Barnabé Rudge – Tome I

Chapitre 40

 

Songeant fort peu au plan d’heureuxétablissement dont venait d’accoucher pour lui la féconde cervellede son prévoyant capitaine, Hugh ne s’arrêta pas avant que lesgéants de Saint-Dunstan eussent frappé l’heure au-dessus de satête. Alors il fit jouer avec une grande vigueur la poignée d’unepompe qui se trouvait près de là ; et, fourrant sa tête sousle robinet, il se mit à prendre une bonne douche, laissant l’eautomber en cascade de chacun de ses cheveux vierges du peigne ;et quand il fut trempé jusqu’à la ceinture, considérablementrafraîchi d’esprit et de corps par cette ablution, et presquedégrisé pour le moment, il se sécha du mieux qu’il put ; puisil franchit la chaussée, et fit manœuvrer le marteau de la porte deMiddle-Temple.

Le portier de nuit regarda d’un œil revêche àtravers un petit guichet du portail et cria : « Quivive ? » Salut auquel Hugh répondit :« Ami ! » en lui disant de se dépêcher de luiouvrir.

« Nous ne vendons pas de bière ici, crial’homme ; qu’est-ce que vous voulez ?

– Entrer, répliqua Hugh, et il donna ungrand coup de pied dans la porte.

– Pour aller où ?

– À Paper-Buildings.

– Chez qui ?

– Sir John Chester. » Et il accentuachacune de ses réponses d’un nouveau coup de pied.

Après avoir un peu grogné, le portier luiouvrit la porte, et Hugh passa, mais non sans subir une inspectionsérieuse.

« Qui ? vous ? rendre visite àsir John, à cette heure de nuit ! dit l’homme.

– Oui ! dit Hugh. Moi ! eh bienquoi ?

– Mais il faut que je vous accompagne etque je vois si vous y allez, car je ne le crois pas.

– Venez donc alors. »

L’examinant d’un regard soupçonneux, l’homme,avec une clef et une lanterne, marcha à son côté et le suivitjusqu’à la porte de sir John Chester. Le coup de marteau qu’y donnaHugh retentit au travers du sombre escalier comme l’appel d’unfantôme, et fit trembler le pâle lumignon dans la lampeassoupie.

« Croyez-vous maintenant qu’il désire mevoir ? » dit Hugh.

Avant que l’homme eût eu le temps de répondre,on entendit un pas à l’intérieur, une lumière apparut, et sir John,en robe de chambre et en pantoufles, ouvrit la porte.

« Je vous demande pardon, sir John, ditle portier en ôtant son chapeau. Voici un jeune homme qui prétendavoir à vous parler. Ce n’est guère l’heure des visites. J’ai cruprudent de l’accompagner.

– Ah ! ah ! cria sir John enrelevant les sourcils. C’est vous, messager ? Entrez. C’estbien, mon ami. Je loue grandement votre prudence. Merci. Dieu vousbénisse ! Bonne nuit. »

De se voir loué, remercié, honoré d’un :« Dieu vous bénisse ! » et congédié avec lesmots : « Bonne nuit ! » par un gentleman quiavait un sir devant son nom, et qui signait M. P.[31], par-dessus le marché, c’était quelquechose pour un portier. Il se retira très humblement et avec forcesaluts. Sir John suivit dans son cabinet de toilette son visiteurattardé, et, se plaçant dans sa bergère devant le feu, aprèsl’avoir dérangée pour mieux le voir debout devant lui, le chapeau àla main, près de la porte, il le regarda de la tête aux pieds.

C’était bien ce vieillard au visage toujourscalme et agréable ; c’était son teint fleuri, clair, et tout àfait juvénile ; le même sourire ; la précision etl’élégance habituelles de sa toilette ; les dents blanches etbien rangées ; ses manières composées et paisibles ;chaque chose comme elle avait accoutumé d’être : nullesmarques de l’âge ni des passions, ni envie, ni haine, nimécontentement : tout tranquille et serein ; cela faisaitplaisir à voir.

Il signait M. P., mais commentcela ? Eh mais, voici comment. C’était une orgueilleusefamille, plus orgueilleuse, en vérité, qu’opulente. Il avait courule risque d’être arrêté pour dettes, d’avoir affaire auxbaillifs[32] et de tâter de la prison, d’une prisonvulgaire, ouverte aux petites gens qui ne jouissent que de petitsrevenus. Les gentlemen des maisons les plus anciennes n’ont pas deprivilège qui les exempte de si cruelles lois ; il faut pourcela qu’ils appartiennent à une grande maison[33], laseule qui confère ce privilège : alors c’est différent. Unorgueilleux personnage de sa race trouva moyen de l’envoyer auparlement. Il offrit, non pas de payer ses dettes, mais de lelaisser siéger pour un bourg dévoué jusqu’à ce que son propre filseût atteint sa majorité : c’était toujours vingt ans de bon,s’il vivait jusque-là. Cela valait un bill d’insolvabilitéreconnue, et c’était infiniment plus distingué. Voilà comme sirJohn Chester devint un membre du parlement.

Mais pourquoi, sir John ? Rien de sisimple, de si aisé. Que l’épée royale vous touche, et latransformation est accomplie. John Chester, esquire, M. P.,parut à la cour ; il y alla porter une adresse au chef del’État, à la tête d’une députation. Des manières si élégantes, tantde grâce dans le maintien, une conversation si aisée, ne pouvaientpasser inaperçues. Monsieur était trop commun pour un pareilmérite. Un homme si gentlemanesque aurait dû… mais la fortune estsi capricieuse… naître duc : précisément comme quelques ducsauraient dû naître gens de rien. Il plut au roi, s’agenouillachrysalide et se releva papillon. Voilà comment John Chester,esquire, fut fait chevalier et devint sir John.

« Je croyais, quand vous m’avez laissé cesoir, mon estimable connaissance, dit sir John après un silenceassez long, que vous aviez l’intention de revenir plus tôt quecela ?

– Je l’avais en effet, maître.

– Et c’est comme cela que vous avez tenuparole ? riposta M. Chester en jetant les yeux sur samontre. Est-ce là ce que vous voulez dire ? »

Au lieu de répliquer, Hugh s’appuya sur sonautre jambe, fit passer son chapeau dans son autre main, regarda leparquet, le mur, le plafond, et enfin sir John lui-même. Devantl’agréable figure de son hôte, il baissa de nouveau ses yeux, etles fixa sur le parquet.

« Et comment avez-vous employé votretemps ? dit sir John en croisant ses jambes avecindolence ; où avez-vous été ? Quel mal avez-vousfait ?

– Pas de mal du tout, maître, grommelaHugh d’un air humble. Je n’ai fait que ce que vous m’avezordonné.

– Ce que je quoi ? répliquasir John.

– Eh bien alors, dit Hugh avec embarras,ce que vous m’avez conseillé, ce que vous m’avez dit que je devaisou que je pouvais faire, ou que vous feriez vous-même si vous étiezà ma place. Ne soyez donc pas si sévère avec moi,maître. »

Quelque chose comme une expression detriomphe, à la vue du parfait contrôle qu’il avait établi sur cerude instrument, parut un instant dans les traits duchevalier ; mais cela s’évanouit aussitôt qu’il commença derépondre, en se taillant les ongles :

« Lorsque vous dites que je vous aiordonné, mon bon garçon, cela implique que je vous ai chargé defaire quelque chose pour moi… quelque chose que je désirais vousfaire faire… quelque chose de relatif à mes desseins particuliers…vous comprenez ? Or, je n’ai pas besoin, j’en suis sûr,d’insister sur l’extrême absurdité d’une telle idée, encore qu’ellene soit nullement intentionnelle. Ainsi, veuillez (et ici il tournases yeux vers lui) faire plus d’attention à ce que vous dites. Vousy penserez, n’est-ce pas ?

– Je n’ai pas eu l’intention de vousoffenser, dit Hugh. Je ne sais que dire. Vous me tenez de sicourt !

– On vous tiendra de beaucoup plus court,mon bon ami, d’infiniment plus court, un de ces jours ; vouspouvez y compter, répliqua son patron avec calme. À propos, au lieude m’étonner que vous ayez été si long à venir, je devrais plutôtm’étonner que vous soyez venu. Qu’est-ce que vous mevoulez ?

– Vous savez, maître, dit Hugh, que je nepouvais pas lire l’affiche que j’avais trouvée, et que, supposantque c’était quelque chose d’extraordinaire à la façon dont c’étaitenveloppé, je l’apportai ici.

– Et ne pouviez-vous demander à toutautre que moi de vous la lire, ours mal léché ? dit sirJohn.

– Je n’avais personne à qui confier unsecret, maître. Depuis que Barnabé Rudge a disparu pour tout debon, et il y a cinq ans de cela, je n’ai causé qu’avec vousseul.

– Vous m’avez fait un grand honneur,certainement.

– Mes allées et venues, maître, pendanttout ce temps, lorsqu’il y avait quelque chose à vous dire, se sontrépétées, parce que je savais que vous seriez en colère contre moisi je restais à l’écart, dit Hugh, lâchant ses paroles àl’étourdie, après un silence plein d’embarras, et parce que jedésirais faire mon possible pour vous plaire, afin de ne pas vousavoir contre moi. Voilà ! c’est la vraie raison pour laquelleje suis venu cette nuit. Vous le savez bien, maître ; j’ensuis sûr.

– Vous êtes un finaud, répliqua sir Johnen fixant sur lui ses yeux, et vous avez deux faces sous votrecapuchon, tout aussi bien que les plus rusés. Ne m’avez-vous pasdonné, ce soir, dans cette chambre, un tout autre motif ? nem’avez-vous pas dit que vous en vouliez à quelqu’un qui vous atémoigné du mépris dernièrement, et qui, en toute circonstance,vous a malmené ; qui vous a traité plutôt comme un chien quecomme un homme, son semblable ?

– Bien sûr, je vous ai donné cemotif ! cria Hugh en s’emportant, ainsi que l’autre l’avaitprévu ; je vous l’ai dit, et je vous le répète, je ferain’importe quoi pour tirer vengeance de lui ; n’importe quoi.Et quand vous m’avez dit que lui et les catholiques souffriraientde la part de ceux qui se sont réunis sous cette affiche, je vousai déclaré que je voulais être l’un d’eux, leur chef fût-il lediable en personne. Eh bien ! je suis l’un d’eux, à présent.Voyez si je suis homme de parole, et si on peut compter sur moi. Ilest possible que je n’aie pas beaucoup de tête, maître, mais j’aiassez de tête pour me souvenir de ceux qui ont des torts avec moi.Vous verrez, il verra, et cent autres verront si j’en rabattrairien quand le moment sera venu. Ce n’est rien de m’entendre, ilfaut me voir mordre. J’en connais d’aucuns pour qui il vaudraitmieux avoir un lion sauvage au milieu d’eux que moi, quand je seraidéchaîné. Oh oui ! cela vaudrait mieux pour eux. »

Le chevalier le regarda avec un sourirebeaucoup plus significatif qu’à l’ordinaire ; et, lui montrantla vieille armoire, il le suivit des yeux, tandis que Hughremplissait un verre et le vidait d’un trait. M. Chester,derrière le dos de son hôte, sourit d’une façon encore plussignificative.

« Vous êtes d’une humeur tapageuse, monami, dit-il lorsque Hugh se fut retourné de son côté.

– Moi ? non, maître ! criaHugh. Je ne dis pas la moitié de ce que je pense. Je ne sais pasm’exprimer. Je n’ai pas ce don. Il y en a assez qui parlent parminous ; moi, je serai un de ceux qui agissent.

– Ah ! vous avez donc rejoint cesgaillards-là ? dit sir John de l’air de la plus profondeindifférence.

– Oui ; je suis allé à la maison quevous m’aviez désignée, et je me suis fait inscrire comme recrue. Ily avait là un autre homme nommé Dennis.

– Dennis, ah ! oui, cria sir John enriant. Oui, oui, encore un joli garçon, je crois.

– Un fameux luron, maître, un camaradeselon mon cœur, et joliment chaud sur l’affaire en question ;chaud comme braise.

– Je l’ai entendu dire, répliqua sir Johnnégligemment. Vous n’avez pas eu l’occasion d’apprendre quel estson métier, n’est-ce pas ?

– Il n’a pas voulu nous le dire, criaHugh. Il en fait mystère.

– Ah ! ah ! dit sir John enriant ; un étrange caprice ; il y a des gens qui ontcette faiblesse-là. Vous le saurez un jour, je vous le jure.

– Nous sommes des intimes déjà, ditHugh.

– C’est tout à fait naturel ! Etvous avez bu ensemble, hein ? poursuivit sir John. Vous nem’avez pas dit, je crois, où vous êtes allés de compagnie ensortant de chez lord Georges ? »

Hugh ne le lui avait pas dit, et n’avait passongé à le lui dire ; mais il le lui conta ; et cettedemande ayant été suivie d’une longue file de questions, ilrapporta tout ce qui s’était passé, soit à l’intérieur soit àl’extérieur, l’espèce de gens qu’il avait vus, leur nombre, leurssentiments, leur conversation, leurs espérances et leurs intentionsapparentes. Son interrogatoire fut dirigé avec tant d’art, qu’ilcroyait donner tous ces renseignements de lui-même, et non se leslaisser arracher ; et, grâce, à l’habile manège de sir John,il en était tellement convaincu que, lorsqu’il le vit bâiller enfinet se plaindre d’être excessivement fatigué, Hugh lui fit desexcuses à sa manière, de l’avoir tenu là si longtemps à écouter sonbavardage.

« Là, maintenant, allez-vous-en, dit sirJohn en tenant d’une main la porte ouverte. Vous avez fait de lajolie besogne ce soir. Je vous avais dit de ne pas faire cela. Vouspouvez vous mettre dans l’embarras. Mais vous voulez absolument uneoccasion de vous venger de votre orgueilleux ami Haredale, et poury réussir vous risqueriez n’importe quoi, je suppose ?

– Oui, certes, riposta Hugh en s’arrêtantau moment où il sortait et regardant en arrière ; maisqu’est-ce que je risque ? Qu’est-ce que j’ai à perdre,maître ? des amis, un ménage ? je m’en moque pasmal ; je n’en ai pas, ainsi qu’est-ce que ça me fait ?Donnez-moi une bonne bagarre ; laissez-moi régler de vieuxcomptes dans une émeute hardie où il y aura des hommes pour mesoutenir ; et après ça, faites de moi ce que vous voudrez. Aubout du fossé la culbute.

– Qu’avez-vous fait de ce papier ?dit sir John.

– Je l’ai sur moi, maître.

– Jetez-le à terre en vous enallant ; il vaut mieux ne pas garder de ces choses-là sursoi. »

Hugh fit un signe de tête affirmatif, et ôtantson bonnet de l’air le plus respectueux qu’il put prendre, ils’éloigna.

Sir John, ayant mis le verrou à la portederrière son visiteur, revint à son cabinet de toilette, se rassitencore une fois devant le feu, qu’il contempla longtemps dans uneméditation sérieuse.

« Cela va bien, dit-il enfin avec unsourire, et promet merveilles. Voyons un peu. Mes parents et moi,qui sommes les plus chauds protestants du monde, nous souhaitonstout le mal possible à la cause des catholiques romains ; etquant à Saville, qui a présenté le bill en leur faveur, j’ai contrelui en outre une objection personnelle : mais, comme chacun denous fait de sa propre personne le premier article de soncredo, nous ne nous commettrons pas en nous joignant à unfou fieffé, tel que l’est indubitablement ce Gordon. Seulement jepeux fomenter en secret les troubles qu’il occasionne, et me servirdans ce but d’un aussi bon instrument que le sauvage ami qui sortde chez moi, c’est une chose utile pour favoriser nos vues réelles.Je puis encore exprimer dans toutes les conjonctures convenables,en termes modérés et polis, une désapprobation de ses actes, bienque nous soyons d’accord avec lui en principe : c’est le moyeninfaillible de nous faire une réputation de gens honnêtes et droitsdans nos desseins, réputation qui ne peut manquer de nous êtreinfiniment avantageuse, et de nous élever à quelque importancepolitique. Très bien. Voilà pour le côté public de cette affaire.Quant aux considérations privées, j’avoue que, si ces vagabondsfaisaient quelque émeute (ce qui ne semble pas impossible), etqu’ils infligeassent quelque petit châtiment à Haredale, commeétant un des membres les plus actifs de la secte, cela me seraitextrêmement agréable, et m’amuserait outre mesure. Très bienencore ! et même peut-être mieux ! »

Quand il en fut là, il prit une prise detabac, puis commençant à se déshabiller tout doucement, il résumases méditations en disant avec un sourire :

« Je crains, oui, je crains excessivementque mon ami ne marche un peu bien vite sur les traces de sa mère.Son intimité avec M. Dennis est de mauvais augure. Mais je nedoute pas qu’il n’eût toujours fini par là. Si je lui prête lesecours de ma main, la seule différence, c’est qu’il boirapeut-être, au total, un peu moins de gallons, ou de poinçons, ou demuids en cette vie qu’il n’en aurait bu autrement. Cela ne meregarde pas, et c’est d’ailleurs une affaire de minceimportance ! »

Là-dessus il prit une autre prise de tabac, etalla se coucher.

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