Barnabé Rudge – Tome I

Chapitre 31

 

Réfléchissant sur sa malheureuse destinée, Joeresta assis et écouta longtemps ; il s’attendait à chaqueinstant à entendre l’escalier crier sous leurs pas ou à être saluédes sommations de son digne père, exigeant qu’il capitulât sanscondition et se rendît tout de suite. Mais ni voix ni pas ne vintjusqu’à lui, et, quoique des échos de portes qu’on fermait, de gensqui allaient et venaient dans les chambres avec précipitation,résonnant de temps en temps à travers les grands corridors etpénétrant au fond de sa solitude reculée, lui fissent comprendrequ’il y avait en bas un bouleversement extraordinaire, aucun sonplus rapproché ne troubla le lieu de sa retraite, qui semblaitencore plus paisible à cause de ces bruits lointains, et qui étaittriste et sombre comme la cellule d’un ermite.

Il fit de plus en plus noir. Le gothiqueameublement de cette chambre, espèce d’hôpital des invalides pourles meubles de la maison, devint indistinct et fantastique. Leschaises et les tables, qui étaient dans le jour d’aussi honnêtesestropiées que possible, prirent un caractère équivoque etmystérieux, et un vieux lépreux de paravent en cuir terni del’Inde, avec bordure d’or, qui jadis avait tenu en respect plusd’un courant d’air dangereux et servi de rempart à plus d’unejoyeuse figure, le regardait d’un air rébarbatif et spectral, et setenait de toute sa hauteur dans les coins qu’on lui avait assigné,semblable à quelque maigre fantôme qui attendait qu’on lui adressâtdes questions. Un portrait en face de la fenêtre, portrait bizarred’un vieux général aux yeux gris, dans un cadre ovale, semblaitcligner de l’œil et s’assoupir à mesure que le jour baissait ;et enfin, quand la dernière des faibles taches lumineuses du jours’évanouit, il parut fermer les yeux de bon cœur et s’endormirsolidement. Il y avait là un tel silence et un tel mystère autourde toute chose, que Joe ne put s’empêcher d’en suivre l’exemple. Ilse livra donc au sommeil comme tout le reste et rêva de Dolly,jusqu’à ce que l’horloge de l’église de Chigwell sonna deuxheures.

Personne ne vint encore. Les bruits lointainsde la maison avaient cessé ; au dehors tout était égalementtranquille, sauf lorsque aboyait par hasard un chien à largegueule, ou lorsque le vent agitait les branches des arbres. Ilregarda mélancoliquement, de la fenêtre ouverte, chaque objet bienconnu qui gisait endormi à l’obscure lueur de la lune ; puisse traînant vers le siège qu’il avait quitté, il pensa à l’algaradede la veille, tant qu’après y avoir pensé longtemps, il lui semblaqu’un mois s’était écoulé depuis cette scène. Tandis qu’ils’assoupissait, méditait, allait à la fenêtre et regardait audehors, la nuit se passa ; le vieux paravent rébarbatif, leschaises et les tables ses contemporaines, commencèrent lentement àse révéler dans leurs formes accoutumées ; le général aux yeuxgris recommença à cligner de l’œil, à bâiller, à se réveiller, etenfin, quand il fut réveillé tout à fait, il se montra mal à sonaise, transi de froid et l’air hagard, à la triste lumière grisâtredu matin.

Le soleil perçait déjà au-dessus des arbres dela forêt ; déjà s’étendaient à travers le brouillard onduleuxde brillantes barres d’or, quand Joe jeta de la fenêtre sur le solun petit paquet avec son fidèle bâton, et se prépara à descendrelui-même.

Ce n’était pas une tâche bien difficile, caril y avait là tout du long tant de saillies et tant de bouts dechevrons, que cela faisait presque un escalier rustique, d’où il nerestait plus à faire qu’un saut de quelques pieds pour être enbas.

Joe se trouva bientôt sur la terre ferme, sonbâton à la main, son paquet sur l’épaule, et il leva les yeux pourregarder le vieux Maypole, peut-être pour la dernière fois.

Il ne l’apostropha pas d’un adieu solennel,comme aurait pu le faire un vétéran de rhétorique ; il ne lemaudit pas non plus, car il n’avait pas dans son cœur le moindrefiel contre quoi que ce fut au monde. Il éprouvait au contraireplus d’affection et de tendresse à son égard qu’il n’en avaitjamais éprouvé dans toute sa vie. Il lui dit donc de tout soncœur : « Dieu vous bénisse ! » comme souhaitd’adieu, se détourna et s’éloigna.

Il se mit en route d’un bon pas. Il étaitplein de grandes pensées : il voulait être soldat, mourir dansquelque contrée étrangère où il y eût beaucoup de chaleur etbeaucoup de sable, et laisser en mourant Dieu sait quellesrichesses inouïes de ses parts de prise à Dolly, qui serait fortaffectée lorsqu’elle viendrait à le savoir. Rempli de ces visionsde jeune homme, quelquefois ardentes, quelquefois mélancoliques,mais qui avaient toujours la jeune fille pour point central, ilpoussa en avant avec vigueur, jusqu’à ce que le tapage de Londresretentit à ses oreilles, et que l’enseigne du Lion Noir se dressa àses yeux.

Il n’était alors que huit heures, et le LionNoir fut très étonné en le voyant entrer les pieds couverts depoussière à cette heure matinale, et sans la jument grise encore,pour lui tenir au moins compagnie. Mais Joe ayant demandé qu’on luiservît à déjeuner le plus tôt possible, et ayant donné, quand ledéjeuner eut été placé devant lui, d’incontestables témoignagesd’un appétit excellent, le Lion lui fit comme de coutume un accueilhospitalier, et le traita avec ces marques de distinctionauxquelles, à titre de pratique régulière et de membre de lafranc-maçonnerie du métier, il avait tous les droits du monde.

Ce Lion ou cet aubergiste, car on appelaitainsi l’homme du nom de la bête, pour avoir prescrit à l’artistequi avait peint son enseigne de mettre tout ce qu’il avait detalent d’invention et d’exécution à faire passer, avec autantd’exactitude que possible, dans les traits du roi des animaux dontelle portait l’effigie, une contrefaçon de sa propre figure, étaitun gentleman presque égal par la promptitude de son intelligence etla subtilité de son esprit au puissant John lui-même. Mais voici enquoi consistait entre eux la différence : c’est que, tandisque l’extrême sagacité et l’extrême finesse de M. Willetrésultaient des efforts d’une nature spontanée, le lion semblaitdevoir la moitié de ses moyens à la bière, dont il absorbait de sicopieuses gorgées que la plupart de ses facultés étaientcomplètement noyées et entraînées par ce liquide, sauf une seule,la grande faculté du sommeil, qu’il conservait à un degré deperfection surprenant. Le Lion qui craquait au vent au-dessus de laporte de la taverne était donc, à dire la vérité, un lion assoupi,apprivoisé, sans vigueur ; et, comme ces représentants sociauxd’une classe sauvage offrent habituellement un caractèreconventionnel (étant peints, en général, dans des attitudesimpossibles et avec des couleurs qui ne sont pas de ce monde), lesplus ignorants et les plus mal informés du voisinage croyaientfréquemment voir en lui le portrait véritable de l’aubergiste encostume officiel pour quelque grande cérémonie funèbre, ou pour undeuil public.

« Quel est donc le gaillard qui fait tantde bruit dans la salle voisine ? dit Joe, lorsqu’il eutdéjeuné et qu’il se fut levé et brossé.

– Un sergent recruteur, répliqua leLion. »

Joe tressaillit involontairement. Ilrencontrait là tout juste l’objet de ses rêvasseries tout le longdu chemin.

« Et je souhaiterais, dit le Lion, qu’ilfût bien loin d’ici. Ces gens-là et leur bande font beaucoup debruit, mais ne consomment guère. Des cris et du tapage, tant qu’onen veut, mais de l’argent, bonsoir. Votre père n’aime pas ceschalands-là, je le sais. »

Peut-être ne les aimait-il guère, en effet, enaucune circonstance : mais peut-être, s’il eût pu savoir cequi se passait en ce moment dans l’esprit de Joe, les eût-il moinsaimés que jamais.

« Il recrute pour un …, pour un beaurégiment ? dit Joe en donnant un coup d’œil à un petit miroirrond suspendu dans le comptoir.

– Oui, je crois, répliqua l’hôte ;c’est à peu près la même chose, n’importe le régiment pour lequelil recrute. Je me suis laissé dire qu’il n’y a pas grandedifférence entre un bel homme et un autre, quand ils attrapent uneballe dans le ventre.

– Tout le monde n’attrape pas une balle,dit Joe.

– Non, répondit le Lion, pas tout lemonde, et ceux-là qui sont tués, en supposant que leur affaire soitbientôt faite, sont les plus heureux dans mon opinion.

– Ah ! riposta Joe, vous n’avez doncnul souci de la gloire ?

– Souci de quoi ? dit le Lion.

– De la gloire.

– Non, répliqua le Lion avec une suprêmeindifférence. Je n’en ai nul souci. Vous avez raison en cela,monsieur Willet. Quand la gloire viendra ici me demander quelquechose à boire, et me changera une guinée pour le payer, je le luidonnerai pour rien. Voyez-vous, monsieur, je crois qu’une aubergequi veut faire ses affaires fera aussi bien de prendre un lion noirpour enseigne que non pas « les armes de la gloire. »

Ces remarques n’étaient pas du toutencourageantes, Joe sortit du comptoir, s’arrêta à la porte de lasalle voisine, et écouta. Le sergent décrivait la vie militaire. Onne faisait que boire, disait-il, excepté qu’il y avait de grandsintervalles pour manger et faire l’amour. Une bataille était laplus belle chose du monde, quand votre côté la gagnait, et lesAnglais gagnaient toujours.

« Supposons que vous seriez tué,monsieur ? dit une voix timide dans un coin.

– Eh bien, monsieur, supposons que vousle seriez, dit le sergent, qu’arrive-t-il alors ? Votre paysvous aime, monsieur ; S. M. le roi Georges III vousaime ; votre mémoire est honorée, révérée, respectée ;tout le monde a de la tendresse pour vous, de la reconnaissancepour vous ; votre nom est couché tout au long dans un livre auministère de la guerre. Dieu me damne, gentleman, ne devons-nouspas tous mourir un jour ou l’autre, hein ? »

La voix toussa et ne dit plus rien.

Joe entra dans la salle. Une demi-douzaine degars s’y étaient réunis et groupés ; ils écoutaient d’uneoreille avide. L’un d’eux, un charretier en blouse, avait l’aird’hésiter encore, quoique disposé à s’enrôler. Le reste, quin’était nullement disposé à en faire autant, le pressait vivementde prendre ce parti (voilà bien les hommes !), appuyait lesarguments du sergent, et ricanait ensemble.

« Il n’y a pas besoin, mes amis, dit lesergent, qui était assis un peu à l’écart, à boire sa liqueur, d’endire bien long pour des lurons résolus (ici il jeta un regard surJoe), mais voilà le vrai moment. Je ne veux pas vous enjôler. Leroi n’en est pas réduit là, j’espère. Ce qu’il nous faut, ce n’estpas du sang de navet, c’est un sang jeune et bouillant. Nous neprenons point des hommes de pacotille. Il nous faut des gensd’élite. Je ne viens pas vous compter des gausses d’écolier ;mais ! Dieu me damne, si je vous citais tous les fils degentlemen qui servent dans notre corps, après quelques peccadillespeut-être ou quelques castilles avec les papas… »

Ici son regard se porta encore sur Joe, etavec tant de bonhomie, que Joe lui fit signe de sortir. Il sortittout de suite.

« Vous êtes un gentleman, sacrebleu. luidit-il d’abord en lui donnant une claque sur le dos. Vous êtes ungentleman déguisé, moi aussi ; jurons-nous amitié. »

Joe ne fit pas exactement comme cela, mais illui donna une poignée de main, et le remercia de sa bonneopinion.

« Vous désirez servir ? dit sonnouvel ami. Vous servirez, vous êtes fait pour le service. Vousêtes né pour être un des nôtres. Que voulez-vous boire ?

– Rien pour le moment, répliqua Joe avecun faible sourire. Je ne suis pas encore tout à fait décidé.

– Un garçon plein d’ardeur comme vous, etqui n’est pas décidé ! cria le sergent. Tenez !laissez-moi sonner ; vous serez décidé dans une demi-minute,j’en suis sûr.

– Vous êtes bien dans l’erreur, répliquaJoe : car, si vous sonnez ici où je suis connu, vous allezfaire évaporer en un clin d’œil ma vocation militaire. Regardez-moien face. Vous me voyez bien, n’est-ce pas ?

– Si je vous vois ! répliqua lesergent avec un juron ; jamais plus beau garçon ni plus propreà servir son roi et son pays n’a frappé mes… yeux, ajouta-t-il enintercalant une épithète de troupier.

– Je vous remercie, dit Joe, je ne vousai pas demandé cela pour avoir de vous un compliment, mais je vousremercie tout de même. Ai-je l’air d’un poltron ou d’unmenteur ? »

Le sergent répondit avec beaucoup deprotestations flatteuses qu’il n’en avait pas l’air, et que si sonpropre père, à lui, sergent, était là soutenant qu’il en avaitl’air, il passerait de bon cœur son épée au travers du corps duvieux gentleman. et croirait faire un acte méritoire.

Joe lui exprima combien il lui était obligé etcontinua :

« Vous pouvez vous fier à moi, et comptersur ce que je vous dis. Je crois que je m’enrôlerai ce soir dansvotre régiment. Si je ne le fais pas maintenant, c’est que je n’aipas besoin de prendre avant ce soir un engagement qui ne pourraplus être rétracté. Où vous trouverai-je donc dans lasoirée ? »

Son ami répliqua avec quelque répugnance, etaprès beaucoup d’inutiles instances pour régler immédiatementl’affaire, que son quartier général était à la BûcheTortue, dans Tower-Street, où on le trouverait éveillé jusqu’àminuit, et dormant jusqu’au lendemain à l’heure du déjeuner.

« Et si je vais vous rejoindre (il y a unmillion à parier contre un que j’irai), quand m’emmènerez-vous deLondres ? demanda Joe.

– Demain matin, à huit heures et demie,répliqua le sergent, Vous partirez pour l’étranger… pour unecontrée où tout est soleil et pillage… le plus beau climat dumonde.

– Partir pour l’étranger, dit Joe endonnant une poignée de main, c’est précisément ce que je souhaite.Vous pouvez m’attendre.

– Vous êtes un des lurons qu’il nousfaut, cria le sergent, retenait la main de Joe dans l’excès de sonenthousiasme. Vous êtes un luron à faire vite votre chemin. Je nedis pas ça par jalousie ou parce que je voudrais diminuer en rienl’honneur de vos succès ; mais, si j’avais été élevé etinstruit comme vous, je serais à présent colonel.

– À d’autres, l’ami ! dit Joe ;je ne suis pas si nigaud que vous croyez. Il y a nécessité quand lediable vous pousse, et le diable qui me pousse, c’est une boursevide et des contrariétés à la maison. Pour l’instant, adieu.

– Vivent le roi et le pays ! cria lesergent en agitant son drapeau.

– Vivent le pain et laviande ! » cria Joe en faisant claquer ses doigts. Etc’est ainsi qu’ils se séparèrent.

Il avait très peu d’argent dans sa poche, sipeu en vérité que, après avoir payé son déjeuner (car il était trophonnête et peut-être aussi trop fier pour laisser l’écot à lacharge de son père), il ne lui restait qu’un penny. Il eutnéanmoins le courage de résister à toutes les affectueusesimportunités du sergent, qui le conduisit jusqu’à la porte avecbeaucoup de protestations d’éternelle amitié et le pria enparticulier de lui faire la faveur d’accepter un seul et uniqueshilling d’avance sur son engagement. Rejetant à la fois ses offresd’espèces et de crédit, Joe s’en alla comme il était venu, avec sonbâton et son paquet, déterminé à passer sa journée le mieux qu’ilpourrait, et à se rendre chez le serrurier le soir à labrune ; car il ne voulait pas après tout partir sans dire unmot d’adieu à la charmante Dolly Varden.

Il sortit de Londres par Islington et poussajusqu’à Highgate ; il s’assit sur bien des pierres, devantbien des portes, mais il n’entendit pas les cloches lui dire des’en retourner. C’était bon du temps du noble Whittington, la finefleur des marchands ; mais les cloches ont fini par avoirmoins de sympathie pour l’humanité. Elles ne sonnent que pour del’argent et dans des occasions solennelles. Le nombre des émigrantss’est accru ; des vaisseaux quittent la Tamise pour delointaines régions, n’ayant pas d’autre cargaison de la poupe à laproue, et les cloches restent silencieuses, elles ne sonnent plusni supplications ni regrets ; elles sont accoutumées auxdéparts, et se sont faites aux usages du monde.

Joe acheta un petit pain, et réduisit sabourse (sauf une différence) à la condition de la célèbre bourse deFortunatus, laquelle contenait toujours la même somme, quels quefussent les besoins de son possesseur privilégié. Dans nos tempsplus réalistes, où les fées sont mortes et enterrées, il y a encoreune foule de bourses qui ont la même vertu. Le total qu’ellescontiennent s’expriment en arithmétique par un cercle vicieux qu’onpeut additionner ou multiplier par sa propre somme sans changer lerésultat du problème résultat clair et net s’il en futjamais : 0 X 0 = 0.

Le soir arriva enfin. Avec le sentiment dedésolation d’un homme qui n’avait ni feu ni lieu, et qui étaitcomplètement seul dans le monde pour la première fois, il sedirigea vers la maison du serrurier. Il avait différé jusqu’à cetteheure, sachant que Mme Varden allait quelquefois seule, ouaccompagnée seulement de Miggs, entendre des sermons du soir, etespérant ardemment que ce serait peut-être une de ses soirées deculture morale.

Il se promena deux ou trois fois de long enlarge devant la maison, de l’autre côté de la rue ; et, commeil revenait sur ses pas, il entrevit soudain une jupe qui flottaità la porte. C’était celle de Dolly ; à quelle autrepouvait-elle appartenir ? il n’y avait que sa robe pour avoircette tournure. Il s’arma donc de tout son courage, et suivit lajupe dans l’atelier de la Clef d’Or.

Comme il boucha le jour de la porte enentrant, Dolly se retourna pour regarder. « Oh quellefigure ! ma foi je ne regrette pas, pensa Joe, d’être tombésur ce pauvre Tom Cobb. Elle est vingt fois plus belle que jamais.Elle épouserait un lord qu’elle lui ferait honneur. »

Il ne le dit pas, il se contenta de lepenser ; peut-être était-ce écrit aussi dans ses yeux. Dollyfut joyeuse de le voir ; mais, comme elle était si fâchée queson père et sa mère se trouvassent absents, Joe la supplia de nepoint s’en tourmenter du tout.

Dolly hésitait à le conduire dans la salle àmanger, car il y faisait presque noir ; en même temps ellehésitait à causer debout dans la boutique, où il faisait encoreclair, et où l’on était vu de tous les passants. Ils étaientarrivés comme ça jusqu’à la petite forge, et Joe tenait la main deDolly dans la sienne (il n’en avait pas le droit, car Dolly n’avaitentendu lui donner qu’une poignée de main), comme s’ils étaient làdevant quelque autel mythologique pour se marier, si bien quec’était la position la plus embarrassante du monde.

« Je suis venu, dit Joe, vous dire adieu,vous dire adieu je ne sais pour combien d’années, peut-être pourtoujours. Je pars pour l’étranger. »

C’était précisément ce qu’il n’aurait pas dûdire. Il parlait là comme un gentleman maître de sa personne libred’aller, de venir, de courir le monde selon son bon plaisir,lorsque le galant carrossier avait juré pas plus tard que la veilleau soir que Mlle Varden le retenait dans des chaînesadamantines, lorsqu’il avait positivement déclaré en termes exprèsqu’elle le faisait mourir à petit feu, et que dans une quinzaineplus ou moins, il s’attendait à faire une fin décente et à laisserson établissement à sa mère.

Dolly dégagea sa main et dit :« Vraiment ? » faisant observer, sans reprendrehaleine qu’il faisait bien beau ce soir, bref, elle ne trahit pasplus d’émotion que l’enclume même de la forge.

« Je n’ai pu partir, dit Joe, sans venirvous voir. Je n’en avais pas le courage. »

Dolly témoigna qu’elle était bien fâchée qu’ileût pris tant de peine. C’était une si longue course, el il devaitavoir tant de choses à faire ! Et comment allaitM. Willet, ce bon vieux gentleman ?

« Est-ce là tout ce que vous avez à medire ? s’écria Joe.

– Tout ! Bonté divine ! Et surquoi donc avait compté ce garçon-là ? » Elle fut obligéede prendre son tablier d’une main et de jeter les yeux sur l’ourletd’un bout à l’autre, pour s’empêcher de lui rire au nez, car cen’était pas un effet de son trouble ou de sa stupéfaction.Oh ! pas du tout.

Joe avait peu d’expérience en affairesd’amour, et il n’avait aucune idée de la manière dont les jeunesdemoiselles varient selon les temps. Il s’attendait à retrouverDolly juste au point où il l’avait laissée lors de ce délicieuxvoyage nocturne, et il n’était pas plus préparé à un tel changementqu’à voir le soleil et la lune changer de place. Il avait étésoutenu toute la journée par l’idée vague qu’elle lui diraitcertainement : « Ne partez pas, » ou « Ne nousquittez pas, » ou : « Pourquoipartez-vous ? » ou « Pourquoi nousquittez-vous ? » ou qu’elle lui donnerait quelque petitencouragement de ce genre ; il avait même admis comme possiblequ’elle fondît en larmes, qu’elle se précipitât dans ses bras, ouqu’elle tombât en pamoison sans un mot, sans un signe aupréalable : mais il avait été si loin de penser à rien quiapprochât d’une pareille ligne de conduite, qu’il ne put que laregarder avec un silencieux étonnement.

Dolly cependant en revenait aux coins de sontablier, mesurait les côtes, effaçait les plis, et restait aussisilencieuse que lui-même. Enfin, après une longue pause, Joe luidit au revoir.

« Au revoir ! dit Dolly, avec unsourire aussi agréable que s’il allait dans la rue voisine faire untour avant de revenir souper, au revoir !

– Voyons, dit Joe, en lui tendant sesdeux mains, Dolly, chère Dolly, ne nous séparons pas comme cela. Jevous aime tendrement, de tout mon cœur et de toute mon âme, avecautant de sincérité et de sérieux que jamais homme aima une femmedans ce monde, je le crois. Je suis un pauvre garçon, comme voussavez, plus pauvre à présent que jamais, car j’ai fui de la maisonpaternelle, ne pouvant souffrir plus longtemps d’être traité de lasorte, et il faut que je fasse mon chemin sans aucune aide. Vousêtes belle, admirée, vous êtes aimée de chacun, vous êtes dansl’aisance et heureuse, puissiez-vous toujours l’être ! Le cielme préserve de compromettre votre bonheur ! mais dites-moi unmot de consolation Je n’ai pas le droit de le réclamer de vous, jele sais ; mais je vous le demande parce que je vous aime, etque le moindre mot de vous sera pour un moi un trésor que jegarderai chèrement pendant toute ma vie. Dolly, ma chère Dolly,n’avez vous rien à me dire ?

– Non, rien. »

Dolly était coquette de sa nature, et de plusenfant gâté. Elle n’avait pas du tout envie qu’on vînt la prendred’assaut de cette manière-là. Le carrossier aurait fondu en larmes,il se serait agenouillé, il se serait fait des reproches, il auraitcrispé ses mains, frappé sa poitrine, serré sa cravate às’étrangler, et fait toute sorte de poésie. Joe n’avait pas besoind’aller à l’étranger. Il n’avait pas le droit d’en être capable,et, puisqu’il était dans les chaînes adamantines, il ne pouvaitplus disposer de lui.

« Je vous ai dit au revoir, dit Dolly, etencore deux fois. 0tez tout de suite votre bras, monsieur Joseph,ou j’appelle Miggs.

– Je ne vous ferai pas de reprochesrépondit Joe, c’est ma faute sans doute J’ai cru quelquefois quevous ne me méprisiez pas mais c’était folie de ma part. Je doisêtre méprisé de quiconque a vu la vie que j’ai menée, de vous plusque de tous les autres. Que Dieu vous bénisse ! »

Il était parti, ma foi l ! mais partipour de bon. Dolly attendit un peu de temps pensant qu’il allaitrevenir sur ses pas, elle se coula près de la porte, regarda dansla rue, à droite et à gauche, autant que l’obscurité croissante lelui permit rentra dans la boutique, attendit encore un peu plus,monta en fredonnant un air, s’enferma au verrou, laissa tomber satête sur son lit, et pleura comme si son cœur eût voulu éclater. Etcependant ces natures-là sont faites de tant de contradictions, quesi Joe Willet était revenu ce soir, le lendemain, la semainesuivante, le mois suivant, elle l’aurait traité absolument de lamême façon, quitte à pleurer encore après, avec la mêmedouleur.

Elle n’eut pas sitôt quitté la boutique qu’onaurait pu voir surgir de derrière la cheminée de la forge unefigure qui était déjà sortie deux ou trois fois de ladite cachettesans être vue, et qui, après s’être assurée qu’il n’y avaitpersonne, fut suivie d’une jambe, d’une épaule, et ainsigraduellement, jusqu’à ce que parut en son entier la forme bienaccusée de M. Tappertit, avec un bonnet de papier grisnégligemment enfoncé sur un des côtes de sa tête, et les deuxpoings fièrement plantés sur les hanches.

« Mes oreilles m’ont-elles trompé, ditl’apprenti, ou est-ce que je rêve ? Dois-je te remercier, ôFortune, ou te maudire ? lequel des deux ? »

Il descendit gravement du lieu élevé qu’iloccupait, prit son morceau de miroir, le planta contre la muraillesur le banc habituel, frisa sa tête, et regarda ses jambes avecattention.

« Si ce sont là des rêves, dit Sim en lescaressant, je souhaite aux sculpteurs d’en avoir de pareils et deles façonner sur ce moule à leur réveil. Mais non, c’est bien uneréalité. Le sommeil ne vous fait pas des membres comme ceux-là.Tremble, Willet, tremble de désespoir. Elle est à moi ! Elleest à moi ! »

En achevant ces triomphantes paroles, ilsaisit un marteau et en asséna un coup violent sur une vis quireprésentait aux yeux de son imagination la caboche ou la tête deJoseph Willet. Cela fait, il poussa un long éclat de rire donttressaillit Mlle Miggs même dans sa lointaine cuisine ;et plongeant sa tête dans un bol rempli d’eau, il eut recours àl’essuie-mains placé en dedans de la porte du cabinet, et s’enservit à la fois pour étouffer ses sentiments et sécher safigure.

Joe, inconsolable et abattu, mais plein decourage pourtant, en quittant la maison du serrurier, se dirigea deson mieux vers la Bûche Tortue, et demanda là son ami lesergent. Celui-ci, qui ne s’attendait guère à le voir, le reçut àbras ouverts. Cinq minutes après son arrivée à cette taverne, ilétait enrôlé parmi les braves défenseurs de son pays natal ;et au bout d’une demi-heure on le régalait à souper d’un platfumant de tripes bouillies aux oignons, préparé, comme le luiassura plus d’une fois son nouvel ami, par l’ordre exprès de Satrès sacrée Majesté le roi. Ce mets lui sembla fort savoureux aprèsson long jeûne ; il y fit donc grand honneur, et quand ill’eut accompagné des divers toasts d’un fidèle sujet envers sonprince et sa patrie, on le conduisit à une paillasse dans ungrenier à foin, au-dessus de l’écurie, et on l’y enferma pour lanuit.

Le lendemain, grâce au soin obligeant de sonmartial ami, il trouva son chapeau décoré de plusieurs rubansbigarrés qui lui donnaient un air coquet. En compagnie de cetofficier, et de trois autres militaires nouvellement enrôlés, sibien enrubannés comme lui, que sous ce nuage flottant on ne pouvaitdistinguer que trois souliers, une botte, et un habit et demi, ilalla vers le bord du fleuve. Là ils furent rejoints par un caporalet quatre héros de plus, dont deux étaient ivres et tapageurs, etles deux autres sobres et repentants, mais ayant chacun, comme Joe,son bâton poudreux et son paquet au bout. La société s’embarqua surun bateau de passage en destination pour Gravesend, d’où on devaitaller pédestrement à Chatham. Le vent les favorisait, et ils eurentbientôt laissé Londres derrière eux ; ce n’était plus qu’unbrouillard sombre, le fantôme d’un géant dans les airs.

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