Barnabé Rudge – Tome I

Chapitre 23

 

Le crépuscule avait fait place à la nuitdepuis quelques heures, et il était plus que l’après-midi dans cesquartiers de la ville que le monde consent à habiter, car le mondeétait alors, comme maintenant, retiré dans des dimensions trèsrestreintes et logé à son aise dans un espace circonscrit, quandM. Chester s’étendit sur un sofa, dans son cabinet de toiletteau Temple, s’amusant à la lecture de quelque livre.

Il s’habillait par intermittences, pour sedonner moins de mal à la fois, et, comme il avait déjà fait lamoitié de la besogne, il était à prendre un long repos.Complètement vêtu, quant à ses pieds et à ses jambes, dans la pluscorrecte mode du jour, il avait encore le reste de sa toilette àfaire. L’habit était étendu comme un élégant épouvantail, sur sonchevalet spécial ; le gilet était déployé de la façon la plusavantageuse ; les divers articles de parure étaient séparémentétalés dans l’ordre le plus attrayant ; et néanmoins ilrestait assis là, ses jambes pendillant entre le sofa et leparquet, les yeux fixés sur son livre avec autant d’attention quesi toutes ces belles choses ne lui donnaient seulement pas latentation de se lever.

« Sur mon honneur, dit-il en levant enfinses yeux au plafond, de l’air d’un homme qui réfléchit sérieusementà ce qu’il vient de lire ; sur mon honneur, voilà bien la pluscapitale composition, les pensées les plus délicates, le code demorale le plus distingué, les plus gentlemanesques sentiments qu’ily ait au monde. Ah ! Ned, Ned, si vous vouliez seulementformer votre esprit par de tels préceptes, nous ne pourrions quenous entendre à merveille sur toutes les questions qui viendraientà s’agiter entre nous ! »

Cette apostrophe fut adressée, comme le restede la remarque, au vide de l’air, car Édouard n’était pas présent,son père était tout seul.

« Milord Chesterfield, dit-il en appuyantdoucement sa main sur le livre, lorsqu’il le déposa, si j’avaisseulement pu profiter de votre génie assez tôt pour former mon filssur le modèle que vous avez laissé à tous les pères sages, nousserions riches à présent l’un et l’autre. Shakespeare étaitincontestablement très distingué dans son genre ; Milton a dubon, quoique prosaïque ; lord Bacon est profond, un vraiconnaisseur : mais l’écrivain qui doit être à jamais l’orgueilde son pays, c’est milord Chesterfield. »

Il redevint pensif, et le cure-dent fut mis enréquisition.

« Je me croyais vraiment un homme dumonde passablement accompli, poursuivit-il ; je me flattaisd’être suffisamment versé dans tous ces petits arts et ces grâcesqui distinguent les hommes du monde des rustres et des paysans, etséparent leur caractère de ces sentiments horriblement vulgairesqu’on appelle le caractère national. En dehors de toute préventionnaturelle en ma faveur, je croyais pouvoir me rendre cette justice.Et pourtant, dans chaque page de cet écrivain éclairé, je trouvequelque séduisante hypocrisie que je n’avais jamais rencontréeauparavant, quelque principe supérieur d’égoïsme auquel j’étaisabsolument étranger. Je rougirais tout à fait de moi-même devantcette prodigieuse créature, si ses principes mêmes ne nousapprenaient à ne rougir de n’importe quoi. Quel hommeétonnant ! Quel véritable grand seigneur ! Un roi ou unereine peut faire un lord, mais le diable seul et les Grâces peuventfaire un Chesterfield. »

Les hommes qui sont pétris de fausseté et deperfidie essayent rarement de se dissimuler ces vices ; ettoutefois, en se les avouant à eux-mêmes, ils prétendent aux vertusqu’ils feignent le plus de mépriser. « Car, disent-ils, il y ade l’honnêteté à confesser la vérité. Tous les hommes sont commenous ; seulement ils n’ont pas la candeur d’enconvenir. » Plus de tels hypocrites affectent de nier que lasincérité existe sur la terre, plus ils voudraient qu’on crûtqu’ils la possèdent sous sa forme la plus hardie ; et c’estainsi qu’à leur insu ces philosophes rendent à la vérité un hommagequi mettra contre eux les rieurs au jour du jugement.

M. Chester, après avoir exalté son auteurfavori par cet élan d’enthousiasme, reprit son livre dans l’excèsde son admiration ; et il se disposait à continuer la lecturede cette sublime morale, quand il fut troublé par un bruit étrangeà la porte extérieure. Il lui semblait que son domestique barraitle passage à quelque visiteur désagréable.

« Il est tard pour un créancierimpatient, dit-il en levant ses sourcils avec une expressiond’étonnement aussi indolente que si le bruit eût été dans la rue,et ne l’eût pas concerné lui-même le moins du monde. Il estbeaucoup plus tard que ces gens-là n’ont coutume de venir. Leprétexte ordinaire, je suppose. Sans doute un fort payement à fairedemain. Pauvre garçon, il perd son temps, et le temps est del’argent, comme dit le bon proverbe, quoique pour moi je n’aiejamais vu cela. Eh bien ! qu’y a-t-il ? vous savez que jen’y suis pas.

– Un homme, monsieur, répliqua ledomestique, qui était dans son genre d’une tout aussi grandefroideur et d’une tout aussi grande indolence que son maître, arapporté chez vous la cravache que vous avez perdue l’autre jour.Je lui ai dit que vous étiez absent, mais il a déclaré qu’ilattendrait que je vous eusse apporté cette cravache, et ne s’enirait pas avant.

– Il avait complètement raison, réponditson maître, et vous êtes un imbécile, sans aucune espèce dejugement ni de discernement. Dites-lui d’entrer, et veillez à cequ’il essuie ses souliers pendant cinq minutes précises avantd’entrer. »

Le domestique posa la cravache sur une chaiseet se retira. Le maître, qui avait seulement entendu ses pas sur leparquet, sans prendre la peine de se retourner pour le voir, fermason livre, et poursuivit le cours de ses idées interrompues parl’entrée du valet.

« Si le temps était de l’argent, dit-ilen maniant sa tabatière, je transigerais avec mes créanciers, et jeleur donnerais… voyons donc… combien chaque jour ? Il y a monsomme après dîner, une heure. Je peux leur sacrifier cela bienvolontiers, pour qu’ils en tirent le meilleur parti possible. Lematin, entre mon déjeuner et le journal, je leur réserverais uneautre heure ; et le soir avant dîner, mettons encore uneheure. Trois heures chaque jour. Ils se payeraient eux-mêmes envisites, avec les intérêts, dans l’espace de douze mois. J’ai enviede leur en faire la proposition quelque jour… Ah ! moncentaure, c’est vous qui êtes là ?

– C’est moi, répondit Hugh en entrant àgrandes enjambées, suivi d’un chien aussi rude et aussi faroucheque lui ; j’ai eu assez de mal à arriver jusqu’ici. Pourquoidonc me demandez-vous de venir, et me laissez-vous dehors quand jeviens ?

– Mon bon garçon, répliqua l’autre enlevant un peu sa tête de dessus le coussin, et l’examinant avecinsouciance de la tête aux pieds, je suis enchanté de vous voir, etd’acquérir, par votre présence ici, la preuve la plus convaincantequ’on ne vous laisse pas dehors, quoi que vous en disiez. Commentallez-vous ?

– Je vais assez bien, dit Hughimpatienté.

– Vous avez l’air de jouir d’unemerveilleuse santé. Asseyez-vous.

– Je préfère rester debout, dit Hugh.

– À votre aise, mon bon garçon, réponditM. Chester, se levant, ôtant lentement l’ample robe de chambrequ’il portait, et s’asseyant devant sa toilette. Faites comme vousvoudrez. »

Cela dit du ton le plus poli, le plus aimable,M. Chester commença de s’habiller, sans plus s’occuper de sonhôte. Celui-ci restait debout à la même place, incertain de cequ’il devait faire maintenant, et regardant de temps en temps d’unair boudeur.

« Allez-vous me parler, maître ?dit-il après un long silence.

– Ma digne créature, répliquaM. Chester, vous êtes un peu ému, et vous ne paraissez pas debonne humeur. J’attendrai que vous soyez tout à fait dans votreassiette ; je ne suis pas pressé. »

Cette conduite produisit immédiatement soneffet. Elle humilia l’homme, elle le couvrit de confusion, et lerendit plus irrésolu encore et plus incertain. De dures paroles, ily eût riposté ; la violence, il l’eût remboursée avec lesintérêts : mais cet accueil froid, affable, dédaigneux, d’unpersonnage maître de lui-même, lui fit sentir son infériorité d’unemanière beaucoup plus complète que ne l’eussent fait lesraisonnements les mieux élaborés. Tout contribuait donc à ledéconcerter. Son rude langage, si mal assorti avec les accentsdoucement persuasifs de l’autre ; son geste inculte et lesfaçons polies de M. Chester ; le désordre et lanégligence de ses vêtements déguenillés et l’élégant costume qu’ilvoyait devant lui ; l’aspect de la chambre remplie d’unvoluptueux confort auquel il n’était pas accoutumé ; lesilence qui lui donna le loisir d’observer ces choses, et de sentircomme elles le mettaient mal à son aise : toutes cesinfluences qui n’opèrent que trop souvent sur des esprits cultivés,mais qui deviennent d’une puissance presque irrésistible quandelles pèsent sur un esprit grossier comme le sien, domptèrent Hughen un moment. Il s’avança peu à peu plus près de la chaise deM. Chester, et, regardant par-dessus l’épaule la figure dugentleman son interlocuteur, reflétée par le miroir, comme s’ilcherchait dans son expression quelque encouragement, il dit enfinavec un rude effort de conciliation :

« Voulez-vous me parler, maître, oufaut-il que je m’en aille ?

– Parlez, vous, ditM. Chester ; c’est à vous à parler, mon bon garçon. J’aiparlé, moi, n’est-ce pas ? J’attends maintenant que vousparliez à votre tour.

– Mais voyons, monsieur, répliqua Hughavec un embarras qui ne faisait que croître, ne suis-je pas l’hommeauquel vous avez laissé en particulier votre cravache avant dequitter à cheval le Maypole, en lui disant de vous la rapporterlorsqu’il désirerait vous parler sur un certain sujet ?

– Certainement si, vous êtes bien cethomme, ou il faut que vous ayez un frère jumeau, ditM. Chester en regardant l’inquiète figure de Hugh reflétéeaussi par le miroir ; ce qui n’est pas probable, n’est-cepas ?

– Je suis donc venu, monsieur, dit Hugh,vous rapporter cela, en y joignant autre chose ; c’est unelettre, monsieur, que j’ai prise à la personne qui en étaitchargée. »

En même temps il posa sur la toilette l’épîtremême d’Emma, cette missive dont la perte avait causé tant dechagrin à Dolly.

« Avez-vous enlevé ceci de vive force,mon bon garçon ? dit M. Chester en y jetant les yeux,sans le moindre signe visible d’étonnement ou de plaisir.

– Pas tout à fait, dit Hugh, pas tout àfait.

– Qui était le messager auquel vousl’avez pris ?

– Une femme, la fille d’un nomméVarden.

– Oh ! vraiment, dit gaiementM. Chester. Ne lui avez-vous pas encore pris autrechose ?

– Quelle autre chose ?

– Oui, dit le gentleman d’un tontraînant, car il était occupé à fixer un tout petit morceau detaffetas d’Angleterre sur un tout petit bouton à l’un des coins dela bouche, autre chose.

– Eh bien !… un baiser.

– Et rien de plus ?

– Rien.

– Je présume, dit M. Chester avec lamême aisance, et en souriant deux ou trois fois pour voir si lepetit morceau de taffetas adhérait bien au petit bouton, je présumequ’il y avait quelque autre chose. J’ai entendu parler d’un bijou…une simple bagatelle… Une chose de si minime valeur, en vérité, quevous pouvez ne plus vous en souvenir. Vous rappelez-vous quelquechose de ce genre… un bracelet, par exemple ? »

Hugh, en marmottant un jurement, plongea lamain dans sa poitrine, et tirant de là le bracelet, enveloppé d’unepoignée de foin, il allait mettre le tout sur la toilette, quandson patron, arrêtant sa main, l’invita à remettre le bijou àl’endroit où il était.

« Vous avez pris cela pour vous, monexcellent ami, dit-il ; gardez-le donc. Je ne suis ni unvoleur, ni un receleur. Ne me le montrez pas. Vous ferez mieux dele cacher, et promptement. Ne me montrez pas non plus l’endroit oùvous le mettez, ajouta-t-il en détournant la tête.

– Vous n’êtes pas un receleur ! ditHugh d’un ton brusque, malgré le respect croissant que luiinspirait le gentleman. Comment appelez-vous cela, maître ? etil frappa la lettre de sa main pesante.

– J’appelle cela d’une manière toutedifférente, dit froidement M. Chester. Je vais vous le prouverà l’instant, vous verrez. Vous avez soif, jesuppose ? »

Hugh, passant sa manche en travers de seslèvres, répondit oui d’un air rechigné.

« Allez à ce cabinet ; apportez-moiune bouteille que vous y trouverez et un verre. »

Il obéit. Son patron le suivit des yeux, et,quand il eut tourné le dos, M. Chester sourit alors, ce qu’iln’avait eu garde de faire tant que Hugh était debout à côté de laglace. À son retour, il remplit le verre, et lui dit de boire.Cette goutte expédiée, il lui en versa une autre, puis uneautre.

« Combien en pouvez-vous boire ?dit-il en remplissant le verre derechef.

– Autant qu’il vous plaira de m’endonner. Versez toujours. Remplissez tout plein. Une rasade avec lamousse par-dessus ! Quelqu’un qui m’en donnerait à moncontentement, ajouta-t-il en entonnant le liquide dans sa gorgebarbue, j’irais pour lui assassiner un homme s’il me ledemandait.

– Comme je n’ai pas l’intention de vousle demander, et que vous le feriez peut-être sans qu’on vous ledemandât, si vous continuiez de boire, dit M. Chester avec ungrand calme, nous nous arrêterons, s’il vous plaît, mon bon ami, auprochain verre. N’aviez-vous pas déjà bu avant de venirici ?

– Je bois toujours, quand je peux trouverà boire, cria Hugh d’une voix bruyante, en agitant au-dessus de satête le verre vide, et prenant vivement la pose grossière d’unSatyre qui va entrer en danse. Je bois toujours. Pourquoipas ! Ha, ha, ha ! Y a-t-il jamais rien eu qui m’ait faittant de bien ? Non, non, rien, jamais. N’est-ce pas ce qui medéfend du froid dans les nuits piquantes ? qui me soutientlorsque je meurs de faim ? Qu’est-ce donc qui m’aurait jamaisdonné la force et le courage d’un homme, quand les hommesm’auraient laissé mourir, chétif enfant ? Sans cela, est-ceque j’aurais jamais eu le cœur d’un homme ? Je serais mortdans un fossé. Quel est celui qui, du temps où j’étais un pauvremalheureux, faible, maladif, les jambes flageolantes et les yeuxéteints, m’a jamais remis le cœur au ventre comme un verre deça ? Jamais, jamais. Je bois à la santé de la boisson, maître.Ha, ha, ha !

– Vous êtes un jeune homme d’un entrainextraordinaire, dit M. Chester en mettant sa cravate avec unegrande circonspection, et remuant légèrement sa tête d’un côté àl’autre pour installer son menton à sa place. Un vrai luron.

– Voyez-vous cette main, maître, et cebras ? dit Hugh, mettant à nu jusqu’au coude le membremusculeux. Tout ça n’était autrefois que de la peau et des os, etça ne serait plus que de la poussière dans quelque pauvrecimetière, sans la boisson.

– Vous pouvez le couvrir, ditM. Chester, on le verrait tout aussi bien dans votremanche.

– Je n’aurais jamais eu l’audace deprendre un baiser à l’orgueilleuse petite beauté, maître, sans laboisson, cria Hugh. Ha, ha, ha ! C’était un bon baiser. Douxcomme miel, je vous le garantis. C’est encore à la boisson que jedois ce baiser-là. Je vais boire encore à la boisson, maître.Remplissez-moi ce verre. Allons. Encore une fois !

– Vous êtes un garçon qui promettez trop,dit son patron en mettant son gilet avec le soin le plusscrupuleux, et sans tenir compte de sa requête ; il est de mondevoir de vous garder des impulsions trop vives qui résulteraientinfailliblement pour vous de la boisson, et qui peuvent vous fairependre prématurément. Quel âge avez-vous ?

– Je ne sais pas.

– Dans tous les cas, dit M. Chester,vous êtes assez jeune pour échapper, pendant quelques annéesencore, à ce que je peux appeler une mort naturelle. Commentvenez-vous donc vous livrer dans mes mains, sur une si courteconnaissance, avec la corde autour du cou ? Il faut que voussoyez d’une nature bien confiante ! »

Hugh recula d’un pas ou deux, et l’examinad’un air où se mêlaient la terreur, l’indignation et la surprise.Quant à son patron, en se regardant dans le miroir avec la mêmeaffabilité qu’auparavant, et parlant d’une manière aussi aisée ques’il eût discuté quelque agréable commérage de la ville, ilpoursuivit :

« Le vol sur la grande route, mon jeuneami, est une occupation dangereuse et chatouilleuse. Elle estagréable, je n’en doute pas, tant qu’elle dure ; mais, commetous les autres plaisirs en ce monde où tout passe, rarement elledure longtemps. Et en réalité, si, dans la candeur de la jeunesse,vous êtes si prompt à ouvrir votre cœur sur ce sujet, je crains quevotre carrière ne soit extrêmement limitée.

– Qu’est-ce-ci ? dit Hugh. De quoiparlez-vous là, maître ? qui m’y a poussé ?

– Qui donc ? dit M. Chester, enpivotant avec vivacité, et le regardant en face pour la premièrefois ; je ne vous ai pas bien entendu. Quiest-ce ? »

Hugh se troubla et marmotta quelque chosequ’on ne pouvait pas entendre.

« Qui est-ce ? Je suis curieux de lesavoir, dit M. Chester avec une affabilité des plus grandes.Quelque rustique beauté peut-être ? mais soyez prudent, monbon ami. Il ne faut pas toujours se fier à ces fillettes. Preneznote de l’avis que je vous donne, et faites attention àvous. » En disant ces mots, il se retourna vers le miroir etcontinua sa toilette.

Hugh lui aurait bien répondu que c’était lui,lui qui lui faisait cette question, qui l’y avait poussé ;mais les mots se collèrent dans sa gorge. L’art consommé aveclequel son patron l’avait amené là, l’habileté avec laquelle ilavait dirigé toute la conversation, dérouta complètement le pauvrediable. Il ne douta pas que, s’il eût lâché la riposte qui étaitsur ses lèvres quand M. Chester se retourna si vivement, cegentleman ne l’eût fait arrêter sur-le-champ et ne l’eût traînédevant un magistrat avec l’objet volé en sa possession ;auquel cas il eût été pendu, aussi sûr qu’il était né. L’ascendantque l’homme du monde avait voulu prendre sur ce sauvage instrumentfut conquis dès cet instant, et la soumission de Hugh fut complète.Il en eut une peur affreuse ; il sentait que le hasard etl’artifice venaient de lui filer un bout de chanvre qui, au moindremouvement d’une main aussi habile que celle de M. Chester, lesuspendrait à la potence.

En proie à ces pensées qui traversèrentrapidement son esprit, et pourtant se demandant encore comment ilpouvait se faire qu’au moment même où il venait en tapageur, pours’imposer lui-même à cet homme, il se fût laissé au contrairesubjuguer si vite et si complètement, Hugh se tenait humble ettimide devant M. Chester, le regardant de temps en temps avecune espèce de malaise, tandis qu’il finissait de s’habiller. Quandle gentleman eut fini, il prit la lettre, rompit le cachet, et sejetant en arrière dans sa chaise, lut à loisir les pages d’Emmad’un bout à l’autre.

« Tout à fait bien troussé, sur mavie ! Une vraie lettre de femme ; c’est plein de ce qu’onappelle tendresse, désintéressement, et tout ce quis’ensuit ! »

En parlant ainsi, il tortilla le papier, etregardant avec indolence du côté de Hugh, comme s’il eût vouludire : « Vous voyez ! » il le présenta à laflamme de la bougie. Quand le papier fut tout en flamme, il le jetasur la grille, et l’y laissa se consumer.

« C’était adressé à mon fils, dit-il ense tournant vers Hugh ; vous avez eu complètement raison de mel’apporter. Je l’ai ouvert sous ma responsabilité personnelle, etvous voyez ce que j’en ai fait. Prenez ceci pour votrepeine. »

Hugh, s’avançant de quelques pas, reçut lapièce d’argent que M. Chester lui tendait. Lorsque ce dernierla lui remit dans la main, il ajouta :

» S’il vous arrivait de trouver quelque autrechose de cette sorte, ou de recueillir quelque renseignement qu’ilvous parût que je pusse désirer connaître, apportez-les ici ;voulez-vous, mon bon garçon ? »

Cela fut dit avec un sourire qui signifiait,ou du moins Hugh le crut : « Manquez-y et vous me lepayerez. » Il répondit qu’il n’y manquerait pas.

« Et ne soyez pas, reprit son patron, del’air du plus affectueux patronage, ne soyez pas du tout abattu oumal à votre aise au sujet de cette petite témérité dont nous avonsparlé. Votre cou est aussi en sûreté dans mes mains que si c’étaitun baby qui le caressât dans ses petits doigts, je vous assure.Buvez encore un coup, maintenant que vous êtes plustranquille. »

Hugh l’accepta de sa main, et, regardant à ladérobée sa figure souriante, il but en silence le contenu.

« Eh bien ! vous ne buvez plus, ha,ha ! vous ne buvez donc plus à la Boisson ? ditM. Chester, de sa manière la plus séduisante.

– À vous, monsieur, répondit l’autre d’unair assez gauche, en faisant quelque chose comme une révérence.C’est à vous que je bois.

– Merci. Dieu vous bénisse ! Àpropos, quel est votre nom, mon brave homme ? On vous appelleHugh, oui, je sais ; mais votre autre nom ?

– Je n’ai pas d’autre nom.

– Un bien étrange garçon !Voulez-vous dire par là que vous ne vous en êtes jamais connud’autre, ou que vous aimez mieux l’oublier ? Lequel desdeux ?

– Je vous dirais mon autre nom si je lesavais, reprit Hugh avec vivacité, mais je ne m’en connais pasd’autre : on m’a toujours appelé Hugh, rien de plus. Je ne mesuis jamais ni vu ni connu de père, je n’y ai seulement pas songé.J’étais un petit garçon de six ans, ce n’est pas bien vieux,lorsqu’on pendit ma mère à Tyburn pour procurer à deux mille hommesle plaisir de la voir à la potence. On aurait pu la laisservivre : elle était assez malheureuse.

– C’est triste, bien triste ! ditson patron, avec un sourire plein de condescendance. Je ne doutepas qu’elle ne fût extrêmement belle.

– Voyez-vous mon chien ? dit Hughd’un ton brusque.

– Fidèle, je parie, répliqua son patron,lorgnant le chien, et plein d’intelligence ? Les animauxvertueux et bien doués, hommes et bêtes, sont toujours trèshideux.

– Ce chien que vous voyez, et un de lamême portée, furent la seule chose vivante, excepté moi, qui poussades cris plaintifs ce jour-là, dit Hugh. De deux mille hommes, etdavantage (la foule était plus nombreuse, parce que c’était unefemme), le chien et moi nous fûmes les seuls à ressentir quelquepitié. Si ç’avait été un homme, il aurait été bien aise d’êtredébarrassé d’elle, car elle avait été contrainte par la misère dele laisser maigrir et presque mourir de faim ; mais comme cen’était qu’un chien, et qu’il n’avait pas naturellement lessentiments d’un homme, il en eut du chagrin.

– C’était pure stupidité de bête brute,certainement, dit M. Chester, et bien digne d’une bête brutecomme lui. »

Hugh ne répliqua pas ; mais sifflant sonchien, qui bondit au sifflement et vint sauter et gambader autourde lui, il souhaita le bonsoir à son ami, le gentlemansympathique.

« Bonsoir, répondit M. Chester.N’oubliez pas que vous êtes en sûreté avec moi, tout à fait ensûreté. Aussi longtemps que vous le mériterez, mon bon garçon, etvous le mériterez toujours, j’espère, vous aurez en moi un ami surle silence duquel vous pouvez compter. Maintenant faites attentionà vous, et songez à quoi vous vous exposez. Bonsoir ! Dieuvous assiste ! »

Hugh, intimidé par le sens caché de cesparoles, fit le chien couchant, et gagna la porte en rampant, pourainsi dire, d’une manière si soumise et si subalterne, d’une façon,en un mot, si différente des airs de bravache qu’il avait enentrant, que son patron resté seul sourit plus que jamais.

« Et cependant, dit-il en prenant uneprise de tabac, je n’aime pas qu’on ait pendu sa mère. Ce garçon aun bel œil ; je suis sûr qu’elle était belle. Mais trèsprobablement c’était une grossière créature ; elle avaitpeut-être un nez rouge et de gros vilains pieds. Baste ! Touta été pour le mieux, sans aucun doute. »

Après cette réflexion consolante, il mit sonhabit, adressa un regard d’adieu au miroir et sonna son domestique.Celui-ci parût promptement, suivi d’une chaise et de sesporteurs.

« Pouah ! dit M. Chester,l’atmosphère que ce centaure m’a apportée est empestée : celapue l’échelle et la charrette. Ici, Peak. Apportez quelque eau desenteur et arrosez le parquet ; prenez la chaise sur laquelleil s’est assis, et exposez-la à l’air : jetez un peu de cetteessence sur moi. Je suis suffoqué ! »

Le domestique obéit ; puis la chambre etle maître étant tous deux purifiés, M. Chester n’eut plus qu’àdemander son claque, à le placer gracieusement plié sous son bras,à s’asseoir dans la chaise, et à se laisser emporter dehors enfredonnant un air à la mode.

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