Barnabé Rudge – Tome I

Chapitre 39

 

Les applaudissements que la danse exécutée parHugh et son nouvel ami arracha aux spectateurs de la Botten’avaient pas encore cessé, et les deux danseurs étaient encoretout haletants de leurs gambades, qui avaient été d’un caractèredes plus violents, quand la compagnie reçut du renfort. Lesnouveaux venus, composés d’un détachement des Bouledogues Unis,furent reçus avec des marques très flatteuses de distinction et derespect.

Le chef de cette petite troupe (car ilsn’étaient que trois en le comptant) était notre ancienneconnaissance, M. Tappertit, qui semblait, physiquementparlant, être devenu plus petit avec les années, particulièrementdes jambes : jamais vous n’en avez vu de plus fluettes ;mais par exemple, au point de vue moral, en dignité personnelle, enestime de soi-même, il avait acquis des proportions gigantesques.Il ne fallait pas avoir l’esprit bien observateur pour découvrirces sentiments chez l’ex-apprenti : car non seulement il lesproclamait, de manière à faire impression et à éviter touteméprise, par sa majestueuse démarche et son œil flamboyant, mais enoutre il avait trouvé un moyen frappant de révélation dans son nezretroussé, qui semblait affecter pour toutes les choses de la terrele plus profond dédain, et ne voulait entrer en communion qu’avecle ciel, sa patrie.

M. Tappertit, comme chef ou capitaine desBouledogues, était accompagné de ses deux lieutenants : l’un,le long camarade de sa vie juvénile ; l’autre, un chevalierapprenti au temps jadis, Marc Gilbert, engagé anciennement chezThomas Curzon de la Toison d’or. Ces gentlemen, comme lui-même,étaient maintenant émancipés de leur esclavage d’apprenti, etservaient en qualité d’ouvriers ; mais c’étaient, dans leurhumble émulation de son grand exemple, des esprits hardis,audacieux, et ils aspiraient à un rôle distingué dans les grandsévénements politiques. De là leur alliance avec l’Associationprotestante d’Angleterre, sanctionnée par le nom de lord GeorgesGordon ; de là aussi leur visite actuelle à la Botte.

« Gentlemen ! dit M. Tappertit,en ôtant son chapeau comme fait un grand général qui s’adresse àses troupes. Bonne rencontre ! Milord me fait ainsi qu’à vousl’honneur de nous envoyer ses compliments personnels.

– Vous avez vu milord aussi, n’est-cepas ? dit Dennis ; moi, je l’ai vu dans l’après-midi.

– Mon devoir m’appelait au couloir de laChambre après la fermeture de notre boutique ; et c’est là queje l’ai vu, monsieur, répliqua M. Tappertit, en même tempsqu’il s’assit avec ses lieutenants. Comment vousportez-vous ?

– À merveille, maître, à merveille, ditle luron. Voici un nouveau frère, inscrit en règle noir sur blanc,par maître Gashford. Il fera honneur à la cause, c’est un vraisans-souci, une artère de mon cœur. Regardez-moi ça ; n’est-cepas qu’il a l’air d’un homme qui fera l’affaire ? Qu’endites-vous ? cria-t-il en donnant une tape à Hugh sur ledos.

– Que j’en aie l’air ou pas l’air, ditHugh, dont le bras fit un moulinet d’ivrogne, je suis l’homme qu’ilvous faut. Je hais les papistes, tous du premier jusqu’au dernier.Ils me haïssent et je les hais. Ils me font tout le mal qu’ilspeuvent, et je leur ferai tout le mal que je pourrai.Hourra !

– Y eut-il jamais, dit Dennis en regardantautour de la salle, lorsque l’écho de la voix pétulante de Hugh sefut évanoui, avez-vous jamais vu pareil gaillard ?Tenez ! vous me croirez si vous voulez, frères, mais maîtreGashford aurait pu courir cent milles et enrôler cinquante hommesordinaires, qu’ils n’auraient pas valu celui-ci. »

La majeure partie de la société souscrivitimplicitement à cette opinion, et témoigna sa confiance dans Hughpar des signes de tête et des coups d’œil très significatifs.M. Tappertit, de son siège, le contempla longtemps en silence,comme s’il suspendait son jugement ; puis il s’approcha de luiun peu plus près, pour l’examiner plus soigneusement, puis allatout contre lui, et le prenant à part dans un coinsombre :

« Dites-moi, demanda-t-il, en commençantson interrogatoire d’un front soucieux, ne vous ai-je pas déjà vuquelque part ?

– C’est possible, dit Hugh de son tonindifférent. Je ne sais pas ; je n’en serais pas étonné.

– Non, mais c’est chose facile à établir,répliqua Sim. Regardez-moi, m’avez-vous déjà vu ? Il estprobable que vous ne l’oublieriez pas, vous savez, si vous en aviezeu l’occasion ? Regardez-moi, n’ayez pas peur ; je nevous ferai aucun mal. Regardez-moi bien, voyons,fixement. »

La manière encourageante dontM. Tappertit fit cette demande, en y joignant l’assurance quel’autre ne devait pas avoir peur, amusa Hugh énormément ; à cepoint même qu’il ne vit rien du tout du petit homme qui étaitdevant lui, quand il ferma les yeux dans un accès de fou rire quisecouait ses larges flancs. Il finit par en avoir mal auxcôtes.

« Allons ! dit M. Tappertit,qui commençait à s’impatienter de se voir traité avec cetteirrévérence, me connaissez-vous, mon gars ?

– Non, cria Hugh. Ha ha ha ! non,mais je voudrais bien vous connaître.

– Et moi je gagerais une pièce de septshillings, dit M. Tappertit en se croisant les bras et leregardant en face, les jambes très écartées et solidement plantéessur le sol, que vous avez été palefrenier au Maypole. »

Hugh ouvrit les yeux à ces mots, et le regardad’un air fort surpris.

« Et vous l’étiez en effet, ditM. Tappertit, en poussant Hugh, avec une condescendanceenjouée. Mes yeux n’ont jamais trompé que les jolies femmes !Ne me connaissez-vous pas maintenant ?

– Mais ne seriez-vous pas… ?balbutia Hugh.

– Ne seriez-vous pas… ? ditM. Tappertit. Vous n’en êtes donc pas encore bien sûr ?vous vous rappelez Georges Varden, n’est-ce pas ? »

Certainement Hugh se le rappelait, et il serappelait Dolly Varden, aussi ; mais il ne le lui ditpoint.

« Vous rappelez-vous que j’allai là-bas,avant d’avoir achevé mon apprentissage, et que j’y demandai desnouvelles d’un vagabond qui avait filé, laissant son pèreinconsolable en proie aux plus amères émotions, et tout ce quis’ensuit ? vous le rappelez-vous ? ditM. Tappertit.

– Sans doute, je me le rappelle !cria Hugh. C’est là que je vous ai vu.

– C’est là que vous m’avez vu ? ditM. Tappertit. Oui, certainement c’est là que vous m’avezvu ! on n’y ferait pas grand-chose de bon sans moi. Ne vousrappelez-vous pas que je vous crus l’ami du vagabond, et qu’à cepropos j’étais au moment de vous chercher querelle ? puis,qu’ayant reconnu que vous le détestiez plus que du poison, jevoulus boire un coup avec vous ? Ne vous rappelez-vous pascela ?

– Si fait ! cria Hugh.

– Bien ! et êtes-vous toujours dansles mêmes idées ? dit M. Tappertit.

– Oui ! rugit Hugh.

– Vous parlez en homme, ditM. Tappertit, et je vous donnerai une poignée demain. »

Après ce langage conciliant, le geste suivitde près la parole. Hugh répondit avec empressement aux avances del’autre, et la cérémonie s’accomplit avec des démonstrations defranche cordialité.

« Il se trouve, dit M. Tappertit enregardant à la ronde toute la compagnie, que le frère… je ne saispas son nom… et moi, nous sommes de vieilles connaissances… Vousn’avez plus jamais entendu parler de ce drôle, je suppose,hein ?

– Pas un mot, répliqua Hugh. Je ne ledésire pas. Je ne crois pas que jamais j’en entende parler. Il estmort depuis longtemps, j’espère.

– Espérons, en faveur de l’humanité engénéral et du bonheur de la société, espérons qu’il est mort, ditM. Tappertit en frottant ses jambes avec la paume de sa main,qu’il considérait de temps en temps dans l’intervalle. Votre autremain est-elle un peu plus propre ? C’est la même chose. Bien.Je vous dois une autre poignée de main. Nous la tiendrons pourdonnée, si vous n’y voyez pas d’objection. »

Hugh se mit à rire derechef, et il se livra sicomplètement à sa folle humeur, que ses membres semblèrent sedisloquer et tout son corps courir le risque d’éclater parmorceaux, mais M. Tappertit, loin d’accueillir cette extrêmegaieté de mauvaise grâce, daigna la prendre en très bonne part, etmême il s’associa autant que le pouvait un personnage aussi graveet d’un rang aussi élevé, qui sait la réserve et le décorum qu’ondoit s’attendre à voir garder en toute occasion par un homme quioccupe une haute position.

M. Tappertit ne se borna pas là, commeeussent fait beaucoup de personnages publics, mais, ayant appeléses deux lieutenants, il leur présenta Hugh avec les plus grandesrecommandations déclarant que, par le temps qui courait, c’était unhomme qui ne pouvait être trop bien traité. En outre, il lui fitl’honneur de remarquer que c’était une acquisition dont lesBouledogues Unis eux-mêmes seraient fiers, et, après s’être assuré,en le sondant qu’il était tout prêt à entrer volontiers dans laSociété (car Hugh n’avait pas l’ombre d’un scrupule, et il seserait ligué ce soir-là avec n’importe quoi, ou n’importe qui, pourn’importe quel dessein), il voulut que les préliminairesindispensables fussent accomplis sur place. Cet honneur rendu à songrand mérite n’enchanta personne plus que M. Dennis, comme ille proclama lui-même avec force jurons des plus satisfaisants, etvéritablement l’assemblée tout entière en ressentit unesatisfaction infinie.

« Faites de moi ce que vousvoudrez ! cria Hugh en agitant en l’air le pot qu’il avaitdéjà vidé plus d’une fois. Imposez-moi le service quelconque quivous plaira Je suis votre homme. Je remplirai mon devoir. Voici moncapitaine… voici mon chef. Ha ha ha ! Qu’il m’en donnel’ordre, je combattrai à moi seul tout le parlement, ou je mettraiune torche allumée au trône même du roi ! »

En disant cela, il frappa M. Tappertitsur le dos avec une telle violence que son petit corps en parutréduit à sa plus simple expression, puis il recommença ses éclatsde rire à réveiller en sursaut, dans leurs lits, les enfantstrouvés du voisinage.

Le fait est que l’idée du singulier patronageauquel il se trouvait accouplé avait pour lui quelque chose de sicomique que son rude cerveau ne pouvait s’en détacher. La simplecirconstance d’avoir pour patron ce grand homme qu’il eût écraséd’une main, s’offrit à ses yeux sous des couleurs si excentriqueset si fantasques, qu’une sorte de gaieté sauvage le possédait toutentier et subjuguait tout à fait sa brutale nature. Il réitéra seséclats de rire, porta cent toasts à M. Tappertit, se déclaraBouledogue jusque dans la moelle des os, et jura de lui être fidèlejusqu’à la dernière goutte de sang qui coulait dans ses veines.

M. Tappertit reçut tous ces complimentscomme choses fort naturelles… peut-être un peu flatteuses dans leurgenre, mais dont on ne devait attribuer l’exagération qu’à sonimmense supériorité. Son aplomb plein de dignité ne fit que réjouirHugh encore davantage, en un mot, le géant et le nain contractèrentune amitié qui promettait d’être durable : car l’un regardaitle commandement comme son droit légitime, et l’autre considéraitl’obéissance comme une exquise plaisanterie, et, pour faire voirqu’il ne serait pas un de ces acolytes passifs, qui se fontscrupule d’agir sans ordres précis et définis, lorsqueM. Tappertit monta sur un tonneau vide qui était debout enguise de tribune, dans la salle, et qu’il improvisa un speech surla crise alarmante prête à éclater, le gaillard Hugh alla se placerà côté de l’orateur, et, bien qu’il ricanât d’une oreille à l’autreà chaque mot que disait son capitaine, il adressa aux railleurs desavertissements si expressifs par la manœuvre de son gourdin, queceux qui étaient d’abord les plus disposés à interrompre l’orateurdevinrent d’une attention remarquable et furent les premiers àtémoigner hautement leur approbation.

Tout n’était pas néanmoins tapage et badinageà la Botte, toute la compagnie n’écoutait pas le speech. Il yavait, à l’autre bout de la salle (longue chambre, basse deplafond), quelques hommes en conversation sérieuse pendant cetemps-là. Lorsqu’un des personnages de ce groupe s’en allaitdehors, on était sûr de voir de nouvelles recrues entrer après ets’asseoir à leur tour, comme si on devait les relever de faction,et il était assez clair que la chose se passait ainsi, car ceschangements avaient lieu de demi-heure en demi-heure, au coup del’horloge. Ces personnes chuchotaient beaucoup entre elles, setenaient à distance et regardaient souvent alentour, comme si ellesne voulaient pas que leurs discours fussent entendus. Deux ou troisd’entre elles consignaient dans des registres les rapports desautres, à ce qu’il semblait ; quand elles n’étaient pasoccupées de ce soin, l’une d’elles recourait aux journaux quiétaient éparpillés sur la table, et lisait aux autres, à voixbasse, dans la Chronique de Saint-James, le Messager, la Chroniqueou l’Avertisseur public, quelque passage relatif à la question quiles intéressait tous si profondément. Mais ce qui attirait le plusleur attention, c’était un pamphlet intitulé le Foudroyant, quiavait épousé leurs opinions et que l’on supposait, à cette époque,émaner directement de l’Association. Il était toujours demandé, et,soit qu’il fût lu tout haut à un petit groupe avide ou médité parun lecteur isolé, la lecture en était infailliblement suivie d’uneconversation orageuse et de regards très animés.

Au milieu de son allégresse et de sonadmiration pour son capitaine, Hugh reconnut, à ces signes etd’autres encore, l’air de mystère qui l’avait déjà frappé avantd’entrer. Il était clair comme le jour qu’il y avait là-dessousquelque projet sérieux, et que les bruyantes régalades du cabaretcachaient des menées dangereuses. Peu ému de cette découverte, iln’en était pas moins satisfait de ses quartiers, et il y seraitdemeuré jusqu’au matin si son conducteur ne s’était levé bientôtaprès minuit pour rentrer chez lui. M. Tappertit, ayant suivil’exemple de M. Dennis, ne laissa plus à Hugh aucun prétextede rester. Ils quittèrent donc ensemble la taverne tous les trois,en braillant une chanson de Pas de papisme à faireretentir toute la campagne de ce vacarme affreux.

« Allez, capitaine ! cria Hughlorsqu’ils eurent braillé jusqu’à en perdre la respiration. Encoreun couplet ! »

M. Tappertit, sans la moindre répugnance,recommença ; et le trio continua sa route d’un pas chancelant,bras dessus, bras dessous, poussant des cris enragés et défiant leguet avec une grande valeur. Il est vrai qu’il n’y avait pas à celaune grande bravoure ni une hardiesse exagérée, vu que les watchmend’alors, n’ayant pas d’autres titres à leur emploi qu’un âge trèsavancé et des infirmités constatées, s’enfermaient d’habitudehermétiquement et vivement dans leurs guérites aux premierssymptômes de troubles et n’en sortaient que quand ils avaientdisparu. M. Dennis, qui avait une voix de basse-taille et despoumons d’une puissance considérable se distinguaitparticulièrement dans ce genre, ce qui lui fit beaucoup d’honneurauprès de ses deux compagnons.

« Quel drôle de garçon vous êtes !dit M. Tappertit. Vous êtes joliment discret et réservé.Pourquoi ne dites-vous jamais votre profession ?

– Répondez tout de suite au capitaine,cria Hugh en lui enfonçant son chapeau sur la tête. Pourquoi nedites-vous jamais votre profession ?

– J’ai une profession aussi distinguée,frère, que n’importe quel gentleman en Angleterre… une occupationaussi douce que n’importe quel gentleman peut en désirer une.

– Avez-vous fait un apprentissage ?demanda M. Tappertit.

– Non. Génie naturel, dit M. Dennis.Pas d’apprentissage. Ça m’est venu tout seul. Maître Gashfordconnaît ma profession. Regardez cette main que voici ; ehbien ! elle a fait plus d’une besogne avec une propreté et unedextérité inconnues auparavant. Lorsque je regarde cette main, ditM. Dennis en l’agitant en l’air, et que je me rappelle lesélégantes besognes qu’elle a troussées, je me sens tout à faitmélancolique de penser que je deviens vieux et faible. Mais voilàla vie du monde ! »

Il poussa un profond soupir en s’abandonnant àces réflexions, puis, mettant d’un air distrait ses doigts sur lagorge de Hugh, et particulièrement sous l’oreille gauche comme s’ilétudiait le développement anatomique de cette partie de saconstitution, il hocha la tête d’une manière consternée et versa devraies larmes.

« Vous êtes une espèce d’artiste, jesuppose… hein ? dit M. Tappertit.

– Oui, répliqua Dennis, oui… Je peuxm’appeler un artiste… un ouvrier de fantaisie, « l’artembellit la nature ; » telle est ma devise.

– Et comment appelez-vous ceci ? ditM. Tappertit en lui prenant le bâton qu’il avait à lamain.

– C’est mon portrait qui est en haut,répliqua Dennis, le trouvez-vous ressemblant ?

– Eh ! mais… il est un peu tropbeau, dit M. Tappertit. Qui l’a fait ? Vous ?

– Moi ! repartit Dennis encontemplant avec tendresse son image. Je voudrais bien avoir cetalent. Cela fut sculpté par un de mes amis, qui n’existe plus. Laveille même de sa mort, il tailla cela de mémoire avec son couteaude poche ! « Je mourrai bravement, dit mon ami, et mesderniers instants seront consacrés à faire le portrait deDennis » Voilà ce que c’est.

– Voilà une drôle d’idée ! ditM. Tappertit.

– Ah ! oui, une drôle d’idée !répliqua l’autre en soufflant sur le nez de son image et lepolissant avec le manche de son habit, mais c’était aussi un drôlede sujet… une espèce de bohémien… un des plus beaux hommes et desmieux découplés que vous ayez jamais vus. Ah ! il me dit deschoses qui vous feraient joliment tressaillir, cet ami-là, le matindu jour où il mourut.

– Vous étiez donc avec lui dans cemoment-le ? dit M. Tappertit.

– Mais, oui, répondit Dennis avec unregard singulier, j’y étais. Oh ! certainement que j’yétais ! Sans moi, il ne serait point parti pour l’autre mondeaussi confortablement de moitié. Je m’étais trouvé avec trois ouquatre membres de sa famille dans les mêmes circonstances.C’étaient tous de beaux garçons.

– Ils devaient bien vous aimer, remarquaM, Tappertit en lui lançant un coup d’œil oblique.

– Je ne sais pas s’ils m’aimaient bien,en effet, dit Dennis avec quelque hésitation, mais ils m’eurenttous auprès d’eux à leur décès. Aussi j’ai honte de leurgarde-robe. Ce foulard que vous voyez autour de mon cou appartenaità celui dont je vous parle, celui qui fit ce portrait. »

M Tappertit regarda l’article désigné, etparut se dire en lui-même que le défunt avait sur la toilette desidées particulières, et qui dans tous les cas, n’étaient pasruineuses. Il n’en fit cependant pas tout haut la remarque, etlaissa son mystérieux camarade continuer sans interruption.

« Cette culotte dit Dennis en frottantses jambes, cette culotte même… elle appartenait à un de mes amisqui a échappé pour toujours aux tribulations d’ici-bas : cethabit aussi … j’ai souvent marché derrière cet habit, dans lesrues, en me demandant s’il ne me reviendrait pas quelquejour ; cette paire de souliers a dansé une bourrée, aux piedsd’un autre individu, devant mes yeux, une demi-douzaine de fois aumoins, et quant à mon chapeau, dit il en l’ôtant et le faisanttourner sur son poing, Seigneur Dieu ! quand je pense que j’aivu ce chapeau monter Holborn sur le siège d’une voiture de louage…ah ! bien des fois, bien des fois !

– Vous ne voulez pas dire que ceux quiont porté jadis ces objets soient tous morts, j’espère ? ditM. Tappertit, s’éloignant un peu de lui en lui posant cettequestion.

– Il n’y en a pas un qui soit en vie,répliqua Dennis, pas un, depuis le premier jusqu’audernier. »

Il y avait quelque chose de si lugubre danscette circonstance, et qui expliquait d’une manière si étrange etsi horrible son habillement fané, décoloré, peut-être par la terredes tombeaux, que M. Tappertit annonça brusquement qu’ilsuivait un autre chemin, et s’arrêta tout court pour lui souhaiterle bonsoir de tout son cœur. Comme ils se trouvaient près deOld-Bailey[30], et que M. Dennis se rappela qu’ily avait des porte-clefs dans la loge du concierge avec lesquels ilpourrait passer la nuit à discuter sur des sujets intéressants poureux tous, sur quelque point de sa profession, au coin du feu, envidant le petit verre de l’amitié, il se sépara de ses compagnonssans trop de regret, et ayant échangé une cordiale poignée de mainavec Hugh en lui donnant rendez vous pour le lendemain matin, debonne heure, à la Botte, il les laissa poursuivre leur route.

« C’est un drôle de corps, ditM. Tappertit en observant le chapeau de feu le cocher defiacre descendre la rue avec un mouvement oscillatoire. Je ne peuxpas deviner ce qu’il est. Pourquoi donc n’a t-il pas des culottesde commande comme tout le monde ? Qu’est-ce qui l’empêche deporter des habits de vivant ?

– C’est un homme chanceux, capitaine,cria Hugh. Je voudrais bien avoir des amis tels que les siens.

– J’espère toujours qu’il ne leur faitpas faire leur testament pour les assommer ensuite, ditM. Tappertit d’un air soucieux. Mais allons, les BouledoguesUnis m’attendent. En avant !… Qu’est-ce que vousavez ?

– Quelque chose que j’avais tout à faitoublié, dit Hugh, qui venait de tressaillir en entendant unehorloge voisine. J’ai quelqu’un à voir cette nuit… Il faut que jeretourne tout de suite sur mes pas. Tandis que nous étions là àboire et à chanter, ça m’était sorti de la tête. C’est bien heureuxque je me le sois rappelé. »

M. Tappertit le regarda comme s’il eûtété sur le point d’exprimer quelques reproches majestueux au sujetde cet acte de désertion ; mais la précipitation de Hughmontrant clairement que l’affaire était pressante, il lui fit grâcede ses observations, et lui accorda la permission de partirsur-le-champ, faveur précieuse que l’autre reconnut par un grandéclat de rire.

« Bonne nuit, capitaine ! cria-t-il.Je suis à vous à la vie à la mort, souvenez-vous-en.

– Adieu ! dit M. Tappertit enagitant sa main. Hardiesse et vigilance !

– Pas de papisme, capitaine ! rugitHugh.

– Plutôt voir l’Angleterre dans lesang ! » cria son terrible chef.

Sur quoi Hugh applaudit, toujours en riant auxéclats, et se mit à courir comme un lévrier.

« Cet homme fera honneur à mon corps, ditSimon en tournant sur son talon d’un air pensif. Et voyons un peu.Dans un changement de société, qui est inévitable, si nous noussoulevons et que nous remportions la victoire, quand la fille duserrurier sera à moi, il faudra me débarrasser de Miggs d’unemanière quelconque, ou un soir, pendant mon absence, elleempoisonnera la bouilloire à thé. Il pourrait épouser Miggs dans unmoment d’ivresse. Oui, c’est ça. Je vais en prendrenote. »

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