Barnabé Rudge – Tome I

Chapitre 16

 

Une série de peintures représentant les ruesde Londres la nuit, à la date comparativement récente de cettehistoire, offrirait aux yeux quelque chose d’un caractère sidifférent de la réalité dont nous sommes aujourd’hui les témoins,qu’il serait difficile pour le spectateur de reconnaître ses plusfamilières promenades à la distance d’un demi-siècle ou à peuprès.

Elles étaient, depuis la première jusqu’à ladernière, depuis la plus large et la plus belle jusqu’à la plusétroite et la moins fréquentée, fort ténébreuses. Les réverbères àmèche de coton imbibée d’huile, quoique régulièrement visités deuxou trois fois durant les longues nuits d’hiver, ne brûlaient qu’àpeine dans les meilleurs cas, et à une heure avancée, lorsqu’ilsn’avaient plus l’assistance des lampes et des chandelles desboutiques, ils ne projetaient sur le trottoir qu’une traînée delumière douteuse, laissant les portes en saillie et les façades desmaisons dans la plus profonde obscurité. Une foule de cours et deruelles étaient totalement abandonnées aux ténèbres. Les voiespubliques d’un ordre inférieur où une faible lumière clignotaitpour une vingtaine de maisons, passaient pour être très favorisées.Même dans ces quartiers, les habitants avaient souvent de bonsmotifs pour éteindre leur réverbère aussitôt qu’on l’allumait, etla surveillance étant impuissante à les empêcher de le faire, ilsne se gênaient pas pour recommencer selon leur bon plaisir. Ainsi,dans les passages les mieux éclairés, il y avait à chaque tournant,quelque place obscure et dangereuse où un voleur pouvait se sauveret se cacher et où peu de gens se souciaient de le suivre, et lacité était alors séparée des faubourgs, qui l’ont rejointe depuispar une ceinture de champs, d’allées vertes de terres incultes, deroutes solitaires, qui permettaient au malfaiteur, même quand lapoursuite était vive, de s’échapper aisément.

Il ne faut pas s’étonner qu’à la faveur de cescirconstances en pleine et incessante activité, des vols dans lesrues, vols souvent accompagnés de cruelles blessures, et maintesfois de mort d’homme, eussent lieu nuitamment au cœur même deLondres, ni que les gens paisibles éprouvassent une grande frayeurà traverser ses rues quand les boutiques étaient fermées. Pour ceuxqui rentraient seuls chez eux à minuit, c’était une habitude assezcommune de tenir le milieu de la chaussée afin d’être mieux engarde contre les voleurs en embuscade sur les bas-côtés ; on yregardait pour s’en retourner, sur le tard à Kentish Town ou àHampstead, ou même à Kensington et à Chelsea, sans armes et sansescorte, celui-là qui venait de faire blanc de son épée au souperde la taverne, et qui n’avait qu’un mille environ à faire, n’étaitpas fâché de payer un porteur de torche pour se faire escorterjusque chez lui.

Beaucoup d’autres détails caractéristiques,pas tout à fait si désagréables se voyaient alors à Londres dansles voies de circulation, détails avec lesquels on était depuislongtemps familiarisé. Quelques boutiques, spécialement celles ducôté oriental de Temple-Bar, adhéraient encore à l’ancien usage desuspendre à l’extérieur une enseigne, et ces belles images, encriant et se balançant dans leurs cadres de fer durant les nuitsvendeuses, formaient, pour les oreilles de ceux qui étaient au lit,mais réveillés, ou de ceux qui traversaient les ruesprécipitamment, un concert étrange et lamentable. De longuesstations de voitures de louage et des groupes de porteurs dechaise, en comparaison desquels les cochers d’à présent sont douxet polis, obstruaient la voie publique et remplissaient l’air declameurs. Les caveaux nocturnes indiqués par un petit courant delumière qui, franchissant le trottoir, s’étendait jusqu’au milieude la rue, et par le tapage étouffé des voix d’en bas restaientbéants pour recevoir et régaler les êtres les plus dépravés desdeux sexes. Sous chaque auvent et à l’encoignure de chaque édificedes porteurs de torches, en petits groupes perdaient au jeu leurgain de la journée, ou l’un deux, plus las que les autres cédait ausommeil, et laissait le reste de sa torche tomber en sifflant surle sol bourbeux.

Il y avait aussi le veilleur avec son bâton etsa lanterne, criant l’heure qu’il était et le temps qu’il faisait,et ceux qui, réveillés à sa voix, se retournaient dans leur lit, nel’en trouvaient que meilleur en apprenant avec plaisir qu’ilpleuvait ou qu’il neigeait, ou qu’il ventait, ou qu’il gelait, sansqu’ils en souffrissent en rien dans leur confort. Le passantsolitaire tressaillait au cri des porteurs de chaise :« Place, s’il vous plaît ! » lorsque deux de ceshommes arrivaient en trottant et le dépassaient avec leur véhiculeà vide, renversé en arrière pour montrer qu’il était libre, en seprécipitant vers la station la plus proche. Mainte chaiseparticulière renfermant quelque belle dame monstrueusement garniede cerceaux et de falbalas, et précédée de coureurs portant desflambeaux, dont les éteignoirs sont encore suspendus devant laporte d’un petit nombre de maisons du meilleur genre, donnait à larue un moment de gaieté et de légèreté, pendant qu’elle y passaiten dansant, pour la rendre plus sombre et plus sinistre encorelorsqu’elle avait passé. Ce n’était pas chose rare, pour cescoureurs, qui menaient tout le monde tambour battant, de se prendrede querelle dans la salle des domestiques tandis qu’ils attendaientleurs maîtres et leurs maîtresses ; d’en venir aux coups soitlà, soit dehors dans la rue, et de joncher le lieu de l’escarmouchede poudre à cheveux, de morceaux de perruques et de bouquetséparpillés. Le jeu, ce vice si répandu dans tous les rangs (ilétait mis naturellement à la mode par l’exemple des classessupérieures) était en général la cause de ces disputes ; carles cartes et les dés s’étalaient aussi à découvert, enfantaientautant de mal, et produisaient une excitation aussi grande dans lesvestibules que dans les salons. Tandis que des incidents de cegenre, provenant de soirées, de mascarades ou de parties auquadrille[17], se passaient à l’extrémité orientalede la ville, de lourdes diligences et des charrettes massives (iln’y avait pas d’ailleurs grande différence de vitesse) roulaientlentement leur cargaison vers la cité ; le cocher, leconducteur, les voyageurs, étaient armés jusqu’aux dents ; ladiligence, en retard d’un jour ou deux peut-être, mais on n’yregardait pas de si près, était dévalisée par des voleurs de grandchemin. Ces voleurs-là ne se faisaient pas scrupule d’attaquer,souvent seuls de leur bande, toute une caravane d’hommes et demarchandises ; ils tuaient quelquefois à coups de fusil unvoyageur ou deux ; quelquefois aussi ils se faisaient tuereux-mêmes, selon que le cas se présentait. Le lendemain, le bruitde ce nouvel acte d’audace sur les routes parcourait la ville etfournissait matière aux conversations pendant quelques heures. Puisune procession publique de quelques beaux gentlemen (à moitiéivres), dirigés sur Tyburn, habillés à la dernière mode, etmaudissant l’aumônier de la prison avec une bravoure et une grâceinexprimables, offrait à la populace un agréable divertissement enmême temps qu’un grand et salutaire exemple.

Parmi tous les redoutables individus qui,profitant d’un tel état de société, rôdaient et se cachaient lanuit dans la capitale, il y avait un homme dont beaucoup d’autres,aussi rudes et aussi farouches que lui, s’écartaient avec uneterreur involontaire. Qui il était, d’où il venait, c’était unequestion souvent faite, mais à laquelle personne ne pouvaitrépondre. On ignorait son nom ; il n’y avait pas plus de huitjours qu’on l’avait vu pour la première fois, et il était égalementinconnu des vieux et des jeunes scélérats dont il s’aventurait sanscrainte à hanter les repaires. Ce ne pouvait être un espion, car ilne relevait jamais son chapeau rabattu pour regarder autour delui ; il n’entrait en conversation avec personne, nes’occupait en rien de ce qui se passait, n’écoutait aucun discours,n’examinait ni ceux qui arrivaient ni ceux qui s’en allaient. Maisaussitôt qu’on était au fort de la nuit, on était sûr de leretrouver au milieu de la cohue des caveaux nocturnes où serendaient les bandits de tout grade ; et il y restait assisjusqu’au matin.

Ce n’était pas seulement à leurs fêteslicencieuses qu’il avait l’air d’un spectre, de quelque chose quiles glaçait au milieu de leur bruyante gogaille, et les obsédaitcomme un fantôme ; sorti de là, il était le même. Dès qu’ilfaisait sombre, il était dehors, jamais en compagnie de qui que cefût, mais toujours seul ; jamais ne s’arrêtant, ne flânant,mais toujours marchant d’un pas rapide, regardant par-dessus sonépaule de temps en temps, et, après avoir regardé ainsi, accélérantson pas. Dans les champs, dans les sentiers, dans les routes, danstous les quartiers de la ville, est, ouest, nord et sud, on voyaitcet homme glisser comme une ombre. Il était toujours pressé. Ceuxqui le rencontraient le voyaient passer bien vite ; ilssurprenaient son coup d’œil en arrière, et le voyaient se perdredans l’obscurité.

Cette constante agitation, cette fuite erranteet perpétuelle, donnaient naissance à d’étranges histoires ;on l’avait vu en des endroits si éloignés l’un de l’autre et à desheures si rapprochées, qu’il y avait des gens qui n’étaient pasbien sûrs, qu’au lieu d’être tout seul, cet homme-là ne fût pasdouble ou triple, avec des moyens surnaturels pour voyager d’unendroit à un autre. Le voleur à pied qui se cachait dans un fossél’avait remarqué passant comme un spectre le long du bord ; levagabond l’avait vu sur la grande route ténébreuse ; lemendiant l’avait vu s’arrêter sur un pont, baisser la tête pourregarder l’eau, puis filer encore ; ceux qui trafiquaient descadavres avec les chirurgiens pouvaient jurer qu’il couchait dansdes cimetières, et qu’ils l’avaient vu fuir en glissant parmi lestombes, à leur approche. Et, lorsqu’on se racontait ces histoires àl’oreille l’un de l’autre, on était tout étonné que le narrateur,après avoir regardé autour de lui, tirait son auditeur par lamanche pour lui dire : « Chut ! il estlà. »

Enfin un homme, un de ceux qui travaillentdans le cadavre, résolut de questionner cet étrange compagnon. Lanuit suivante, quand l’autre eut mangé sa pauvre pitance avecvoracité (on avait observé que c’était sa coutume de manger de lasorte, comme s’il ne faisait pas d’autres repas de tout le jour),notre gaillard vint s’asseoir auprès de l’inconnu, coude àcoude.

« Une sombre nuit, maître !

– Oui, une sombre nuit.

– Plus sombre que la dernière, bienqu’elle fût noire comme de la poix. N’est-ce pas vous que j’aicroisé proche la barrière, sur la route d’Oxford ?

– Comme il vous plaira. Je ne saispas.

– Allons, allons, maître, cria lequestionneur, encouragé par les regards de ses camarades et luitapant sur l’épaule, soyez donc plus sociable, plus communicatif.Il faut se conduire en gentleman quand on est en si bonnecompagnie. Il circule des histoires parmi nous que vous êtes venduau diable, et que sais-je encore ?

– Est-ce que nous ne le sommes pas tousici ? répliqua l’inconnu en redressant la tête. Si nous étionsmoins nombreux, peut-être nous donnerait-il un meilleur prix.

– Ma foi ! ça ne vous profite pasbeaucoup, en effet, dit le loustic, lorsque l’inconnu laissa voirsa sauvage figure toute crasseuse et ses vêtements en lambeaux.Qu’est-ce que ça veut dire ? Allons ! gai, gai, monmaître ! un couplet de chansonnette à nous faire rire auxéclats !

– Si vous voulez entendre chanter, vousn’avez qu’à chanter vous-même, répliqua l’autre en l’écartant avecrudesse ; mais ne me touchez pas, pour peu que vous ayez deprudence. Je porte des armes qui partent aisément ; ellesl’ont déjà fait avant cette heure-ci, et des étrangers qui n’ensavent pas le truc s’exposent en mettant la main sur moi.

– Est-ce une menace ? dit lequestionneur.

– Oui, » répliqua l’inconnu en selevant, se tournant vers lui, et regardant à la ronde avec un airfarouche, comme dans l’appréhension d’une attaque générale.

Sa voix, son regard, son attitude, exprimantla scélératesse qui ne calcule rien et qui est capable de tout,domptèrent l’assistance par le dégoût autant que par la crainte.Quoique dans une sphère très différente, c’était encore l’effetdéjà produit au Maypole.

« Je suis ce que vous êtes tous, et jevis comme vous vivez tous, dit l’inconnu d’un ton sévère après uncourt silence. Je me cache ici comme les autres, et, si nous étionssurpris, je jouerais peut-être mon rôle avec les meilleurs d’entrevous. Si mon humeur est qu’on me laisse tranquille, laissez-moitranquille, ou bien, et il fit alors un terrible jurement, il yaura quelque mauvais coup de fait dans ce lieu quoique vous soyezplus de vingt contre moi. »

Un sourd murmure, qui tenait peut-être à laterreur qu’inspirait l’homme et au mystère qui l’environnaitpeut-être aussi à la sincère opinion de quelques-uns desspectateurs, que ce serait un fâcheux précédent de se mêler d’unefaçon trop curieuse des affaires personnelles d’un gentleman quandil juge à propos de les celer, avertit l’auteur de la querellequ’il n’avait rien de mieux à faire que de ne pas la mener plusloin. Peu de temps après, l’inconnu se coucha sur un banc pourdormir, et, lorsqu’on se remit à penser à lui, il avaitdisparu.

Le lendemain soir, aussitôt que fut venuel’obscurité, il circula de nouveau et traversa les rues, il alladevant la maison du serrurier plus d’une fois mais la famille étaitabsente et tout était fermé. Ce soir-là, par le pont de Londres, ilarriva dans Southwark. Comme il enfilait une rue longue, une femmeavec un petit panier au bras tournait pour y entrer à l’autre bout.Dès qu’il la vit, il se cacha sous une espèce de voûte, et se tintà l’écart jusqu’à ce qu’elle fût passée ; alors il sortit desa cachette et la suivit.

Elle entra dans différentes boutiques pour yacheter diverses provisions de ménage, et, autour de chaque endroitoù elle s’arrêta, il voltigea comme son mauvais génie, la suivantchaque fois qu’elle reparaissait. Il était près de neuf heures, etles rues se dégarnissaient vite de passants, lorsqu’elle retournasur ses pas, sans doute pour aller au logis. Le fantôme la suivitencore.

Elle reprit la même rue borgne où il l’avaitaperçue la première fois ; cette rue, n’ayant pas de boutiqueset étant étroite, se trouvait extrêmement sombre. La pauvre femme ydoubla le pas, comme si elle eût craint d’être arrêtée etdépouillée de ce qu’elle avait sur elle, quoiqu’elle n’eût pasgrand’chose. Il rampa le long de l’autre côté. Eût-elle été douéede la vitesse du vent, il semblait que l’ombre terrible de cethomme l’eût suivie à la trace et réduite aux abois.

Enfin la veuve, car c’était elle, atteignit sapropre porte, et, toute haletante, elle fit une pose pour prendrela clef dans son panier. La joue en feu, par suite de sa marcheprécipitée, et peut-être aussi de sa joie d’être arrivée saine etsauve au logis, elle se baissa pour tirer la clef, lorsque, enrelevant la tête, elle le vit qui se tenait silencieusement auprèsd’elle : l’apparition d’un rêve.

Il lui mit la main sur la bouche, mais c’étaitinutile, car sa langue, s’attachant à son palais, ne lui laissaitnul moyen de crier.

« Voilà plusieurs soirs que je vousguette. La maison est-elle libre ? Répondez. Y a-t-ilquelqu’un chez vous ? »

Elle ne put répondre que par un râle dans songosier.

« Faites-moi un signe. «

Elle sembla indiquer qu’il n’y avait personnechez elle. Il prit la clef, ouvrit la porte, déposa la malheureuseà l’intérieur, et ferma la porte avec soin derrière eux.

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