Barnabé Rudge – Tome I

Chapitre 15

 

Le lendemain, vers midi, l’hôte de la veillede John Willet, assis en sa propre maison, prolongeait sondéjeuner, entouré d’une variété de jouissances qui laissaientderrière elles, à une distance infinie, les plus énergiquestentatives et le plus haut essor du Maypole pour le bien-être desvoyageurs, et dont la comparaison était loin d’être à l’avantage decette vénérable taverne.

Dans l’embrasure antique d’une fenêtre, sur unsiège aussi large que bien des sofas modernes, et garni de coussinspour tenir lieu d’un voluptueux canapé, dans une chambre spacieuse,M. Chester se dorlotait à son aise devant une table chargéed’un déjeuner complet. Il avait changé sa redingote contre unebelle robe de chambre, ses bottes contre des pantoufles ; ilavait eu bien de la peine à réparer le malheur d’avoir été obligéde faire au Maypole sa toilette, à son lever, sans l’aide de sonnécessaire et de sa garde-robe : mais ayant oublié par degrés,à la faveur de ces ressources domestiques, les désagréments d’unenuit médiocre et d’une chevauchée matinale, il était dans unparfait état d’aménité, d’indolence et de satisfaction.

Il est vrai de dire que la situation où il setrouvait, était singulièrement favorable au développement de cessentiments ; car, sans parler de l’influence nonchalante d’undéjeuner tardif et solitaire, avec l’additionnel sédatif d’unjournal, il y avait autour de son domicile un air de reposparticulier à ce quartier qui semble y peser encore, même de notretemps, quoiqu’il soit aujourd’hui plus bruyant et plus agité qu’iln’était jadis.

Londres offre certainement des quartiers moinspropices que le Temple pour se chauffer au soleil, ou se reposeroisivement à l’ombre, par une journée de chaleur étouffante. Il y aencore dans ses cours quelque chose d’assoupissant, et unemonotonie rêveuse dans ses arbres et ses jardins, ceux quitraversent ses petites rues et ses squares peuvent encore entendrel’écho de leurs pas sur les pierres sonores et lire à ses portes,en y passant du tumulte du Strand et de Fleet-Street :« Quiconque entre ici laisse tout bruit derrière soi. »Il y a encore le clapotement de l’eau qui tombe dans la belle courdes Fontaines, il y a encore des réduits et des coins où lesétudiants obsédés par les créanciers peuvent regarder, du haut deleurs poudreux galetas, un mobile rayon de soleil qui marquettel’ombre des grands bâtiments, et qui ne reflète que par hasard laforme d’un étranger égaré par là. Il y a encore, dans le Temple,quelque chose de l’atmosphère cléricale et monacale que les bureauxpublics de la Justice n’ont pas troublé, et que même les agencesofficielles de jurisprudence n’ont pas pu faire disparaître. Dansl’été, ses pompes fournissent des jets plus frais, plusétincelants, plus profonds que les autres puits, aux flâneursaltérés, en suivant la trace de l’eau que les cruches pleinesrépandent sur le sol brûlant, ils aspirent la fraîcheur, jettent ensoupirant de tristes regards vers la Tamise, et pensent aux bains,aux bateaux, aux excursions aquatiques, avec un mornedésespoir.

C’était dans une chambre de Paper Buildings,rangée de belles demeures qu’ombragent par devant de vieux arbres,et qui ont vue par derrière sur les jardins du Temple, que sedorlotait notre homme à son aise, tantôt reprenant le journal qu’ilavait déposé cent fois, tantôt s’amusant avec les bribes de sonrepas tantôt tirant son cure-dent d’or et regardant à loisir autourde la chambre, ou bien par la fenêtre, dans les allées bienpeignées des jardins, où un petit nombre de gens inoccupés étaientdéjà, quoiqu’il fût de bonne heure, à se promener de côté etd’autre. Ici, une paire d’amants se trouvaient à un rendez-vouspour se quereller et se raccommoder après ; là, une bonned’enfant aux yeux noirs faisait plus d’attention aux étudiants endroit qu’à son marmot ; de ce côté, une vieille fille, tenantun bichon en laisse, jetait sur cette double énormité d’obliquesregards de dédain ; de l’autre côté, un vieux monsieur, grêleet chétif, lorgnait la bonne d’enfant et jetait sur la vieillefille des regards aussi dédaigneux que les siens, et s’étonnait quela malheureuse ne sût pas qu’elle n’était plus jeune. Loin de tousces gens-là, sur le bord du fleuve, deux ou trois couples de gensd’affaires marchaient de long en large, livrés à une conversationsérieuse ; un jeune homme assis sur un banc, et seul, avaitl’air tout pensif.

« Ned est prodigieusement patient !dit M. Chester en lançant un coup d’œil à ce dernier, tandisqu’il remettait sa tasse à thé sur la table et pliait son cure-dentd’or… immensément patient ! Il était assis là-bas quand j’aicommencé à m’habiller, et c’est à peine s’il a changé d’attitudedepuis. Le drôle de garçon ! »

Comme il parlait, l’autre se leva et vint danssa direction d’un pas rapide.

« Vraiment on croirait qu’il m’a entendu,dit le père en reprenant son journal avec un bâillement. CherNed ! »

Aussitôt la porte de la chambre s’ouvrit, etle jeune homme entra ; son père lui dit un petit bonjour de lamain, et sourit.

« Avez-vous assez de loisir pour un courtentretien, monsieur ? dit Édouard

– Assurément, Ned ; j’ai toujours duloisir ; vous connaissez mon tempérament. Avez-vousdéjeuné ?

– Il y a trois heures.

– Quel gaillard matinal ! cria sonpère en le contemplant de derrière son cure-dent avec unlanguissant sourire.

– La vérité est, dit Édouard en avançantune chaise et s’asseyant près de la table, que j’ai mal dormi cettenuit et que j’étais bien aise de me lever de bonne heure. La causede mon malaise ne vous est sans doute pas connue, monsieur, etc’est là-dessus que je désire vous parler.

– Mon cher garçon, répliqua son père,ayez confiance en moi, je vous en prie. Mais vous connaissez montempérament ; pas de phrases.

– Je serai clair et bref, ditÉdouard.

– Ne dites pas que vous le serez, mon bongarçon, répliqua son père en croisant ses jambes, ou vous ne leserez certainement pas. Vous disiez donc…

– Simplement ceci alors, dit le fils d’unair de profonde affliction, que je sais où vous étiez hier soir,parce que j’y étais moi-même, voyez-vous. Je sais qui vous y avezvu et ce que vous y alliez faire.

– Est-il possible ! cria son père.Je suis enchanté de l’apprendre ; cela nous épargne l’ennui,les tiraillements d’une explication, et c’est un grand soulagementpour nous deux. Quoi ! à l’auberge ? Que n’êtes-vous doncmonté ? J’aurais été charmé de vous voir.

– Je savais que ce que j’avais à vousdire serait mieux dit après une nuit de réflexion, quand nousserions tous deux à nous parler plus froidement, répliqua sonfils.

– Devant Dieu, Ned, riposta le père,j’étais assez froidement hier soir. Ce détestable Maypole ! Ilfaut que ce soit quelque infernale invention de celui qui l’aconstruit, il tient le vent et le garde frais. Vous vous rappelezce vent d’est si âpre, et qui soufflait si fort il y a cinqsemaines ? Je vous en donne ma parole d’honneur, il avait éludomicile hier soir dans cette masure, quoiqu’il y eût au dehorscalme plat. Mais vous alliez me dire…

– J’allais vous dire, Dieu sait avecquelle sérieuse conviction, que vous avez fait mon malheur,monsieur. Voulez-vous m’écouter un moment etsérieusement ?

– Mon cher Ned, dit son père, je vousécouterai volontiers avec la patience d’un anachorète. Ayezl’obligeance de me passer le lait.

– J’ai vu hier soir Mlle Haredale,reprit Édouard après avoir accédé à cette requête ; son oncle,en sa présence, immédiatement après votre entrevue, et, comme jesuis forcé de le reconnaître, en conséquence de votre accord, m’adéfendu sa maison, et, avec des circonstances outrageantes qui,j’en suis sûr, sont votre ouvrage, il m’a sommé de sortir àl’instant.

– Je ne suis nullement responsable, jevous en donne ma parole d’honneur, Ned, dit son père, de ses façonsd’agir à votre égard. En cela, il vous faut l’excuser ; c’estun vrai rustre, une bûche, un animal, sans l’ombre de savoir-vivre…Ah ! par exemple, une mouche dans le pot à la crème ! lapremière que j’aie vue de l’année. »

Édouard se leva et fit quelques pas dans lachambre. Son imperturbable père but son thé à petits traits.

« Père, dit le jeune homme, s’arrêtant àla fin devant lui, il n’y a pas à badiner en pareille matière. Nousne devons pas nous tromper l’un l’autre ni nous-mêmes. Laissez-moisoutenir ouvertement le rôle viril que je désire prendre, et ne merepoussez pas par cette indifférence affligeante.

– Si je suis indifférent ou non, répliqual’autre, c’est ce dont je vous laisse juge, mon cher garçon. Unecourse à cheval de vingt-cinq ou trente milles à travers des routesfangeuses ; un dîner du Maypole, un tête-à-tête avec Haredale,ce qui, vanité à part, me rappelait tout à fait la scène entreOrson et Valentine ; un lit du Maypole, un aubergiste duMaypole et un cortège du Maypole, composé d’un idiot et d’uncentaure, j’ai supporté tout cela : est-ce de l’indifférence,cher Ned ? n’est-ce pas plutôt l’excessive sollicitude, ledévouement, et toute chose analogue, d’un père ? Je vous enfais juge vous-même.

– Je désire que vous considériez,monsieur, dit Édouard, dans quelle cruelle situation je suis placé.Aimant Mlle Haredale comme je l’aime…

– Mon cher garçon, interrompit son pèreavec un sourire plein de compassion, non, vous ne faites rien depareil. Vous ne savez pas du tout ce que vous dites. Tout celan’est pas, je vous assure. Maintenant, croyez ce que je vous endis. Vous avez du bon sens, Ned, beaucoup de bon sens. Je m’étonneque vous puissiez commettre d’aussi prodigieuses absurdités.Réellement vous me surprenez.

– Je répète, dit son fils d’un ton ferme,que je l’aime. Vous êtes intervenu pour nous séparer, et vous yavez réussi autant que vous pouviez le faire : je vous en aidit l’effet tout à l’heure. Est-il encore temps pour moi de vousamener, monsieur, à voir notre attachement d’un œil plusfavorable ? ou bien est-ce votre intention et votre immuablerésolution de nous tenir séparés si vous pouvez ?

– Mon cher Ned, répliqua son père enprenant une prise de tabac et lui poussant sa tabatière, c’est mondessein indubitablement.

– Le temps qui s’est écoulé, répondit sonfils, depuis que j’ai commencé à connaître ce qu’elle vaut, a fuidans un tel rêve que j’ai pu à peine jusqu’à présent m’arrêter àréfléchir sur ma position. Que vous dirai-je ? Dès l’enfance,j’ai été accoutumé au luxe et à l’oisiveté, j’ai été élevé comme sima fortune était considérable, et mes espérances presque sanslimites. On m’a familiarisé dans mon berceau avec l’idée de lafortune. On m’a appris à regarder ces moyens, par lesquels leshommes parviennent à la richesse et aux distinctions, commeindignes de mes soins et de mes efforts. J’ai reçu suivantl’expression consacrée, une éducation libérale, ce qui fait que jene suis propre à rien. Je me trouve finalement dépendre tout à faitde vous, et n’avoir pas d’autre ressource que dans votrebienveillance. Sur cette question de la dernière importance pourmon avenir, nous ne sommes point d’accord, et il ne semble guèreque nous puissions l’être jamais. Je me suis senti une répugnanceinstinctive, aussi bien pour les personnes auxquelles vous m’aviezpressé de faire ma cour, que pour les motifs d’intérêt et delucre[16] qui vous faisaient souhaiter qu’ellesdevinssent mon point de mire. S’il n’y a pas eu jusqu’ici defranche explication entre nous, monsieur, ce n’est certes pas mafaute. S’il vous semble que je vous parle maintenant avec trop defranchise, je le fais, croyez-moi, mon père, dans l’espoir qu’il yaura entre nous à l’avenir plus de franchise, une plus digneconfiance et un plus tendre épanchement.

– Mon bon garçon, dit en souriant sonpère, vous me touchez tout à fait. Continuez, je vous prie, moncher Édouard Mais rappelez-vous votre promesse. Il y a un grandsérieux, une immense candeur, une évidente sincérité dans tout ceque vous dites, mais j’ai bien peur d’y trouver la trace d’unevague tendance à faire des phrases.

– J’en suis très fâché, monsieur.

– J’en suis très fâché aussi, Ned, maisvous savez qu’il m’est impossible de fixer mon esprit sur unelongue période à la fois. Si vous voulez aller d’un seul coup aupoint capital, j’imaginerai tout ce qui doit précéder, et jesupposerai que cela a été dit. Ayez l’obligeance de me passerencore le lait. Voyez-vous, c’est plus fort que moi, cela me donnela fièvre.

– Voici donc en résumé ce que j’auraisvoulu vous dire, reprit Édouard Je ne saurais supporter de dépendreabsolument de quelqu’un, même de vous, monsieur. J’ai perdu bien dutemps, j’ai jeté à mes pieds bien des occasions propices, mais jesuis encore jeune, et cela peut se réparer. Me fournirez-vous lesmoyens de dévouer les talents et toute l’énergie que j’ai enpartage à quelque but digne de mes efforts ? Me laisserez-voustenter de me frayer moi-même un honorable chemin dans la vie ?Pendant tout ce laps de temps qu’il vous plaira de me fixer, cinqans, par exemple, si cela vous convient, je m’engage à ne pasfaire, sur le terrain où nous sommes en désaccord, un pas de plussans votre plein concours. Durant cette période, je tâcherai aussisérieusement, aussi patiemment que n’importe qui, de m’ouvrirquelque perspective d’avenir, et de vous délivrer du fardeau quevous pourriez craindre de voir retomber sur vous si j’épousais unefemme dont le mérite et la beauté sont les principaux avantages.Consentez-vous à cela, monsieur ? À l’expiration du termeconvenu, ce sujet sera discuté de nouveau. Jusque-là donc, à moinsque vous ne le remettiez sur le tapis vous-même, qu’il n’en soitplus question entre nous.

– Mon cher Ned, répliqua son père, endéposant le journal qu’il avait négligemment parcouru et serejetant en arrière sur son siège dans l’embrasure de la fenêtre,vous savez, je crois, combien j’aime peu ce qu’on appelle affairesde famille, cela n’est bon, suivant la coutume plébéienne, qu’auxjours de Noël, et n’a pas le moindre rapport avec des gens de notrecondition. Mais comme votre plan de conduite roule sur unmalentendu, Ned, absolument sur un malentendu, je surmonterai marépugnance à traiter des matières pareilles, et je vous répondraid’une façon parfaitement claire et candide, si vous voulez bienavoir la complaisance de fermer la porte. »

Édouard lui ayant obéi, il tira de sa poche unélégant petit couteau, et se faisant les ongles, ilcontinua :

« Vous avez à me remercier, Ned d’être debonne famille : car votre mère, qui était une charmante femme,et qui m’a laissé presque le cœur brisé (je vous fais grâce desautres locutions d’usage) lorsqu’elle fut prématurément contraintede me quitter pour devenir immortelle, n’avait pas de quoi sevanter sur le chapitre de la naissance.

– Son père était du moins monsieur unlégiste éminent, dit Édouard

– C’est juste Ned, parfaitement juste. Ilavait une haute position au barreau, un grand nom et une grandefortune, mais il n’était pas né. J’ai toujours fermé mes yeux etobstinément résisté à cette considération, mais je crains fort quele père de votre grand-père maternel n’ait vendu de la charcuterieet que son commerce n’ait cumulé les pieds de veau et lessaucisses. Il désirait marier sa fille dans une bonne famille. Levœu de son cœur fut accompli, Ned. J’étais le cadet d’un cadet,j’épousai votre mère. Nous avions chacun notre but, qui futatteint. Elle entra tout d’un coup dans les cercles les plusdistingués, dans le meilleur monde, et moi j’entrai en possessiond’une fortune qui, je vous l’assure, était très nécessaire à monconfort, tout à fait indispensable. Maintenant, mon bon garçon,cette fortune est du nombre des choses qui ont été. Elle estpartie, Ned, il y a déjà… Quel est votre âge ? je l’oublietoujours.

– Vingt-sept ans, monsieur.

– Auriez-vous vraiment cet âge-là ?cria son père, en soulevant ses paupières avec une languissantesurprise. Déjà ! Il faut donc vous dire, Ned, que la queue decette comète brillante qu’on appelait ma fortune a disparu del’horizon il y a environ, autant que je peux me le rappeler,dix-huit ou dix-neuf ans. Ce fut vers cette époque que je vinsoccuper cet appartement (qu’occupa jadis votre grand-père, et quem’a légué cette personne extrêmement respectable), et c’est alorsque je commençai à vivre d’une pension assez chétive et de maréputation passée.

– Vous plaisantez avec moi, monsieur, ditÉdouard

– Pas le moins du monde, je vousl’assure, répliqua son père avec un grand calme. Ces questionsdomestiques sont excessivement arides, et n’admettent pas, je ledis à mon profond regret, la plaisanterie : ce serait au moinsune consolation. C’est pour cette raison et parce que je n’aime pasce qui ressemble à une affaire que je ne peux pas les souffrir. Ehbien, vous savez le reste. Un fils, Ned, sauf lorsque son âge nousen fait un compagnon, c’est-à-dire lorsqu’il n’a que vingt-deux ouvingt-trois ans, n’est pas quelque chose d’agréable à avoir autourde soi. C’est une gêne pour son père, comme son père est une gênepour lui ; ils portent atteinte l’un et l’autre à leur mutuelbien-être. C’est pourquoi, jusqu’à ces quatre dernières années ouenviron… j’ai une pauvre mémoire en fait de dates, mais vousrectifierez cela dans votre esprit… vous avez poursuivi vos étudesà distance, et amassé une grande variété de talents. Nous avonspassé ici, dans l’occasion, une semaine ou deux ensemble, et nousne nous sommes incommodés que comme de si proches parents peuventle faire. Enfin vous êtes revenu à la maison. Et je vous dirai aveccandeur, mon cher enfant, que, si vous aviez été un de ces grandsdadais comme j’en vois, je vous eusse exporté au bout du monde.

– Je regrette de tout mon cœur que vousne l’ayez pas fait, monsieur, dit Édouard.

– Non, vous ne le regrettez pas, Ned,répliqua froidement son père. Vous êtes dans l’erreur, je vousl’assure. J’ai trouvé en vous un beau garçon, qui prévient en safaveur, qui a de l’élégance, et je vous ai lancé dans un monde oùje commande encore. En cela, mon cher garçon, j’estime que j’aipourvu à votre avenir, et je compte que vous ferez quelque choseafin de pourvoir en revanche au mien.

– Je ne comprends pas votre pensée,monsieur, dit Édouard

– Ma pensée, Ned, est facile à saisir…Encore une mouche dans le pot à crème ! Mais ayez la bonté dene pas la poser là comme vous avez fait la première fois :car, lorsqu’elles marchent avec leurs pattes toutes pleines delait, il n’y a rien de plus disgracieux et de plus désagréable… Mapensée est que vous devez faire ce que j’ai fait, que vous devezfaire un bon mariage et tirer le meilleur parti possible devous-même.

– Un véritable coureur de fortune !cria le fils, d’un air indigné.

– Mais, au nom du diable, Ned, quevoulez-vous donc être ? répliqua le père. Tous les hommes nesont-ils pas des coureurs de fortune ? La magistrature,l’Église, la cour, l’armée, voyez comme tout cela est encombré decoureurs de fortune, qui se heurtent les uns les autres dans leurpoursuite. La Bourse, la chaire, le comptoir, le salon royal, leschambres, qu’est ce qui remplit tout cela, sinon des coureurs defortune ? Un coureur de fortune ! oui, vous en êtes un,et vous ne seriez pas autre chose, mon cher Ned, si vous étiez leplus grand courtisan, légiste, législateur, prélat ou marchand,qu’il y eût au monde. Si vous vous piquez de délicatesse, demoralité, Ned, consolez-vous par cette réflexion qu’en vous faisantun coureur de fortune, vous ne pouvez, au pis, que rendre une seulepersonne misérable ou malheureuse. Combien supposez vous que ceschasseurs d’une autre espèce écrasent de gens lorsqu’ils courentaprès la fortune ? Des centaines à chaque pas, ou desmilliers ? »

Le jeune homme, sans répondre, appuya sa têtesur sa main.

« Je suis tout à fait charmé, dit lepère, qui se leva et se promena lentement ça et là, s’arrêtant detemps en temps pour se regarder dans une glace, ou pour examiner untableau avec son lorgnon, d’un air de connaisseur, que nous ayonseu cette conversation, Ned, si peu attrayante qu’elle fût. Celaétablit entre nous une confiance qui est tout à fait délicieuse, etqui était certainement nécessaire, quoique je ne puisse pasconcevoir, je vous l’avoue, que vous ayez jamais pu vous méprendresur notre position et sur mes desseins. Je me suis persuadé,jusqu’à ce que j’eusse découvert votre caprice pour cette jeunefille, que tous ces points-là étaient tacitement convenus entrenous.

– Je savais vos embarras de fortune,monsieur, répliqua le fils, en relevant sa tête un moment etretombant ensuite dans sa première attitude, mais je n’avais aucuneidée que nous fussions des misérables, réduits à la mendicité,comme vous venez de nous dépeindre. Comment pouvais-je le supposer,élevé comme je l’ai été, témoin de la vie que vous avez toujoursmenée et du train de maison que vous avez toujours eu ?

– Non, cher enfant dit le père ; caren réalité vous parlez si bien comme un enfant, que je ne peux pasvous donner d’autre nom ; vous avez été élevé d’après unprincipe de haute prudence, le style de votre éducation, je vousl’assure, a maintenu mon crédit d’une façon étonnante. Quant à lavie que je mène, il faut que je la mène, Ned. Il faut que j’aieautour de moi ces petits raffinements. J’ai toujours été habitué àles avoir, je ne saurais exister sans cela. Il faut que j’en soisenvironné, comme vous voyez, et c’est pour cela que j’y tiens.Quant à notre situation financière, Ned, vous pouvez mettre votreesprit en repos sur cet article. Elle est désespérée. Votrereprésentation personnelle n’est nullement méprisable, et l’argentréuni de nos menus plaisirs dévore à lui seul notre revenu. Voilàla vérité.

– Pourquoi ne l’ai-je pas connue plustôt ? Pourquoi m’avez-vous encouragé, monsieur, à des dépenseset à un genre de vie auxquels nous n’avons ni droit nititre ?

– Mon bon garçon, répliqua son père d’unevoix plus compatissante que jamais, si vous n’aviez pas dereprésentation, comment auriez-vous chance de réussir à faire lemariage que je vous destine ? Quant à notre genre de vie, touthomme a le droit de vivre le mieux qu’il peut et de se procurerautant de confort qu’il peut, ou c’est un gredin dénaturé. Nosdettes sont grandes, j’en conviens, il vous sied donc, à vous quiêtes un jeune homme muni de principes d’honneur, de payer nosdettes le plus diligemment possible.

– Quel rôle de scélérat, marmottaÉdouard, j’ai joué à mon insu ! moi conquérir le cœur d’EmmaHaredale ! Je voudrais, par pitié pour elle, être mortavant !

– Je suis bien aise que vous voyiez, Ned,répliqua son père, une chose qui est de la plus parfaite évidence,c’est-à-dire qu’il n’y a rien à faire de ce côte-là. Mais à partceci, et la nécessité de vous pourvoir avec diligence d’un autrecôté (comme vous savez que vous le pouvez dès demain, si vousvoulez), je désirerais que vous pussiez envisager avec plaisirl’événement. Au seul point de vue religieux, est-ce que vousdevriez jamais songer à une union avec une catholique… à moinsqu’elle ne fût prodigieusement riche ? vous qui devez être unsi bon protestant, puisque vous sortez d’une si bonne familleprotestante ! Soyons moraux, Ned, ou nous ne sommes rien.Quand même on écarterait cette objection, ce qui est impossible,nous arrivons à une autre qui est tout à fait décisive. La simpleidée d’épouser une jeune fille dont le père a été assassiné, hachécomme chair à pâté ! bon Dieu, Ned, y a-t-il une idée plusdésagréable ? Réfléchissez à l’impossibilité d’avoir quelquerespect pour votre beau-père dans des circonstances sidéplaisantes ; pensez que. ayant été l’objet de l’examen desjurés, de l’autopsie des coroners, il ne peut avoir en conséquencequ’une position très équivoque au sein de sa famille. Cela mesemble quelque chose de si contraire à la délicatesse des idées,que, dans ma conviction, l’État aurait dû mettre à mort la jeunefille, pour prévenir les suites. Mais je vous ennuiepeut-être ; vous préféreriez être seul ? Je vouslaisserai seul, mon cher Ned, très volontiers. Dieu vousbénisse ! Je vais sortir tout à l’heure, mais nous nousretrouverons ce soir, ou sinon ce soir, certainement demain. Ayezsoin de vous d’ici là, pour l’amour de vous et pour l’amour de moi.Vous êtes une personne dont la santé est d’un grand intérêt pourmoi, Ned, d’une importance énorme, en vérité. Dieu vousbénisse ! »

Cela dit, le père, qui avait arrangé sacravate devant la glace pendant qu’il parlait avec une négligencedécousue, quitta l’appartement en fredonnant un air. Le fils, quiavait paru plongé dans ses pensées au point de ne pas entendre nicomprendre ce que son père disait, resta tout à fait immobile etsilencieux. Au bout d’une demi-heure ou environ, Chester père, dansune fraîche toilette, sortit. Chester fils resta toujours assis etimmobile, sa tête appuyée sur ses mains ; il semblait êtredevenu stupide.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer