Barnabé Rudge – Tome I

Chapitre 4

 

Passons au vénérable faubourg de Clerkenwell,car c’était jadis un faubourg ; pénétrons dans cette partie de  ses confins la plus voisine de Charter-House, et dans une de ces  rues fraîches, ombreuses, dont il ne reste plus que quelques  échantillons éparpillés dans ces vieux quartiers de la capitale.Là, chaque demeure végète tranquillement comme un bon vieux  bourgeois qui, depuis longues années, retiré des affaires, roupille  sur ses infirmités, jusqu’à ce que par la suite du temps il fasse  la culbute pour céder la place à quelque jeune héritier, dont  l’extravagante vanité se pavanera dans les ornements en stuc de sa maison rajeunie et dans tous les colifichets de l’architecture  moderne. C’est dans ce quartier et dans une rue de ce genre que  nous réclament les faits du présent chapitre.

À l’époque dont il s’agit, quoiqu’elle ne date  que de soixante-dix ans, une très grande partie de Londres  n’existait pas encore. Même les plus effrénés spéculateurs   n’avaient point fait éclore dans leurs cerveaux d’immenses lignes  de rues reliant High gate avec White chapel, ni des rassemblements de  palais sur des marécages desséchés et comblés, ni de petites cités  en rase campagne. Quoique cette partie de la ville fût alors, comme  de nos jours, sillonnée de rues et fort peuplée, sa physionomie  était bien différente. La plupart des maisons avaient des  jardins ; le long du trottoir s’élevaient des arbres ; on  respirait de tout côté une fraîcheur que, par ce temps-ci, on y  chercherait vainement. On avait à sa porte des champs à travers  lesquels serpentaient les eaux de New River, et il se faisait là  dans l’été de joyeuses fenaisons. La nature n’était pas si  éloignée, si reculée qu’elle l’est de nos jours ; et,quoiqu’il y eût beaucoup d’industries actives dans Clerkenwell, et  des ateliers de bijoutier par vingtaines, c’était un endroit plus  salubre, plus à proximité des fermes, qu’une foule d’habitants du  nouveau Londres ne seraient disposés à le croire, plus à portée  aussi des promenades pour les amoureux, promenades qui se   changèrent en cours dégoûtantes, longtemps avant que les amoureux  de ce siècle eussent été mis au monde, ou, selon la phrase  consacrée, avant qu’on pensât seulement à eux.

Dans l’une de ces rues, la plus propre de  toutes, et du côté de l’ombre (car les bonnes ménagères savent que  le soleil endommage les tentures objet de leurs soins, et elles aiment mieux l’ombre que l’éclat des rayons pénétrants} se trouvait  la maison dont nous avons à nous occuper. C’était un modeste bâtiment, qui n’était pas de la dernière mode, ni trop large, ni trop étroit, ni trop haut ; il n’avait pas de ses façades  hardies avec ces grandes fenêtres qui vous regardent  effrontément ; c’était une maison timide, clignant des yeux,pour ainsi dire, avec un toit en cône qui se dressait en forme de  pic au-dessus de la fenêtre du grenier, garnie de quatre petits carreaux de vitre, comme un chapeau à cornes sur la tête d’un  monsieur âgé, qui n’a qu’un œil. Elle n’était pas bâtie en briques  ni en pierres de taille, mais en bois et en plâtre ; elle  n’avait pas été dessinée avec un monotone et fatigant respect de la  symétrie, car il n’y avait pas deux fenêtres pareilles ;chacune d’elles semblait tenir à ne ressembler à rien.

La boutique, car il y avait une boutique,était au rez-de-chaussée, comme toutes les boutiques ; mais là  toute ressemblance entre elle et une autre boutique cessait  brusquement. Les gens qui entraient ou sortaient n’avaient pas à  monter quelques marches, ou à glisser de plain-pied sur le sol au  niveau de la rue ; mais il leur fallait descendre par trois  degrés fort roides, et plonger comme dans une cave. La place était  pavée avec de la pierre et de la brique, ainsi qu’aurait pu l’être  celle de toute autre cave ; et, au lieu d’une fenêtre à  châssis et à vitres, il y avait un grand battant ou volet de bois  peint en noir, presque à hauteur d’appui, qui se reployait pendant  le jour, donnant autant de froid que de jour, très souvent même  moins de jour que de froid. Derrière cette boutique était une salle  à manger lambrissée ayant vue d’abord sur une cour pavée, et au  delà sur une terrasse et un petit jardin à quelques pieds au-dessus  de la salle. Tout le monde aurait supposé que cette salle  lambrissée, sauf la porte de communication par laquelle on avait  été introduit, était retranchée du reste de l’univers ; et  véritablement on avait remarqué que beaucoup d’étrangers, en y  entrant pour la première fois, étaient devenus extrêmement pensifs,et semblaient chercher à résoudre dans leur esprit le problème de  savoir si les chambres de l’étage supérieur n’étaient accessibles  que du dehors par des échelles, ne soupçonnant jamais que deux des  portes les moins prétentieuses et les plus invraisemblables qu’il y  eût au monde, et que les plus ingénieux mécaniciens de la terre  devaient de toute nécessité supposer des portes de cabinets,ouvraient une issue hors de cette salle, chacune sans la moindre  préparation et sans livrer plus d’un quart de pouce de passage, sur  deux escaliers noirs et tournants, l’un dirigé vers le haut,l’autre vers le bas : car c’étaient là les seuls moyens de  communication entre cette pièce et les autres parties de la   maison.

Avec toutes ces singularités, il n’y avait pas  une maison plus propre, plus scrupuleusement rangée, plus  minutieusement ordonnée dans Clerkenwell, dans Londres, dans toute  l’Angleterre. Il n’y avait pas de croisées mieux nettoyées, de  planchers plus blancs, de poêles plus brillants, de meubles en   vieil acajou d’un lustre plus admirable. On ne frottait pas, on ne  grattait pas, on ne brunissait pas, on ne polissait pas davantage  dans toutes les maisons de la rue prises ensemble. Et cette  perfection n’était pas obtenue sans quelques frais, quelques  peines, et une grande dépense de poumons : les voisins ne s’en  apercevaient que trop, quand la bonne dame du logis veillait et  aidait elle-même à ce que tout fût mis en état les jours de  nettoyage, ce qui, d’habitude, avait lieu du lundi matin au samedi  soir, ces deux jours inclus.

Appuyé contre le montant de la porte de ce  logis qui était le sien, le serrurier se tenait debout de bonne  heure, le lendemain du jour où avait eu lieu sa rencontre avec le blessé, considérant d’un air inconsolable son enseigne, une grande  clef de bois, peinte en jaune vif pour simuler l’or, laquelle  pendillait sur le devant de la maison et oscillait à droite et à  gauche en criant d’une manière lugubre, comme si elle se plaignait de n’avoir rien à ouvrir. Quelquefois il regardait par-dessus son  épaule dans la boutique, qui était si assombrie par les nombreuses  marques de sa profession, si noircie par la fumée d’une petite  forge, près de laquelle son apprenti était à l’ouvrage, qu’il eût  été difficile, pour un œil inaccoutumé à des investigations de ce  genre, de distinguer là autre chose que divers outils d’une façon  et d’une forme grossières, de grands paquets de clefs rouillées,des morceaux de fer, des serrures à moitié finies, et maint objet  de même nature, garnissant les murailles ou pendant en grappes du  plafond.

Après une longue et patiente contemplation de  la clef d’or, et plusieurs coups d’œil lancés ainsi derrière lui,Gabriel fit quelques pas dans la rue, et dirigea un regard furtif  vers les fenêtres de l’étage supérieur. L’une d’elles, par hasard,s’ouvrit toute grande en ce moment, et une figure friponne  rencontra la sienne. C’était une figure illuminée par la plus  aimable paire d’yeux étincelants sur lesquels un serrurier eût  jamais fixé sa vue ; c’était la figure d’une jeune folle,jolie, rieuse, aux fraîches fossettes pleines de santé, la  véritable personnification de la bonne humeur et de la beauté dans  sa fleur.

« Chut ! dit elle tout bas, en se  penchant et montrant avec malice la fenêtre d’au-dessous ;mère dort encore.

– Encore, ma chérie ! répondit le  serrurier du même ton. Tu en parles à ton aise. Ne dirait-on pas  qu’elle a dormi toute la nuit, quand elle n’a guère eu plus d’une  demi-heure de sommeil ? Mais, Dieu soit loué ! le sommeil  est une bénédiction… il n’y a pas de doute à cela. »

Le serrurier marmotta ces derniers mots pour lui seul.

« C’est bien cruel à vous de nous avoir  tenus sur pied si tard dans la nuit, sans seulement nous dire où  vous étiez, et sans nous envoyer au moins un petit mot pour nous  rassurer, reprit la jeune fille.

– Ah ! Dolly, Dolly ! répliqua  le serrurier secouant la tête et souriant, c’est bien cruel à vous  d’avoir couru là-haut dans votre chagrin, pour vous mettre au  lit ! Descendez déjeuner, petite folle, et bien doucement, ou  vous réveilleriez votre mère. Elle doit être fatiguée, j’en suis  sûr ; certainement elle doit l’être. »

Gardant pour lui ces derniers mots, et  répondant au signe de tête de sa fille, il allait entrer dans sa  boutique, la figure encore toute rayonnante du sourire que Dolly y  avait éveillé, lorsqu’il put voir, juste au moment même, le bonnet  de papier goudronné de son apprenti faire un plongeon afin d’éviter  l’œil du maître, et se reculer de la fenêtre, pour retourner en  tapinois à sa première place, où il ne fut pas plutôt qu’il se mit  à jouer vigoureusement du marteau.

« Encore Simon aux aguets ! se dit  Gabriel ; ça ne vaut rien. Que diable croit-il donc que la  petite va dire ? Toujours je le surprends à écouter  lorsqu’elle parle, jamais à un autre moment. Mauvaise habitude,Sim, que de se cacher comme ça pour faire ses coups à la sourdine.Ah ! vous avez beau jouer du marteau, vous ne m’ôterez pas  cela de l’idée, quand vous y travailleriez toute votre  vie. »

En se parlant ainsi à lui-même et secouant la  tête d’un air grave, il rentra dans l’atelier et toisa l’objet de ces remarques.

« En voilà assez pour l’instant, dit le  serrurier. Il est inutile de continuer ce bruit infernal. Le  déjeuner est prêt.

– Monsieur, dit Sim en levant les yeux  sur son maître avec une politesse étonnante et un petit salut à lui qui s’arrêtait net au cou, je suis à vous immédiatement.

– Je suppose, marmotta Gabriel, que c’est  une phase de « la Guirlande de l’Apprenti, » ou des« Délices de l’Apprenti, » ou du « Chansonnier de  l’Apprenti, » ou du « Guide de l’Apprenti à la  Potence, » ou de quelque autre livre instructif de ce  genre-là. Bon ! ne va-t-il pas maintenant se faire  beau !…un amour de serrurier, ma foi. »

Sans se douter le moins du monde que son  maître l’observait de la sombre encoignure près de la porte de la  salle à manger, Sim jeta son bonnet de papier, sauta à bas de son  siège, et, en deux pas extraordinaires, quelque chose entre  l’enjambée d’un patineur et celle d’un danseur de menuet, il bondit  jusqu’à une sorte de lavabo à l’autre bout de l’atelier, et là il  fit disparaître de sa figure et de ses mains toutes les traces du  travail de la matinée, exécutant le même pas pendant tout le temps  avec le plus grand sérieux. Cela fait, il tira de quelque endroit  caché un petit morceau de miroir, dont il s’aida pour arranger ses  cheveux et constater l’état exact d’un petit bouton qu’il avait sur  le nez. Ayant alors parachevé sa toilette, il posa le morceau de  miroir sur un banc peu élevé, et regarda par-dessus son épaule tout  ce qui put se refléter de ses jambes dans un cadre si étroit, avec  une extrême complaisance et une extrême satisfaction.

Sim, comme on l’appelait dans la famille du  serrurier, ou M. Simon Tappertit, comme il s’appelait lui-même  et exigeait que tout le monde l’appelât au dehors, les jours de  fête, sans compter les dimanches, était un drôle de corps, d’une  figure mince, aux cheveux plats, aux petits yeux, de petite taille,n’ayant pas beaucoup plus de cinq pieds, mais absolument convaincu  dans son propre esprit qu’il était au-dessus de la taille moyenne,et plutôt grand qu’autrement. Sa personne, qui était bien faite,quoique des plus maigres, lui inspirait une haute admiration ;et ses jambes, qui, dans sa culotte courte, étaient deux curiosités, deux raretés, au point de vue de leur exiguïté,excitaient en lui l’enthousiasme à un degré voisin de l’extase. Il  avait aussi quelques idées majestueusement nuageuses, que n’avaient  jamais sondées à fond ses amis les plus intimes, sur la puissance  de son œil. On n’ignorait pas qu’il était allé jusqu’à se vanter de  pouvoir complètement réduire et subjuguer la plus fière beauté par  un simple procédé qu’il définissait « l’œillade fascinatrice ; » mais il faut ajouter que de cette  puissance, pas plus que d’un don homogène qu’il prétendait avoir de  vaincre et dompter les animaux, même enragés, il n’avait jamais  fourni de preuve qu’on pût estimer tout à fait satisfaisante et  décisive.

Ces prémisses permettent de conclure que le petit corps de M. Tappertit renfermait une âme ambitieuse et   pleine de présomption. De même que certaines liqueurs, contenues  dans des barils de dimensions trop étroites, fermentent, s’agitent  et s’échauffent dans leur prison, ainsi l’essence spirituelle de  l’âme de M. Tappertit fumait quelquefois dans le précieux  baril de son corps, jusqu’à ce que, avec beaucoup d’écume, de mousse et de fracas, elle s’ouvrît de force un passage, et emportât  tout devant elle. Il avait coutume de remarquer. dans ces  occasions, que son âme lui avait monté à la tête ; et, dans ce  nouveau genre d’ivresse, il lui était arrivé nombre d’anicroches et  de mésaventures, qu’il avait fréquemment cachées, non sans de  grandes difficultés, à son digne maître.

Sim Tappertit, parmi les autres fantaisies   dont cette âme se repaissait et se régalait incessamment(fantaisies qui, telles que le foie de Prométhée, se multipliaient  par la consommation), avait une haute idée de son ordre ; et  la servante l’avait entendu exprimer ouvertement le regret que les  apprentis ne pussent plus porter de bâtons pour en assommer les  pékins, selon son expression énergique. Il aurait dit aussi qu’on  avait jadis stigmatisé l’honneur de leur corps par l’exécution de  Georges Barnwell ; que les apprentis n’eussent pas dû se  soumettre bassement à cette exécution, qu’ils eussent dû réclamer  leur collègue à la législature, d’abord d’une manière calme, puis,s’il le fallait, au moyen d’un appel aux armes, dont ils auraient  fait usage comme ils l’auraient jugé à propos dans leur sagesse.Ces réflexions l’amenaient toujours à considérer quel glorieux  instrument les apprentis pourraient devenir encore, si seulement  ils avaient à leur tête un esprit supérieur ; et il faisait  alors d’une façon ténébreuse, et terrifiante pour ceux qui  l’écoutaient, allusion à certains gaillards de sa connaissance,tous crânes finis, et à un certain Cœur-de-Lion prêt à devenir leur  capitaine, lequel, une fois en besogne, ferait trembler le  lord-maire sur son trône municipal.

Quant au costume et à la décoration  personnelle, Sim Tappertit n’était pas d’un caractère moins  aventureux ni moins entreprenant. On l’avait vu, chose  incontestable, ôter des manchettes superfines au coin de la rue les  dimanches soir, et les mettre soigneusement dans sa poche avant de  rentrer au logis ; et il était notoire que, tous les jours de  grande fête, il avait l’habitude de changer ses boucles de  genouillères en simple acier contre des boucles de strass reluisant, sous l’abri amical d’un poteau, très commodément planté  audit endroit. Ajoutez à cela qu’il était âgé de vingt ans  juste ; que son extérieur lui en donnait davantage, et sa  suffisance au moins deux cents ; qu’il ne trouvait pas de mal  à ce qu’on le plaisantât en passant sur son admiration pour la  fille de son maître ; et qu’il avait même, comme on  l’invitait, dans une certaine taverne obscure, à proposer la santé  de la dame qu’il honorait de son amour, porté le toast suivant,avec force œillades et lorgnades : « Une belle créature  dont le nom de baptême commence par un D. » Et maintenant le  lecteur sait de Sim Tappertit, qui avait en ce moment rejoint à  table le serrurier, tout ce qu’il est nécessaire d’en savoir pour  faire connaissance avec lui.

C’était un repas substantiel : car,indépendamment du thé de rigueur et de ses accessoires, la table  craquait sous le poids d’une bonne rouelle de bœuf, d’un jambon de  première qualité, et de divers étages de gâteau beurré du  Yorkshire, dont les tranches s’élevaient l’une sur l’autre dans la  disposition la plus appétissante. Il y avait aussi un superbe  cruchon bien verni, ayant la forme d’un vieux bonhomme qui  ressemblait un peu au serrurier ; au-dessus de sa tête chauve  était une belle mousse blanche qui lui tenait lieu de perruque et  promettait, à ne pas s’y tromper, une ale pétillante brassée à la  maison. Mais plus adorable que cette ale jolie brassée à la maison,que le gâteau du Yorkshire, que le jambon, que le bœuf, qu’aucune  autre chose à manger ou à boire que la terre ou l’air ou l’eau pût  fournir, il y avait là, présidant à tout, la fille du serrurier,aux joues de rose : devant ses yeux noirs le bœuf perdait tout son prestige, et la bière n’était plus rien, ou peu s’en faut.

Les pères ne devraient jamais embrasser leurs  filles en présence de jeunes gens. C’est trop aussi. Il y a des  limites aux épreuves humaines. Voilà justement ce que pensait Sim Tappertit quand Gabriel attira, vers ses lèvres les lèvres rosées  de sa fille… Ces lèvres qui étaient chaque jour si près de Sim, et  pourtant si loin ! Il respectait son maître, mais il aurait  souhaité dans ce moment-là que le gâteau de Yorkshire l’étouffât  plutôt.

« Père, dit la fille du serrurier,lorsque fut finie cette embrassade, qu’est-ce donc que  j’apprends ? Est-il bien vrai que cette nuit…

– Tout ça est vrai, chère enfant ;vrai comme l’Évangile, Doll.

– M. Chester fils volé, et gisant  blessé sur la route, quand vous êtes survenu ?

– Oui ; M. Édouard. Et auprès  de lui Barnabé, criant au secours tant qu’il pouvait. Je suis  survenu fort à point, car c’est une route solitaire ; il était  tard, et, comme la nuit était froide, et que le pauvre Barnabé   avait encore moins de raison qu’à l’ordinaire, par suite de sa  surprise et de son épouvante, le jeune monsieur n’en avait pas pour  longtemps de s’en aller dans l’autre monde.

– Je tremble, rien que d’y penser !cria sa fille en frémissant. Comment l’avez-vous reconnu ?

– Reconnu ? répliqua le serrurier.Je ne l’ai pas reconnu. Et le moyen de le reconnaître ? Je ne  l’avais jamais vu ; j’avais seulement mainte fois entendu  parler de lui, comme j’en avais parlé moi-même sans le connaître.Je l’ai transporté chez mistress Rudge, et elle ne l’eut pas plus  tôt vu, qu’elle me dit qui c’était.

– Mlle Emma, père, si cette nouvelle  lui arrive, exagérée comme elle le sera certainement, est capable  d’en devenir folle.

– Eh mais ! écoutez donc encore, et  voyez à quoi un homme s’expose quand il a bon cœur, dit le  serrurier. Mlle Emma était avec son oncle au bal masqué, à  Carlisle-House ; elle y était allée bien malgré elle, m’a-t-on  dit à la Garenne. Savez-vous ce que fait votre imbécile de père,après avoir tenu conseil avec mistress Rudge ? Il y va  lorsqu’il aurait dû être dans son lit ; il sollicite la  protection de son ami le portier, s’affuble d’un masque et d’un  domino, et se mêle aux masques.

– Et comme c’est bien digne de lui  d’avoir fait cela ! s’écria la fillette, lui mettant son beau  bras autour du cou, et lui donnant le plus enthousiaste des  baisers.

– Bien digne de lui ! répéta  Gabriel, qui affectait de grommeler, mais qui évidemment était  enchanté du rôle qu’il avait joué et des louanges de sa fille. Bien  digne de lui ! C’est ainsi que parle votre mère. Cela  n’empêche pas qu’il s’est mêlé à la foule ; harcelé,tourmenté, je vous en réponds, par des gens qui venaient lui  rebattre les oreilles de leur : « Est-ce que tu ne me  connais pas, beau masque ? moi je te connais bien, » et  d’un tas de sottises de cette espèce. Sans compter qu’il y serait  encore à chercher, s’il n’y avait eu, dans une petite salle, une  jeune dame qui venait de retirer son masque, à cause de l’extrême  chaleur de l’endroit, et qui restait assise là toute seule.

– Et c’était elle ? dit sa fille  précipitamment.

– Et c’était elle, répondit le  serrurier ; et je ne lui eus pas plutôt murmuré à l’oreille ce  dont il s’agissait, avec autant de ménagement, Doll, et presque  avec autant d’art que vous auriez pu en mettre vous-même, qu’elle  jeta un cri aigu et s’évanouit.

– Et alors qu’arriva-t-il après ?demanda sa fille.

– Eh mais ! un troupeau de masques  accourut autour d’elle ; il y eut un bruit général, un  brouhaha, et je m’estimai heureux de m’esquiver : voilà tout,répliqua le serrurier. Ce qui arriva lorsque je revins au logis,vous pouvez le deviner, si vous ne l’avez pas entendu. Ah !…Bien… Ma foi ! il ne faut pas toujours avoir la mort dans  l’âme. Passez-moi Tobie par ici, chère enfant. »

Ce Tobie, c’était le cruchon brun dont il a  déjà été fait mention. Le serrurier, qui pendant tout l’entretien  avait exercé d’affreux ravages parmi les comestibles, appliqua les lèvres au front bienveillant du digne bonhomme, et les y laissa si  longtemps collées, tandis qu’il levait lentement le vase en l’air  qu’à la fin il eut la tête de Tobie sur son nez ; alors il fit  claquer ses lèvres, et le replaça sur la table avec un regret plein  de tendresse.

Quoique Sim Tappertit n’eût pas pris part à  cette conversation, et que la parole ne lui eût jamais été  adressée, il n’avait pas manqué de faire en silence les  manifestations d’étonnement qu’il croyait les plus propres à  déployer avec succès la puissance fascinatrice de ses yeux.Regardant la pause qui avait suivi le dialogue comme une  circonstance particulièrement avantageuse, et voulant frapper un  grand coup sur la fille du serrurier (elle le regardait alors, à ce  qu’il croyait dans une muette admiration), il commença à crisper et  contracter sa figure, et principalement ses yeux ; à faire des  contorsions si extraordinaires, si hideuses, si incomparables, que  Gabriel, qui regarda par hasard de son côté, en fut tout ébahi.

« Eh mais ! que diable a donc ce  garçon ? cria le serrurier. Est-ce qu’il s’étouffe ?

– Qui ? demanda Sim avec quelque  dédain.

– Qui ? Eh mais ! vous,répliqua son maître. Pourquoi faites-vous ces horribles grimaces à  table ?

– Chacun son goût, monsieur ; si  j’aime les grimaces, moi ! dit M. Tappertit, un peu  déconcerté ; et ce qui le déconcertait le plus, c’était  d’avoir vu la fille du serrurier sourire.

– Sim, répliqua Gabriel en riant de bon  cœur, pas de bêtises ; je voudrais vous voir devenir  raisonnable. Ces jeunes gens, ajouta-t-il en se tournant vers sa fille, sont toujours à faire quelque folie. Il y a eu une querelle  hier au soir entre Joe Willet et le vieux John, quoique je ne  puisse pas dire que Joe fût tout à fait dans son tort. Un de ces matins on ne le trouvera plus là-bas ; il sera parti pour  chercher fortune, et courir la prétentaine. Eh mais ! qu’y   a-t-il, Doll ? c’est vous qui faites des grimaces maintenant.Allons, je vois bien que les filles ne valent pas mieux que les  garçons !

– C’est le thé, dit Dolly en devenant  tour à tour très rouge et très pâle (c’est toujours comme ça quand  on se brûle), il est si chaud ! »

M. Tappertit fit de gros yeux à un pain  de quatre livres qui était sur la table, et respira fortement.

« Est-ce tout ? répondit le  serrurier. Mets dans ton thé un peu plus de lait. Oui, j’en suis  fâché pour Joe, parce que c’est un brave jeune homme, qui gagne à  être connu, mais il partira tout à coup, vous verrez. Il me l’a, ma  foi ! dit lui-même.

– Vraiment, cria Dolly d’une voix faible,vraiment !

– Est-ce le thé qui vous chatouille  encore le gosier, chère enfant ? » dit le serrurier.

Mais, avant que sa fille eût pu lui répondre,elle fut prise d’une toux importune, d’une espèce de toux si  désagréable que, l’accès fini, des larmes sortaient de ses beaux  yeux. Le bon serrurier était encore à lui donner de petites tapes  sur le dos, et à lui prodiguer de doux remèdes de même nature,lorsqu’on reçut un message de Mme Varden. Elle faisait savoir  à tous ceux que cela pouvait intéresser, qu’elle se sentait  beaucoup trop indisposée pour se lever, après l’agitation et  l’anxiété de la nuit précédente ; qu’en conséquence elle  désirait qu’on lui procurât immédiatement la petite théière noire  avec du bon thé bien fort, une demi-douzaine de rôties beurrées,une platée raisonnable de bœuf et de jambon en tranches minces, et le Manuel protestant en deux volumes in-douze. Comme  quelques autres dames qui, dans les âges reculés, fleurirent sur ce globe, Mme Varden était d’autant plus dévote qu’elle était de  moins bonne humeur. Chaque fois qu’elle et son mari se trouvaient,contre l’habitude, en mésintelligence, le Manuel  protestant reprenait tout de suite faveur.

Sachant par expérience ce que cette requête  voulait dire, le triumvirat dut se dissoudre. Dolly alla faire  exécuter en toute hâte les ordres de sa mère ; Gabriel monta  dans sa carriole pour aller dehors vaquer à quelque affaire, et Sim retourna à sa besogne journalière dans l’atelier, toujours avec ses gros yeux fixes, quoique le pain de quatre livres restât derrière  lui sur la table.

Que dis-je ? ses gros yeux grossirent  encore, et, lorsqu’il eut noué son tablier, ils étaient  gigantesques. Ce ne fut pas avant de s’être plusieurs fois promené  de long en large, les bras croisés, en faisant les plus grandes  enjambées qu’il pouvait faire, et d’avoir écarté à coups de pied  une foule de menus objets, que ces lèvres commencèrent à onduler.Enfin une sombre dérision parut sur ses traits, et il sourit, et en  même temps il proféra avec un mépris suprême le monosyllabe« Joe ! »

« Je l’ai joliment fascinée avec mon  œillade pendant qu’il parlait de ce garçon, dit-il ; voilà  naturellement ce qui l’a rendue si confuse… Joe ! »

Il se repromena de long en large plus vite  encore9, et, s’il est possible, avec de plus grandes  enjambées ; s’arrêtant quelquefois pour regarder un peu ses  jambes, quelque fois pour éjaculer avec un geste terrible un autre« Joe ! » Au bout d’un quart d’heure ou environ, il  reprit le bonnet de papier, et il essaya de travailler. Non, il ne  pouvait venir à bout de rien faire.

« Je ne ferai rien aujourd’hui dit  M. Tappertit en jetant par terre son ouvrage, que repasser. Je vais repasser tous les outils. Le métier de rémouleur va mieux à mon humeur. Joe ! »

Whir-r-r-r. La meule fut bientôt en mouvement,on vit jaillir une pluie d’étincelles : c’était l’occupation qu’il fallait à son esprit effervescent.

Whir-r-r-r-r-r.

« Ça ne se passera pas comme ça !dit M. Tappertit, s’arrêtant d’un air de triomphe et essuyant sur sa manche sa figure échauffée Ça ne se passera pas comme ça. Je désire qu’il n’y ait pas de sang répandu. »

Whir-r-r-r-r-r-r-r.

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