Barnabé Rudge – Tome I

Chapitre 33

 

Un soir d’hiver, dans les premiers mois del’an de Notre Seigneur mil sept cent quatre-vingts, un vent perçantdu nord s’éleva vers la brune, et, quand parut la nuit, le cielétait noir et affreux. Une violente tempête de grésil aigu, épaiset froid comme la glace, balaya les rues humides et retentit surles fenêtres tremblantes. Les enseignes, secouées sans pitié dansleurs cadres gémissants tombèrent avec fracas sur le pavé, devieilles cheminées branlantes vacillèrent et chancelèrent, comme unhomme ivre, sous l’ouragan ; en plus d’un clocher se balançacette nuit comme s’il y avait un tremblement de terre.

Ce n’était pas, pour ceux qui pouvaient seprocurer chez eux du feu et de la chandelle, le moment de braver lafurie de la tempête. Dans les meilleurs cafés, les habitués, réunisautour du feu, oubliaient la politique et se disaient les uns auxautres, avec une secrète joie que le vent devenait plus terrible deminute en minute. Chaque humble taverne du bord de l’eau avaitautour du foyer son groupe d’incultes personnages qui parlaient devaisseaux sombrant en mer et d’équipages perdus, rapportaientmainte histoire de naufrage et d’hommes noyés, faisaient des vœuxpour que quelques matelots de leur connaissance sortissent de làsains et saufs, et secouaient leur tête en signe de doute. Dans lesmaisons particulières, les enfants, en peloton près de la flamme del’âtre, écoutaient les contes de fantômes et de lutins, de grandesfigures vêtues de blanc qui venaient se tenir debout dans la ruelledu lit, de gens qui, étant allés dormir dans de vieilles églises etayant échappé à la ronde du sacristain, s’étaient trouvés là toutseuls au fort de la nuit. Les pauvres petits frissonnaient enpensant aux chambres ténébreuses de l’étage supérieur, et cependantils aimaient à entendre aussi le vent gémir, et ils espéraient bienqu’il allait continuer de souffler bravement. De temps en temps cesbienheureux causeurs à l’abri s’arrêtaient pour écouter ; oubien l’un d’eux, levant le doigt, criait :« Chut ! » Et alors, au-dessus du ronflement du ventdans la cheminée, du clapotage de l’eau fouettée contre les vitres,on entendait un bruit lamentable, impétueux, qui secouait les murscomme d’une main de géant ; puis un rauque mugissement, commesi la mer eût monté ; puis un tourbillon si tumultueux, quel’air semblait en délire ; puis, avec un hurlement prolongé,les vagues de vent passaient rapidement et laissaient l’intervalled’un instant de repos.

Ce soir-là, bien qu’il n’y eût personne audehors pour la voir, il y avait grande illumination au Maypole.Comme cela faisait bien sur le vieux rideau rouge de la fenêtre…d’un beau rouge vif écarlate, qui mêlait dans un riche courant desplendeur le feu et la chandelle, les plats, les verres et lesconvives, et qui brillait comme un œil jovial sur le morne désertdu dehors ! Au dedans, quel tapis comparable à son sablecraquant sous le pied ? Quelle musique aussi gaie que sesbûches pétillantes ? Quel parfum aussi suave que la friandevapeur de sa cuisine ? Quelle température aussi féconde que sapuissante chaleur ? Parlez-moi de la vieille maison solidecomme le roc ! Que le vent irrité s’acharne tant qu’il voudraà rugir autour de son toit robuste ; qu’il s’essouffle, sicela lui plaît, dans sa lutte avec les larges cheminées, ça ne lesempêchera pas de vomir de leurs gosiers hospitaliers de grandsnuages de fumée, et de les lui jeter par défi à la face. Laissez-les’épuiser à battre et secouer bruyamment les fenêtres. Plus il semontre jaloux d’éteindre ce joyeux éclat qui l’offusque, et plusvous verrez la lueur briller et pétiller, animée par la lutte.

Et que dire aussi des profusions, desopulentes prodigalités de cette splendide taverne ? Ce n’étaitpas assez qu’un seul feu rugît et étincelât dans son spacieuxfoyer ; sur les carreaux qui le pavaient tout autour, cinqcents feux brûlaient en scintillant avec une égale clarté. Cen’était pas assez qu’un seul rideau rouge repoussât au dehors lanuit farouche, et versât sa joyeuse influence sur la salle commune.Dans chaque couvercle de casserole, dans chaque chandelier, danschaque vase de cuivre, jaune ou rouge, ou d’étain, suspendu auxmurailles, il y avait d’innombrables rideaux rouges, qui brillaientd’un éclat soudain à chaque mouvement de la flamme, et offraient,n’importe où l’œil s’égarât, des perspectives sans borne de cetteriche couleur. La vieille boiserie en chêne, les poutres, leschaises, les sièges, la reflétaient dans une faible lueur d’un tonfoncé. Il y avait des feux et des rideaux rouges jusque dans lesyeux des buveurs, dans leurs boutons, dans leur liqueur, dans lespipes qu’ils fumaient.

M. Willet était assis à l’endroit quiavait été sa place accoutumée cinq ans auparavant, ses yeux fixessur l’éternel chaudron. Il était assis là depuis que l’horlogeavait sonné huit heures, il ne donnait pas d’autres signes de vieque de respirer avec un ronflement sonore et continuel (quoiqu’ilfût très éveillé), de porter de temps en temps son verre à seslèvres, de faire tomber les cendres de sa pipe et de la bourrer denouveau Il était maintenant dix heures et demie. M. Cobb et lelong Phil Parkes étaient ses compagnons, comme jadis, et, pendantdeux mortelles heures et demie, personne de la société n’avaitprononcé un mot.

À force de s’asseoir ensemble à la même placeet dans les mêmes positions relatives, à force de faire exactementla même chose durant un grand nombre d’années, serait-il vrai queles gens finissent par acquérir un sixième sens, ou, à son défaut,la faculté occulte de s’influencer les uns les autres qui en tientlieu ? c’est une question que je laisse à la philosophie lesoin de résoudre. Mais ce qu’il y a de certain, c’est que le vieuxJohn Willet, M. Parkes et M. Cobb, étaient tous troisfermement convaincus qu’ils formaient un trio de jolis lurons,qu’ils étaient plutôt des esprits d’élite qu’autrement. Il estencore certain qu’ils se regardaient les uns les autres de temps entemps, comme s’il y avait entre eux un perpétuel échange d’idées,qu’aucun d’eux ne considérait nullement ni lui ni son voisin commesilencieux, et que chacun d’eux, quand il rencontrait le regardd’un autre, faisait un signe de tête affirmatif, comme pour luidire : « Ce que vous venez de dire là est parfait,monsieur, on ne pouvait pas mieux s’exprimer, et je suis tout àfait de votre avis. »

La salle était si chaude, le tabac sidélicieux, le feu si caressant, que M. Willet commença pardegrés à s’assoupir, mais comme il avait supérieurement acquis, parsuite d’une longue habitude, l’art de fumer dans son sommeil, etcomme sa respiration était presque la même, qu’il fût éveillé ouendormi, sauf que dans ce dernier cas il éprouvait quelquefois unepetite difficulté du genre de celle qu’un charpentier rencontrelorsque son rabot ou sa plane trouve un nœud sur son chemin, aucunde ses camarades ne s’était aperçu de la chose, jusqu’à ce qu’ilrencontra un de ces obstacles et fut obligé de s’y reprendre.

« Voilà Johnny parti, chuchotaM. Parkes.

– Il ronfle comme un sabot, » ditM. Cobb.

Ils n’en dirent pas davantage jusqu’à ce queM. Willet arriva à un autre nœud, un nœud d’une duretésurprenante, qui promettait de le jeter dans des convulsions, maisque, par un effort tout à fait surhumain, il surmonta enfin sans seréveiller.

« Il a le sommeil terriblementdur, » dit M. Cobb.

M. Parkes, qui était peut-être lui-mêmeun dormeur de première force, répliqua avec quelque dédain :« Ah bien oui, joliment ! » et dirigea ses yeux versune affiche collée sur le manteau de la cheminée. Le haut de cetteaffiche avait pour décoration une gravure sur bois, laquellereprésentait un jeune garçon d’un âge tendre, fuyant d’un piedleste et portant un paquet au bout d’un bâton, et, pour aider àl’intelligence des spectateurs, un poteau avec une main et uneborne milliaire, à côté du fugitif. M. Cobb tourna égalementses yeux dans la même direction, et examina le placard comme sic’était la première fois qu’il l’eût vu. Or ce placard était undocument que M. Willet lui-même avait dicté lors de ladisparition de son fils Joseph ; il y informait la grandenoblesse, la petite noblesse et le public en général, descirconstances dans lesquelles son fils avait quitté lamaison ; il dépeignait son costume et son extérieur ; etil offrait une récompense de cinq livres sterling à la personne ouaux personnes qui emballeraient le fugitif et le renverraient sainet sauf au Maypole à Chigwell, ou qui le logeraient dans quelqu’unedes prisons de Sa Majesté jusqu’à ce que son père eût le temps devenir le réclamer. Dans cet avertissement, M. Willet avait,d’une manière obstinée, en dépit des avis et des prières de sesamis, persisté à dépeindre son fils comme « un petitgarçon, » bien plus, dans son signalement, il lui donnaitdix-huit pouces ou deux pieds de moins que sa taille réelle Cettedouble inexactitude suffisait pour expliquer peut-être l’uniquerésultat que l’affiche avait produit, c’est-à-dire la transmissionà Chigwell, en différentes fois et avec des frais considérables, dequelque quarante-cinq vagabonds, dont l’âge variait de six à douzeans.

M. Cobb et M. Parkes regardaientdonc d’un air mystérieux cette composition, puis ils se regardaientl’un l’autre, puis ils regardaient le vieux John. Depuis le tempsqu’il l’avait collée de ses propres mains, M. Willet n’avaitjamais, soit par un mot, soit par un signe, fait allusion à cesujet, ni encouragé quelque autre à le faire. Personne n’avait lamoindre idée de ses pensées et de ses opinions à cet égard, s’ils’en souvenait ou s’il l’avait oublié, s’il avait ou non dansl’esprit qu’un semblable événement eût jamais eu lieu. Aussi, mêmetandis qu’il dormait, personne ne se hasardait à y faire allusionen sa présence, et voilà ce qui faisait que ses amis de cœurétaient silencieux en ce moment.

M. Willet en était venu cependant à unetelle complication de nœuds, qu’évidemment de deux choses l’une, ilallait se réveiller ou mourir. Il opta pour la premièrealternative, et ouvrit les yeux.

« S’il n’arrive pas d’ici à cinq minutes,dit John, je ferai servir le souper sans lui. »

L’antécédent de ce pronom avait été mentionnépour la dernière fois à huit heures. MM.  Parkes et Cobb,accoutumés à ce style de conversation intermittente, répliquèrentsans difficulté qu’assurément Salomon était fort en retard, etqu’ils s’étonnaient de ce qui pouvait le retenir.

« Il n’a pas été emporté par le vent, jesuppose ? dit Parkes, quoique le vent soit assez fort pourenlever un homme de sa taille, et sans se gêner encore.Tenez ! entendez-vous ? on dirait de la grosseartillerie. Il y aura bien du fracas ce soir dans la forêt, et plusd’une branche brisée à ramasser par terre demain matin.

– Il ne brisera toujours pas grand choseau Maypole, je vous en réponds, monsieur, répliqua le vieux John.Il n’a qu’à essayer. Je lui en donne la permission. Qu’est-ce quec’est que ça ?

– Le vent, cria Parkes. Il hurle comme unchrétien, il n’a fait que ça toute la soirée.

– Avez-vous jamais, monsieur, demandaJohn, après une minute de contemplation, entendu le ventdire : « Maypole ? »

– Eh mais, qui donc l’a jamaisentendu ? dit Parkes.

– Ni : « Ohé ! »peut-être ? ajouta John.

– Non, pas davantage.

– Très bien, monsieur, dit M. Willetsans la plus légère émotion. En ce cas, si c’était le vent, commevous dites, que j’entendais tout à l’heure, et pour peu que vousveuillez vous donner la peine d’écouter un moment sans parler, vousallez voir comme il dit ces deux mots-là d’une manière trèsdistincte. »

M. Willet avait raison. Après avoirécouté quelques instants, ils purent entendre distinctement,par-dessus le tumulte rugissant du dehors, ce cri répété ; etcela d’une façon perçante et avec une énergie dénotant qu’il venaitd’une personne en proie à une grande douleur ou à une grandeterreur. Ils se regardèrent les uns les autres, pâlirent etretinrent leur haleine. Pas un ne bougea.

Ce fut dans cette conjoncture queM. Willet déploya quelque chose de la vigueur d’esprit et dela plénitude de ressources mentales qui lui attiraient l’admirationde tous ses amis et voisins. Après avoir regardé MM. Parkes etCobb quelque temps en silence, il appliqua ses deux mains à sesjoues, et poussa un rugissement qui fit danser les verres etrésonner les chevrons ; un beuglement longtemps soutenu,discordant, qui, roulant avec le vent et faisant tressaillir chaqueécho, rendit cette bruyante nuit cent fois plus tumultueuse ;un braiment profond, éclatant, formidable, qui retentit comme ungong humain. Puis, ayant toutes les veines de sa tête et de safigure enflées par ce grand effort, et la pourpre la plus viverépandue sur son teint, il s’avança plus près du feu, et y tournantle dos, il dit avec dignité :

« Si ça peut réconforter quelqu’un, qu’ilen profite ; si c’est inutile, j’en suis fâché pour lui. S’ilplaît à l’un de vous deux de sortir et d’aller voir ce qui en est,vous le pouvez, messieurs. Je ne suis pas curieux pour mapart. »

Tandis qu’il parlait, le cri se rapprocha, serapprocha, un bruit de pas se fit entendre sous la fenêtre, leloquet de la porte fut levé, elle s’ouvrit ; on la refermaviolemment, et Salomon Daisy, avec sa lanterne allumée à la main etses habits en désordre et ruisselants de pluie, se précipita dansla salle.

Il serait difficile d’imaginer une peintureplus exacte de la terreur que celle que présentait le petitbonhomme. Sa transpiration formait des perles sur sa figure, sesgenoux claquaient l’un contre l’autre, chacun de ses membrestremblait, il avait perdu tout pouvoir d’articuler des mots ;il était là debout, haletant, fixant sur eux des regards silivides, si plombés, qu’ils furent infectés de son effroi, bienqu’ils en ignorassent la cause, et que, reflétant son visageterrifié, frappé d’horreur, ils reculèrent ébahis, sans se risquerà lui faire la moindre question. Enfin le vieux John Willet, dansun accès de délire momentané, se jeta sur sa cravate, et, lesaisissant par cette partie de son costume, le secoua de çà et delà, si bien que ses dents lui en claquaient dans la tête.

« Dites-nous tout de suite ce que vousavez, monsieur, cria John, ou je vous tue. Dites-nous ce que vousavez, ou je vous plonge à l’instant la tête dans le chaudron.Comment osez-vous prendre cet air-là ? Y a-t-il quelqu’un quivous poursuive ? Dites quelque chose, ou je vous extermine,oui, je vous extermine. »

M. Willet, dans sa frénésie, fut si prèsde tenir sa parole à la lettre, car Salomon Daisy commençait déjà àrouler ses yeux d’une manière alarmante, et certains sons rauques,semblables à ceux d’un homme qui suffoque, sortaient déjà de sagorge, que les deux spectateurs, qui avaient un peu recouvré leurssens, lui arrachèrent de force sa victime, et placèrent le petitsacristain de Chigwell sur une chaise. Celui-ci, jetant un regardd’épouvanté autour de la salle, les supplia d’une voix faible delui donner quelque chose à boire ; et surtout de fermer à clefla porte de la maison, et de mettre les barres aux volets, sansperdre un moment. La dernière requête n’était pas propre à rassurerses auditeurs, ni à les remplir des sensations les plusréconfortantes. Ils firent néanmoins ce qu’il demandait, avec toutela célérité possible ; et, après lui avoir servi une rasade degrog presque bouillant, ils attendirent le récit de ce qu’ilpouvait avoir à leur apprendre.

« Ô Johnny, dit Salomon en le secouantpar la main. Ô Parkes ! Ô Tommy Cobb ! pourquoi ai-jequitté l’auberge ce soir ? le dix-neuf mars ! le jour leplus terrible de l’année, le dix-neuf mars ! »

Ils se rapprochèrent tous du feu. Parkes, quiétait le plus près de la porte, tressaillit et regarda par-dessusson épaule. M. Willet, avec une grande indignation, demanda ceque diable il voulait dire par là ; puis il dit :« Dieu me pardonne ! » lança un coup d’œil de méprispar-dessus son épaule, et se rapprocha de l’âtre tant soit peu.

« Lorsque je vous laissai ici ce soir,dit Salomon Daisy, je ne songeais guère au quantième. Je n’étaisjamais allé seul dans l’église après la brune, à pareil jour,depuis vingt-sept ans : car j’ai entendu dire que, comme nousfêtons nos anniversaires de naissance durant notre vie, lesfantômes des morts qui sont mal à leur aise dans leurs tombeaux,fêtent l’anniversaire de leur décès… Comme le ventrugit ! »

Personne ne dit mot. Tous les yeux étaientfixés sur Salomon.

« J’aurais dû reconnaître la date, ainsique ce temps exécrable. Il n’y a pas dans tout le cours de l’annéeune nuit pareille à cette nuit, il n’y en a pas. Jamais je ne dorstranquille dans mon lit le dix-neuf mars.

– Continuez, dit Tom Cobb à voixbasse ; ni moi non plus. »

Salomon Daisy porta son verre à seslèvres ; il le remit sur le carreau d’une main si tremblanteque la cuiller tinta dans le verre comme une clochette, et ilcontinua ainsi :

« Ne vous disais-je pas bien que nousétions ramenés à ce sujet de quelque étrange façon, à chaqueanniversaire du dix-neuf mars ? Supposez-vous que ce soit parun simple hasard que j’avais oublié de remonter l’horloge del’église ? Jamais je ne l’oublie d’ordinaire, bien que cettesotte machine ait besoin d’être remontée chaque jour. Pourquoi mamémoire serait-elle plus en défaut ce jour-là que tous lesautres ?

« J’y allai au sortir d’ici, avec autantde hâte que possible : mais j’avais à passer d’abord à lamaison pour prendre les clefs ; et, le vent et la pluiefaisant rage contre moi tout le long de la route, c’était tout ceque je pouvais faire que de me tenir sur mes jambes. Enfinj’arrive, j’ouvre la porte et j’entre. Je n’avais pas rencontré uneâme tout le long de la route, jugez si c’était rassurant. Pas un devous n’avait voulu me tenir compagnie, et, si vous aviez pu vousdouter de ce qui allait advenir, vous aviez bien raison.

« Le vent était si violent, que c’esttout au plus si je pus fermer la porte de l’église en appuyant detout mon poids ; et malgré ça, elle s’ouvrit toute grande deuxfois avec une telle force, que chacun de vous aurait juré, envoyant la résistance qu’elle opposait à mes efforts, que quelqu’unpoussait de l’autre côté. Je finis cependant par tourner la clef,j’entrai dans le beffroi, et je remontai l’horloge : il étaittemps, elle était presque au bout de son rouleau, et elle allaits’arrêter dans une demi-heure.

« Lorsque je pris ma lanterne pourquitter l’église, voilà que je me sens l’esprit frappé de l’idéeque c’était le dix-neuf mars, mais frappé, là, comme d’un coupqu’une main robuste m’eût porté pour mieux me le faire entrer dansla tête ; au même moment, j’entendis une voix hors de la tour…une voix qui s’élevait d’entre les tombeaux. »

Ici le vieux John interrompit précipitammentl’orateur, et pria M. Parkes, qui était assis en face de luiet regardait fixement par-dessus sa tête, s’il voyait quelquechose, d’avoir la bonté de le lui dire. M. Parkes s’excusa endéclarant qu’il ne voyait rien, que c’était seulement pour écouter.M. Willet riposta avec colère que sa façon d’écouter avec unepareille expression de physionomie n’était pas agréable, et que,s’il ne pouvait point regarder comme tout le monde, il ferait mieuxde se couvrir la tête avec son mouchoir. M. Parkes, avec unegrande soumission, promit de ne pas y manquer à sa premièresommation, et John Willet, se tournant vers Salomon, le pria decontinuer. Après avoir attendu qu’une violente bourrasque de ventet de pluie, qui semblait ébranler même cette solide maisonjusqu’en ses fondements, fût passée, le petit homme obéit à sarequête.

« Et n’allez pas me dire que c’était uneffet de mon imagination, ni que je pris un bruit pour unautre ! J’entendis le vent siffler à travers les arceaux del’église. J’entendis le clocher crier en résistant. J’entendis lapluie qui venait battre contre les murs. Je sentis les cloches enbranle. Je vis les cordes aller en haut et en bas. Et j’entendiscette voix.

– Que dit-elle ? demanda TomCobb.

– Ma foi ! je ne sais quoi ; jene sais pas même si c’étaient des paroles. Elle proféra une espècede cri, comme chacun de nous en pousserait un, si quelque visionterrible le poursuivait en rêve ou venait l’assaillir àl’improviste ; et puis ça s’évanouit dans l’air, ça semblapasser tout autour de l’église.

– Je ne vois pas que ce soit grand’chose,dit John en reprenant longuement haleine, et regardant autour delui comme un homme qui se sent soulagé.

– Peut-être que non, répliqua sonami ; mais ce n’est pas tout.

– Qu’est-ce que vous allez encore nousconter, monsieur ? demanda John, en s’arrêtant au beau momentoù il s’essuyait le front avec son tablier ; qu’est-ce quevous allez encore nous chanter ?

– Ce que j’ai vu !

– Vu ! répétèrent-ils tous les troisen se penchant vers lui.

– Quand j’ouvris la porte de l’églisepour sortir, dit le petit homme avec une expression de physionomiequi témoignait amplement de la sincérité de sa conviction, quandj’ouvris la porte de l’église pour sortir, ce que je fisbrusquement, parce qu’il me fallait la refermer avant qu’un autrecoup de vent vînt m’en empêcher, alors je me croisai, si près qu’enétendant mes doigts je l’aurais touché, avec quelque chose quiressemblait à un homme. C’était nu-tête au milieu del’ouragan ! Ça tourna sa figure sans s’arrêter, et ça fixa sesyeux sur les miens ! C’était un fantôme !… unesprit !…

– De qui ? » crièrent-ils tousles trois en même temps.

Dans l’excès de son émotion, car il tomba enarrière tout tremblant sur sa chaise, et agita sa main comme s’illes conjurait de ne pas l’interroger davantage, sa réponse futperdue pour tous, excepté pour le vieux John Willet, qui setrouvait assis près du sacristain.

« Qui donc ? crièrent Parkes et TomCobb, en regardant avec ardeur Salomon Daisy et M. Willet tourà tour. Qui donc était-ce ?…

– Messieurs, dit M. Willet après unelongue pause, vous n’avez pas besoin de le demander. L’image d’unhomme assassiné ! C’est le dix-neuf mars ! »

Un profond silence s’ensuivit.

« Si vous voulez m’en croire, dit John,nous ferons bien, tous tant que nous sommes, de tenir ça secret. Depareilles histoires ne seraient pas fort goûtées à la Garenne.Gardons ça pour nous, quant à présent, ou nous pourrions nousattirer quelque désagrément, et Salomon pourrait perdre sa place.Que la chose soit réellement comme il le dit ou qu’elle ne le soitpas, peu importe. Qu’il ait raison ou qu’il ait tort, personne nevoudra le croire. Quant aux probabilités, je ne pense pas, pour mapart, dit M. Willet, en regardant les coins de la salle d’unemanière qui dénotait que, comme quelques autres philosophes, iln’était pas parfaitement rassuré sur sa théorie, qu’un fantôme quiaurait été un homme sensé pendant sa vie, irait se promener par unpareil temps, ce que je sais seulement, c’est que ce n’est pas moiqui m’en aviserais à sa place. »

Mais cette doctrine hérétique rencontra uneforte opposition chez les trois autres camarades, qui citèrent ungrand nombre de précédents pour montrer que le mauvais temps étaitprécisément le temps propice aux apparitions de ce genre, etM. Parkes (qui avait eu un fantôme dans sa famille, du côtematernel) argumenta sur le sujet avec tant d’esprit et une tellevigueur de raisonnement, que John aurait été obligé de se rétracterpiteusement, si l’on n’avait pas apporté à point le souper, auquelils s’appliquèrent avec un appétit effrayant. Salomon Daisylui-même, grâce aux influences exhilarantes du feu, des lumières,de l’eau-de-vie et de la bonne compagnie, recouvra ses sens aupoint de manier son couteau et sa fourchette d’une façon qui luifit beaucoup d’honneur, et de déployer pour boire comme pour mangerune capacité si remarquable, qu’elle dissipa toutes les craintesqu’on aurait pu concevoir pour lui de la peur qu’il avait eue.

Le souper terminé, ils se rassemblèrent encoreautour du feu, et, conformément à l’usage en de tellescirconstances, ils mirent en avant toutes sortes de questionsmajeures qui ne faisaient qu’ajouter à l’horreur de cette histoiremerveilleuse. Mais Salomon Daisy, nonobstant ces tentations del’incrédulité se montra si ferme dans sa foi, et répéta si souventson récit avec de si légères variantes et avec de si solennellesprotestations de la vérité de ce qu’il avait vu de ses yeux, queses auditeurs furent à bon droit plus étonnés encore que lapremière fois. Comme il adopta les vues de John Willet relativementà la prudence qu’il y aurait à ne pas ébruiter cette histoire audehors, à moins que le fantôme ne lui apparût derechef, auquel casil serait nécessaire de demander immédiatement conseil à M. lecuré, résolution solennelle fut prise de garder le silence et de setenir tranquille. Et, comme la plupart des hommes ne sont pasfâchés d’avoir un secret à dire qui puisse rehausser leurimportance, ils arrivèrent à cette conclusion avec une parfaiteunanimité.

Cependant il s’était fait tard ; l’heurehabituelle de leur séparation était passée depuis longtemps ;les compères se dirent adieu pour aller se coucher. Salomon Daisy,avec une chandelle neuve dans sa lanterne, regagna son logis sousl’escorte du long Phil Parkes et de M. Cobb, qui étaient unpeu moins émus que lui. M. Willet, après les avoir conduits àla porte, retourna recueillir ses pensées avec l’assistance duchaudron, tout en écoutant la tempête de vent et de pluie, quin’avait rien rabattu de sa rage et de sa furie.

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