnabé avec son ami Grip s’était glissé chezelle la veille au soir pour la préparer à la visite qu’ellerecevait en ce moment.

Gabriel accompagna Édouard à la porte de larue, et revint les mains dans ses poches ; puis, après avoirtourné dans la salle inquiet et mal à son aise, après avoir lancébeaucoup de coups d’œil obliques vers Mme Varden (qui avec laplus calme des physionomies était plongée à cinq brasses deprofondeur dans le Manuel Protestant), il interpella Dolly et luidemanda comment elle comptait aller à la Garenne. Dolly réponditque, selon sa supposition, elle s’y rendrait par la diligence, etregarda madame sa mère qui, voyant qu’on lui faisait un appelsilencieux, plongea dans le Manuel, et perdit conscience de touteschoses terrestres.

« Marthe, dit le serrurier.

– Je vous entends, Varden, dit sa femme,sans remonter à la surface.

– Je suis fâché, ma chère amie, que vousayez des préventions contre le Maypole et le vieux John : carsans cela, comme la matinée est très belle et que le samedi n’estpas pour nous un jour de besogne, nous aurions pu aller tous lestrois à Chigwell, et passer une journée tout à faitagréable. »

Mme Varden ferma immédiatement le Manuel,et fondant en larmes, demanda qu’on la conduisît en haut.

« Eh bien ! qu’avez-vous donc,Marthe ? » dit le serrurier.

À quoi Marthe répliqua : « Oh !ne me parlez pas, » et protesta dans une espèce d’agonie que,si on lui avait dit cela, elle n’aurait pas voulu croire que ce fûtpossible.

« Mais, Marthe, dit Gabriel en se plaçantsur son passage comme elle se mettait en route pour sa chambre avecl’aide de l’épaule de Dolly, qu’est-ce que vous n’auriez pas crupossible ? Dites-moi le nouveau tort que j’ai maintenant avecvous, voyons, dites-le-moi ; sur mon âme je ne le saispas ; le savez-vous, ma fille ? Damnation ! cria leserrurier en arrachant sa perruque dans une sorte de frénésie,personne ne le sait, non vraiment personne, à moins que ce ne soitMiggs !

– Miggs, dit Mme Vardenlanguissamment et avec des symptômes d’une extravagance imminente,Miggs m’est attachée, et cela suffit pour attirer sur elle la hainedans cette maison. Eh bien ! oui, cette fille est uneconsolation pour moi, si elle ne sait pas plaire à d’autres.

– Ce n’est pas toujours une consolationpour moi, cria Gabriel rendu audacieux par le désespoir. C’est lemalheur de ma vie. Elle vaut à elle seule toutes les plaiesd’Égypte !

– Il y a des gens qui le pensent, je n’endoute pas, dit Mme Varden. J’étais préparée à cela, c’estnaturel, cela va avec le reste. Lorsque vous m’insultez en face,comme vous le faites, puis-je m’étonner que vous l’insultiezderrière son dos ? »

Et ici l’extravagance allant son trainMme Varden pleura, rit, soupira, frissonna, eut des hoquets etdes suffocations, elle dit qu’elle savait que c’était folie de sapart, mais qu’elle ne pouvait pas s’en empêcher, et que quand elleserait morte peut-être on aurait du chagrin de tout cela, ce quiréellement vu les circonstances, ne paraissait pas tout à faitaussi probable qu’elle semblait le croire, et elle en chanta bienplus long sur la même gamme. En un mot, elle n’oublia aucune descérémonies qui accidentent les occasions de ce genre, et s’étantfait soutenir jusqu’au haut de l’escalier, elle fut déposée dans unétat spasmodique des plus graves sur son propre lit, où bientôtaprès Mlle Miggs se lança elle-même à corps perdu sur sapauvre maîtresse.

Le fin mot de toute cette comédie, c’est queMme Varden désirait aller à Chigwell, qu’elle désirait nefaire aucune concession et ne donner aucune explication ;qu’elle ne voulait y aller qu’autant qu’on la prierait etsupplierait de le faire et qu’elle était décidée à ne pas accepterd’autres conditions. En conséquence, après un total énorme degémissements et de cris à l’étage supérieur, après qu’on eut bienhumecté le front de la malade et frotté ses tempes, appliqué sousson nez le sel de corne de cerf, et ainsi de suite ; après lespathétiques adjurations que Miggs appuya d’un grog bien chaud etpas trop faible, et de divers autres cordiaux, également d’unevertu stimulante, administrés d’abord avec une cuiller à thé, maisplus tard en doses toujours croissantes, dont Miggs elle-même pritsa part, comme mesure préventive (car la syncope estcontagieuse) ; après l’emploi de tous ces remèdes et debeaucoup d’autres trop longs à citer, sinon à gober ; aprèsqu’on eut assaisonné le tout de consolations morales, religieuseset combinées, le serrurier s’humilia, et le but fut atteint.

« C’est seulement pour l’amour de la paixet de la tranquillité, père, dit Dolly en le pressant de monter àla chambre.

– Oh ! Doll, Doll, dit son bonhommede père, si jamais vous avez un mari à vous ! »

Dolly jeta un coup d’œil à la glace.

« Bien ; quand vous l’aurez ce mari,continua le serrurier, pas de syncope, mignonne. La syncope troprépétée cause à elle seule plus de maux domestiques, Doll, quetoutes les passions mises ensemble. Rappelez-vous ça, chère petite,si vous voulez être réellement heureuse, et vous ne pouvez l’être,si votre mari ne l’est pas. Un mot encore dans le tuyau del’oreille, mon trésor ; n’ayez jamais de Miggs autour devous ! »

Avec cet avis il donna un baiser à sa fillesur sa joue en fleur, et lentement il gagna la chambre deMme Varden. Cette dame gisait toute pâle et languissante sursa couche, se réconfortant par la vue de son dernier chapeau neuf,que Miggs, comme un moyen de calmer ses sens troublés, déployaitsur le bord de son lit dans l’aspect le plus favorable.

« Voici monsieur, mame, dit Miggs.Oh ! quel bonheur quand mari et femme se raccommodent !Oh ! penser que lui et elle puissent jamais avoir un motensemble ! »

Dans l’énergique effusion de ces espèces detoasts, qui furent proférés comme une apostrophe aux cieux engénéral, Mlle Miggs percha sur sa propre tête le chapeau de samaîtresse, croisa ses mains, et se mit à pleurer.

« Je ne peux pas retenir mes larmes, criaMiggs. Je ne le saurais même quand je devrais m’y noyer. Elle a untel esprit de clémence et de miséricorde ! elle va oubliertout ce qui s’est passé, et elle ira avec vous, monsieur. Oh !oui, lui fallût-il aller au bout du monde, elle irait avecvous. »

Mme Varden, avec un sourire plein delangueur, blâma doucement la camériste de cet enthousiasme, et luireprésenta en même temps qu’elle se sentait beaucoup trop mal à sonaise pour se hasarder à sortir ce jour-là.

« Oh ! non, vous ne l’êtes pas trop,mame, en vérité, vous ne l’êtes pas trop, dit Miggs. J’en appelle àmonsieur ; monsieur sait que vous ne l’êtes pas trop, mame. Lebon hair, le mouvement de la voiture, vous feront du bien,mame ; il ne faut pas vous laisser abattre, il ne le faut pasréellement. N’est-ce pas, monsieur, qu’elle doit se lever pourl’amour de nous tous ? C’est précisément ce que j’étais entrain de lui dire. Elle doit se souvenir de nous, si elle s’oublieelle-même. Monsieur vous persuadera, mame, j’en suis sûre. VoiciMlle Dolly prête à partir, vous savez, avec monsieur et avecvous, et tous trois si heureux et si contents. Oh ! criaMiggs, en se remettant à pleurer, avant de quitter la chambre, dansune grande émotion, jamais je n’ai vu d’angélique créature commeelle pour son esprit de clémence ; jamais, jamais je n’en aivu. Monsieur non plus n’en a jamais vu ; non, ni personne aumonde, jamais ! »

Pendant cinq minutes environ, Mme Vardenfit une douce opposition aux prières de son mari, lequel luirépétait qu’elle l’obligerait en prenant un jour de plaisir ;mais à la fin elle céda, se laissa persuader, et lui accordant uneamnistie (dont tout le mérite, disait elle avec humilité, revenaitau Manuel Protestant, et non pas à elle), elle exprima le désir queMiggs vînt l’aider à s’habiller. Miggs fut prompte à venir, et nousne ferons que rendre justice aux efforts réunis de la maîtresse etde la servante en constatant que la bonne dame lorsqu’elledescendit après un certain temps, équipée d’une façon complète pourle voyage, paraissait jouir, comme s’il ne s’était rien passé, dela meilleure santé imaginable.

Quant à Dolly, elle était là aussi, la perleet le modèle des jolis minois, parée d’une gentille petite mantecouleur cerise, avec le capuchon rabattu sur sa tête, et sur lehaut de ce capuchon il y avait un petit chapeau de paille garni derubans couleur cerise, et posé un tantinet de côté, juste assezpour en faire la plus agaçante et la plus perverse coiffure qu’eûtjamais inventée une malicieuse marchande de modes. Et, sans parlerde la manière dont ce système d’ornements couleur cerise ajoutaitdu brillant à ses yeux, ou rivalisait avec ses lèvres, ou répandaitsur sa figure une nouvelle fleur de beauté, elle portait un sicruel petit manchon, et une paire de souliers si capables de vousfendre le cœur, et elle était entourée et enveloppée, s’il estpermis de le dire, de tant de coquetteries aggravantes de touteespèce, que quand M. Tappertit, tenant la tête du cheval, vitla jeune fille sortir seule de la maison, la tentation lui vint del’attirer dans la chaise et de fuir au galop comme un fou. Et ill’eût incontestablement fait sans les doutes qui l’assiégèrent ausujet de Gretna-Green : il ignorait le chemin le plus court,il ne savait pas s’il fallait monter la rue ou la descendre,tourner à droite ou tourner à gauche, si, en supposant qu’onemportât d’assaut toutes les barrières sur le chemin, le forgeronde la localité, en définitive, les marierait à crédit, ce qui, vule caractère clérical du personnage qui prête son officecomplaisant à la chose, parut, même à son imagination excitée,d’une telle invraisemblance, qu’il hésita. Pendant qu’il était làhésitant, et lançant à Dolly des regards de ravisseur en chaise deposte à six chevaux, son maître et sa maîtresse sortirent de chezeux avec la fidèle Miggs, et l’occasion propice s’évanouit pourjamais, car la carriole cria sur ses ressorts, et Mme Vardenfut dedans, et la carriole cria de nouveau et plus que la premièrefois, et le serrurier fut dedans, et la chaise bondit, comme sielle avait un léger battement de cœur, et Dolly fut dedans et lachaise partit, et sa place resta vide, et il ne resta plus que luiet cette lugubre Miggs debout, ensemble, dans la rue.

Le brave serrurier était d’aussi bonne humeurque s’il ne fût rien arrivé qui le contrariât pendant les douzederniers mois ; Dolly était tous sourires et toutes grâces, etMme Varden était agréable au delà de tout précédent. Comme ilsroulaient cahotés à travers les rues en parlant de chose etd’autre, devinez qui l’on aperçut sur le trottoir : c’était lecarrossier lui-même, ayant un air si distingué que personne nepouvait croire qu’il se fut jamais autrement occupé d’une voitureque pour s’y faire promener, et saluer de là les piétons comme unnoble personnage. Il est bien sûr que Dolly fut confuse quand ellerendit le salut ; il est bien sûr que les rubans couleurcerise tremblèrent un peu lorsqu’elle rencontra ses mélancoliquesregards qui semblaient dire. « J’ai tenu ma parole, j’aicommencé, l’affaire va un train du diable, et vous en êtes lacause » Il resta là fixé sur le sol comme une statue, suivantl’expression de Dolly comme une pompe, suivant l’expression deMme Varden, jusqu’à ce qu’ils eussent tourné le coin de larue, et, quand son père déclara qu’il fallait que ce garçon-là fûtbien impudent, quand sa mère demanda avec étonnement quelle pouvaitêtre l’intention de ce jeune homme, Dolly redevint toute rouge, sirouge que son capuchon pâlit.

Mais ils n’en continuèrent pas moins gaiementleur voyage. Le serrurier, dans l’imprudente plénitude de son cœur,« levait le coude » à toutes sortes d’endroits, ettrahissait la plus étroite intimité avec toutes les tavernes de laroute et tous les hôteliers et hôteliers, amicales relations quepartageait véritablement le petit cheval, car il s’arrêtait delui-même. Jamais gens ne furent plus heureux de voir d’autres gens,que ces hôteliers et hôtelières de contempler M. Varden etMme Varden et Mlle Varden. « Ne descendrez-vouspas ? disait l’un – Il faut absolument que vous montiezchez nous, disait un autre. – Si vous nous refusez de goûtersi peu que ce soit de quelque chose, je me fâcherai et je seraiconvaincue que vous êtes fiers, » disait une troisièmepersonne du sexe féminin, et ainsi de suite au point que ce n’étaitpas tant un voyage qu’une marche solennelle, une scèned’hospitalité qui se prolongeait du commencement à la fin. Il étaitassez flatteur de jouir d’une pareille estime ; aussiMme Varden ne dit rien sur le moment, et fut de l’affabilitéla plus délicieuse, mais quelle masse de témoignages ellerecueillit ce jour-là contre l’infortuné serrurier, pour en faireusage au besoin ! Jamais on n’en fit pareille collection dansune enquête matrimoniale.

Avec le temps, avec un temps assez long, carils ne furent pas peu retardés par ces interruptions agréables, ilsatteignirent la lisière de la forêt et, après la plus agréablepromenade sous les arbres en berceau, ils arrivèrent enfin auMaypole. Le joyeux « holà ho ! » du serrurier amenavite à son porche le vieux John, et après lui Joe, si transportésl’un et l’autre à la vue de ces dames, que pendant un moment illeur fut tout à fait impossible d’articuler un mot de bienvenue, nide faire autre chose que s’ébahir.

Joe, toutefois, ne s’oublia qu’unmoment ; il revint vite à lui, poussa de côté son pèresomnolent (M. Willet parut concevoir de cette bousculade uneprofonde, une inexprimable indignation), et s’élançant dehors commeun trait, il se trouva en mesure d’aider ces dames à descendre. Ilfallait que Dolly descendît la première. Joe l’eut dans sesbras ; oui, le temps seulement de compter jusqu’à un, Joel’eut dans ses bras. Rayon de bonheur !

Il serait difficile de décrire quelle plate etbanale affaire ce fut après cela d’aider Mme Varden àdescendre ; mais Joe le fit, et de la meilleure grâce dumonde. Mais le vieux John, qui, ayant une vague et nébuleuse idéeque Mme Varden ne l’aimait pas, n’était pas bien sûr qu’ellene fût pas venue dans des intentions d’assaut et de bataille, pritcourage, dit qu’il espérait qu’elle allait bien, et s’offrit à laconduire dans la maison. Cette offre étant reçue d’une façonamicale, ils se dirigèrent ensemble vers l’intérieur ; Joe etDolly suivirent, bras dessus bras dessous (encore dubonheur !) ; Varden composait l’arrière-garde.

Le vieux John ne fut pas content qu’on ne sefût assis dans le comptoir, et, personne n’y faisant objection, cefut dans le comptoir qu’on entra. Tous les comptoirs sont de petitsendroits bien commodes ; mais le comptoir du Maypole était leplus mignon, le plus confortable et le plus complet que l’esprithumain eût jamais inventé. Il y avait de si merveilleusesbouteilles dans le vieux casier en bois de chêne ; des pots sibrillants qui pendillaient à des chevilles, inclinés à peu prèsd’avance dans la position voulue pour qu’un homme altéré les portâtà ses lèvres ; il y avait de si solides barillets de Hollanderangés sur des tablettes ; un si grand nombre de citronssuspendus par des filets séparés, formant l’odorant bosquet dont ila déjà été question dans cette chronique, et suggérant, avec despains de sucre d’un blanc de neige, amoncelés auprès, l’idée d’unpunch exquis au delà de toute connaissance humaine ; il yavait de tels cabinets, de telles armoires, de tels tiroirs pleinsde pipes, de telles places pour serrer une foule de choses dansl’embrasure des fenêtres, le tout bourré jusqu’à la gorge decomestibles, de liquides ou d’assaisonnements savoureux ;enfin, et pour couronner tout cela, comme symbole des immensesressources de l’établissement et de son défi aux consommateurs depouvoir en venir à bout, il y avait un si monstrueuxfromage !

C’aurait été un pauvre cœur, incapable dejamais se réjouir… le cœur le plus pauvre, le plus faible, le plusaqueux qui battit jamais, que celui qui ne se serait pas sentiréchauffé devant le comptoir du Maypole. Ce n’est toujours pascelui de Mme Varden, car il prit feu à l’instant. Il ne luieût pas été plus possible de faire des reproches à John Willetparmi ces dieux domestiques, les barillets et les bouteilles, lescitrons et les pipes, et le fromage, que de lui prendre son proprecouteau à découper, si luisant, pour le poignarder du coup. Le menudu dîner aussi avait de quoi attendrir un sauvage. « Un peu depoisson, dit John à la cuisinière, et quelques côtelettes de moutonpanées, avec beaucoup de ketchup[20] et unebonne salade, et un jeune poulet rôti, et un plat de saucisses à lapurée de pommes de terre, ou quelque chose de ce genre. »Quelque chose de ce genre ! Voyez donc les ressources de cesauberges ! Indiquer négligemment des plats qui étaient eneux-mêmes une espèce de dîner de première classe et de jour defête, et qui convenaient à un repas de noce, les appeler« quelque chose de ce genre » n’était-ce pas comme s’ilavait dit : « Si vous n’avez pas un jeune poulet, vousnous servirez, en fait de volaille, quelque autre bagatelle, parexemple un faisan, peut-être ! » Et la cuisine donc, avecsa cheminée large comme une caverne, en voilà une cuisine où il nesemblait pas que l’art de cuisiner eût des limites, où vous pouviezcroire à n’importe quoi de tout ce qu’on aurait pu vous raconterdes choses qui se mangent ! Mme Varden revint au comptoiraprès avoir contemplé ces merveilles, la tête tout étourdie deravissement. Sa capacité comme ménagère n’était pas assez vastepour les embrasser toutes. Elle fut contrainte d’aller dormir. Celafaisait mal de rester les yeux ouverts au milieu d’une telleimmensité. Durant ce sommeil, Dolly, dont le cœur et la têtecouraient gaiement sur d’autres sujets, passa la porte du jardin,et regardant de temps en temps derrière elle (mais ce n’était pas,croyez-le bien, pour voir si Joe l’avait aperçue), d’un pied légersuivit dans les champs, pour remplir sa mission à la Garenne, unpetit sentier de traverse qu’elle connaissait fort bien ; et,moi qui vous parle, j’ai été informé, et je le crois dur comme fer,que vous auriez vu peu d’objets aussi agréables que la mante et lesrubans couleur cerise, lorsqu’ils voltigeaient le long des vertesprairies, à la brillante lumière du jour, comme de petits étourdisqu’ils étaient.

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