Barnabé Rudge – Tome I

Chapitre 28

 

Lorsqu’il eut quitté la maison du serrurier,M. Chester se rendit à un café distingué dans Covent-Garden,et y resta longtemps assis à prolonger son dîner, s’égayantexcessivement des souvenirs amusants de sa récente visite, et sefélicitant du succès de son insigne adresse. Grâce à l’influence deses pensées, sa figure avait une expression si bénigne et sitranquille, que le garçon chargé particulièrement du service de satable se sentait presque capable de mourir pour sa défense, et semit dans la tête (il en fut désabusé au reçu du montant de lacarte, où il n’eut pour prix de toutes les peines qu’il s’étaitdonnées qu’une gratification d’un penny) qu’un chaland siapostolique valait une demi-douzaine au moins de dîneursordinaires.

Une visite à la table de jeu, non pas enétourdi qui risque gros pour satisfaire à l’ardeur qui l’emporte,mais en homme sage et posé qu’on a plaisir à voir sacrifier l’enjeude ses deux ou trois écus pour condescendre aux folies de lasociété et sourire avec une égale bienveillance au gain et à laperte, fut cause qu’il ne rentra chez lui qu’à une heure avancée.Il avait l’habitude de dire à son domestique d’aller se coucherquand il voudrait, à moins d’un ordre contraire, et de laisserseulement une bougie sur l’escalier. Au palier était une lampe oùil pouvait toujours l’allumer lorsqu’il revenait tard, et, comme ilavait sur lui une clef de la porte, il pouvait rentrer et secoucher à l’heure qu’il voulait.

Il ouvrit le verre de la sombre lampe, dont lamèche, presque toute embrasée et enflée comme le nez d’un ivrogne,s’envolait en petites escarboucles au toucher de la chandelle, et,répandant tout autour d’ardentes étincelles, rendait assezdifficile l’opération d’allumer le paresseux flambeau, quand unbruit, semblable au ronflement profond d’un homme endormi quelquesmarches au-dessus, tint en suspens M. Chester et le fitécouter. C’était bien la forte respiration d’un homme qui dormaitlà, tout contre. Un individu s’était couché sur l’escalier même, ety dormait solidement. Après avoir allumé enfin la chandelle etouvert sa porte, le gentleman monta doucement, en tenant leflambeau élevé sur sa tête et regardant avec précaution alentour,curieux de voir quelle espèce d’homme avait choisi pour son gîte unabri si peu confortable.

Sa tête sur le palier supérieur et ses grandsmembres étendus sur une demi-douzaine de marches, aussinégligemment qu’un cadavre jeté la par des croque-morts engoguette, gisait Hugh, son visage en l’air, sa longue chevelureéparpillée comme une algue sauvage sur son oreiller de bois avec salarge poitrine haletante dont le bruit troublait ce lieu à cetteheure d’une manière si inaccoutumée.

Le gentleman, qui s’attendait peu à le voirlà, allait interrompre son repos en le poussant du pied, lorsque,au moment de le faire, un coup d’œil sur le visage tourné vers luil’arrêta. Se baissant donc et ombrageant de sa main la bougie, ilexamina les traits du dormeur, mais, de si près qu’il les eûtexaminés, cela ne lui suffit pas, car il passa et repassa sur lafigure de cet homme la lumière couverte encore avec plus de soin,pour observer l’inconnu d’un œil plus pénétrant.

Tandis qu’il était tout entier à cet examen,le dormeur, sans tressaillir, sans se tourner même, se réveilla. Ily eut dans la rencontre soudaine de son fixe regard une espèce defascination qui ôta à l’observateur la présence d’esprit de retirerses yeux, et l’obligea en quelque sorte de soutenir les yeux del’autre. Ils restèrent ainsi à se considérer avec un étonnementréciproque, jusqu’à ce que M. Chester rompit enfin le silence,et lui demanda à voix basse pourquoi il était venu coucher là.

« Il me semblait, dit Hugh, ens’efforçant de se mettre sur son séant et continuant à fixer surlui un regard prolongé, que vous faisiez partie de mon rêve. Unrêve curieux, ma foi ; j’espère qu’il ne se réalisera jamais,maître.

– D’où vient que vousfrissonnez ?

– C’est le froid, je suppose, grogna-t-ilen se secouant et se levant. Je ne sais pas encore bien où j’ensuis.

– Est-ce que vous ne me reconnaissezpas ? dit M. Chester.

– Oh que si, je vous reconnais bien,répliqua-t-il. Je rêvais de vous ; mais, par exemple, nous nesommes pas où je croyais être avec vous, Dieumerci ! »

En disant ces mots, il regarda autour de lui,et particulièrement au-dessus de sa tête, comme s’il se fût attenduà se trouver au-dessous de quelque objet qui faisait partie de sonrêve. Puis il se frotta les yeux, se secoua de nouveau, et suivitson conducteur dans son appartement.

M. Chester alluma les bougies de sa tablede toilette, et roulant une bergère vers le feu qui brûlait encore,s’assit devant, et dit à son inculte visiteur :

« Venez ici, ôtez-moi mes bottes… Vousavez encore bu, mon drôle, dit-il lorsque Hugh s’agenouilla pourexécuter l’ordre qu’il avait reçu.

– Aussi vrai que j’existe, maître, j’aifait à pied les quatre mortelles lieues, après quoi, j’ai attenduici je ne sais depuis combien de temps, sans qu’il m’ait passé unegoutte de boisson par les lèvres depuis midi que j’ai dîné.

– Et n’aviez-vous rien de mieux à faire,mon agréable ami, que de vous endormir à ébranler la maison toutentière de vos ronflements ? dit M. Chester. Nepouviez-vous pas aller rêver sur votre paille au Maypole, mauvaischien que vous êtes, au lieu de venir ici pour cela ? Allez mechercher mes pantoufles, et marchez doucement. »

Hugh obéit en silence.

« Écoutez un peu, mon cher jeunegentleman, dit M. Chester en mettant les pantoufles. Lapremière fois que vous rêverez, dispensez-vous de rêver demoi ; rêvez de quelque chien ou de quelque rosse avec qui vousserez plus lié. Remplissez-vous un verre ; vous le trouverez,ainsi que la bouteille, à la même place, et videz-le pour voustenir éveillé. »

Hugh obéit derechef, et, cette fois, même avecplus de zèle ; puis après il se présenta devant sonpatron.

« Maintenant, dit M. Chester, que mevoulez-vous ?

– Il y a des nouvelles aujourd’hui,répliqua Hugh ; votre fils a paru chez nous, il est venu àcheval. Il a essayé de voir la jeune femme, il n’a pas pu seulementl’entrevoir. Il a laissé quelque lettre ou quelque message dontnotre Joe s’est chargé ; mais lui et le vieux se sontquerellés à ce sujet quand votre fils a été parti, et le vieux nevoulait pas que la commission fût faite. Il dit comme ça (c’est levieux qui parle) qu’il ne veut pas que personne chez lui se mêle decette affaire pour lui procurer du désagrément. Il est aubergiste,comme il dit, et ne veut pas mécontenter ses pratiques qui le fontvivre.

– C’est un vrai diamant, ditM. Chester avec un sourire, et un diamant brut, ce qui n’envaut que mieux. Après ?

– La fille de Varden… c’est la jeunesse àqui j’ai pris un baiser…

– Et à qui vous avez volé un bracelet surla grande route, dit M. Chester tranquillement. Eh bien,qu’avez-vous à dire d’elle ?

– Elle a écrit chez nous une lettre à lajeune femme, pour lui annoncer qu’elle avait perdu celle que jevous ai apportée et que vous avez brûlée. Notre Joe devait porterce billet à la Garenne ; mais le vieux a retenu son fils aulogis toute la journée suivante, afin de l’empêcher de faire lacommission. Le surlendemain, il m’en a chargé ; le voici.

– Vous ne l’avez donc pas remis à sonadresse, mon bon ami ? dit M. Chester, en tortillant lebillet de Dolly entre son doigt et son pouce, et feignant lasurprise.

– J’ai supposé que vous ne seriez pasfâché de l’avoir, répliqua Hugh. Quand on en brûle une, autant lesbrûler toutes, ai-je pensé.

– Ma foi, monsieur le Diable, ditChester, réellement, si vous ne prenez pas plus de discernement,votre carrière pourra bien se trouver raccourcie avec une rapiditémerveilleuse. Ne savez-vous pas que la lettre que vous m’avezapportée était adressée à mon fils qui reste ici même ? et nemettez-vous aucune différence entre ses lettres et celles qui sontadressées à d’autres ?

– Si vous n’en voulez pas, dit Hughdéconcerté par ce reproche, quand il s’attendait à des compliments,rendez-la-moi, et je la remettrai à son adresse. Je ne sais pascomment vous contenter, maître.

– Je la remettrai, répliqua son patron,en la rangeant de côté après avoir réfléchi un moment… La jeunedemoiselle se promène-t-elle dehors, dans les bellesmatinées ?

– Très souvent. Ordinairement sur lemidi.

– Seule ?

– Oui, seule !

– Où ?

– Sur la pelouse en face de la maison,celle qui est traversée par le sentier.

– Si le temps est beau, il est possibleque je me lance demain sur son passage, dit M. Chester, aussifroidement que si cette demoiselle eût été une de ses connaissanceshabituelles. Monsieur Hugh, si j’arrive à cheval devant la porte duMaypole, vous me ferez la faveur de ne m’avoir jamais vu qu’uneseule fois. Vous devez supprimer votre gratitude et tâcherd’oublier ma tolérance dans l’affaire du bracelet. Cette gratitudeest naturelle : je ne suis pas étonné que vous la montriez, etcela vous fait honneur ; mais quand il y a là d’autrespersonnes, vous devez, pour votre propre sûreté, continuer d’êtrecomme à votre ordinaire, absolument, comme si vous ne m’aviezaucune espèce d’obligation, et que vous ne vous fussiez jamaistrouvé ici entre ces quatre murs. Vous mecomprenez ? »

Hugh le comprit parfaitement. Après une pause,il marmotta qu’il espérait que son patron ne le jetterait pas dansquelque embarras au sujet de cette dernière lettre, qu’il avaitgardée dans l’unique vue de lui plaire. Il allait continuer de ceton, lorsque M. Chester coupa court à ses excuses de l’air duplus généreux des protecteurs, et lui dit :

« Mon bon garçon, vous avez ma promesse,ma parole, mon engagement scellé (car un engagement verbal de mapart a tout autant de valeur) que je vous protégerai toujours aussilongtemps que vous le mériterez. Mettez donc votre esprit en repos.Soyez bien tranquille, je vous en prie. Quand un homme se livre àmoi aussi complètement que vous avez fait, il me semble en véritéqu’il a une sorte de droit sur moi. Je suis plus disposé à lamiséricorde et à la tolérance dans le cas actuel que je ne peuxvous le dire, Hugh. Regardez-moi comme votre protecteur ; et àl’égard de cette indiscrétion, soyez assuré, je vous en conjure,que vous pouvez conserver, aussi longtemps que vous et moi seronsamis, le cœur le plus léger qui ait jamais battu dans une poitrinehumaine. Remplissez encore une fois le verre, pour vous fairereprendre gaiement la route du Maypole. Je suis réellement confusquand je songe au chemin énorme que vous avez à faire ; etpuis adieu, bonne nuit !

– Ils croient, dit Hugh après avoirentonné la liqueur, que je suis à dormir solidement dans l’écurie.Ha ha ha ! La porte de l’écurie est fermée, mais la bête n’yest plus, maître.

– Vous êtes un franc luron, répliqua sonami, et il n’y a rien qui m’amuse comme votre humeur joviale. Bonnenuit ! Prenez le plus grand soin possible de vous, pourl’amour de moi ! »

Il est remarquable que, durant le cours decette entrevue, chacun d’eux avait essayé de regarder à la dérobéela figure de l’autre, sans jamais pouvoir parvenir à la voir enplein. Ils échangèrent un rapide coup d’œil lorsque Hugh fermaderrière lui la double porte, avec soin et sans bruit ; etM. Chester resta dans sa bergère, fixant sur le feu un regardattentif.

« C’est bien, dit-il après une longue,méditation, et il le dit avec un profond soupir et en changeantpéniblement l’attitude, comme s’il écartait de son esprit quelquesautres pensées, pour en revenir à celles qui l’avaient préoccupétout le jour. L’intrigue se complique ; voilà ma bombelancée ; elle éclatera dans quarante-huit heures, et va vouséparpiller toutes ces bonnes gens-là d’une manière étonnante. Nousverrons ! »

Il se coucha et s’endormit ; mais il n’yavait pas longtemps qu’il dormait quand il se réveilla en sursaut,croyant que Hugh était à la porte extérieure et demandait d’unevoix étrange, très différente de la sienne, qu’on le fît entrer.L’illusion était si forte et si pleine de cette vague terreur quela nuit donne à de semblables visions, qu’il se leva, et, prenant àla main son épée dans le fourreau, ouvrit la porte, regardal’escalier à l’endroit où il avait trouvé Hugh endormi, et l’appelamême par son nom. Mais tout était sombre et paisible. Il retournalentement au lit, et, après une heure de veille fatigante, ilretrouva le sommeil, et ne s’éveilla plus que le lendemainmatin.

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