Barnabé Rudge – Tome I

Chapitre 35

 

Quand John Willet vit les cavaliers fairevivement volte-face et se mettre tous les trois de front sur laroute étroite, attendant qu’il les eût rejoints avec sondomestique, il lui vint à l’idée avec une précipitation insoliteque ce devaient être des voleurs de grand chemin. Si Hugh eût étéarmé d’une espingole, au lieu de son solide gourdin, il lui auraitcertainement ordonné de faire feu à tout hasard, et, pendant quecelui-ci eût exécuté le commandement, notre homme eût avisé à sasûreté personnelle en prenant aussitôt la fuite. Mais, dans lescirconstances désavantageuses où lui et son garde du corps étaientplacés, il jugea prudent d’adopter un autre genre de tactique.C’est pourquoi il chuchota à son acolyte de leur adresser la paroledans les termes les plus pacifiques et les plus courtois. Parmanière d’agir conformément à l’esprit et à la lettre de cetteinstruction, Hugh s’avança et, faisant le moulinet avec son bâtondevant les yeux mêmes du cavalier le plus proche de lui, il luidemanda dans quel dessein il venait avec ses compagnons galoperainsi presque sur eux battant le pavé du roi à cette heureindue.

L’homme à qui il s’était adressé commençaitune réplique pleine de colère et dans le même style, lorsqu’il futarrêté par le cavalier du centre, qui, s’interposant avec un aird’autorité, dit d’une voix un peu haute, mais qui n’avait rien derude ni de désagréable.

« Pourriez-vous nous dire, je vous prie,si c’est bien là la route de Londres ?

– Si vous la suivez en droiteligne ; c’est elle, répondit Hugh avec rudesse.

– Eh ! camarade, dit la mêmepersonne, vous n’êtes qu’un Anglais grossier, si vous êtes unAnglais, ce dont je douterais fort sans la langue que vous parlez.Votre compagnon, j’en suis sûr, me répondra plus civilement. Qu’endites-vous, l’ami ?

– Je dis, monsieur, que c’est la route deLondres, répondit John. Et je souhaiterais, ajouta-t-il à voixbasse en se tournant vers Hugh, que vous fussiez sur quelque autreroute, vous, chien de vagabond. Êtes-vous las de vivre, monsieur,pour aller provoquer trois grands vauriens, trois gibiers depotence qui pourraient fondre sur nous, par devant et par derrière,jusqu’à ce qu’ils nous eussent mis à mort, et puis prendre noscorps en croupe pour aller nous noyer à dix milles d’ici ?

– À quelle distance est Londres ?demanda le même cavalier.

– Eh mais, il y a d’ici, monsieur,répondit John, cinq petites lieues. »

Cette locution adoucissante était jetée làpour exciter les voyageurs à s’éloigner en toute hâte ; mais,au lieu de produire l’effet désiré, elle fit jaillir des lèvres duquestionneur une exclamation toute contraire.

« Cinq lieues ! c’est une longuedistance ! »

Et cette observation fut suivie d’une courtepause d’indécision.

« Dites-moi, je vous prie, dit legentleman, y a-t-il des auberges par ici ? »

À ce mot d’auberges, John recueillit soncourage d’une manière surprenante ; ses craintes s’envolèrentcomme la fumée ; tout l’aubergiste se réveilla en lui.

« Des auberges ? non, réponditM. Willet en mettant un fort accent oratoire sur le nombrepluriel ; mais il y a une auberge… une auberge unique…l’auberge du Maypole. C’est ce qu’on peut appeler une auberge. Vousne verrez pas souvent une auberge comme celle-là.

– C’est vous qui la tenezpeut-être ? dit le cavalier en souriant.

– C’est moi qui la tiens, monsieur,répliqua John, grandement étonné que l’autre eût fait cettedécouverte.

– Et quelle est la distance d’ici auMaypole ?

– Environ un mille. »

John allait ajouter que c’était un tout petitmille, le plus petit du monde, quand le troisième cavalier, quijusqu’alors était resté un peu à l’arrière-garde, l’interrompitsoudain.

« Et avez-vous un excellent lit,aubergiste ? Hein ! un lit que vous puissiez recommander…un lit dont vous soyez sûr que les draps soient bien secs… un litoù ait couché quelque personnage d’un caractère respectable etirréprochable ?

– D’abord, nous ne recevons pas,monsieur, de racaille ni de canaille chez nous, répondit John. Etquant au lit lui-même…

– Dites quant aux trois lits, répliqua enl’interrompant le gentleman qui avait parlé le premier, car il nousen faut trois si nous descendons chez vous, quoique mon ami n’aitparlé que d’un.

– Non, non, milord ; vous êtes tropbon, vous êtes trop bienveillant ; mais votre vie importebeaucoup trop à la nation, dans ces temps sinistres, pour êtreplacée au même niveau qu’une vie aussi inutile et aussi chétive quela mienne. Une grande cause, milord, une cause puissante dépend devous. Vous êtes son guide et son champion, sa sentinelle et sonavant-garde. C’est la cause de nos autels et de nos foyers, denotre pays et de notre foi. Souffrez que je dorme, moi, sur unechaise… sur le tapis… n’importe où. Personne ne s’inquiétera sij’attrape un rhume ou la fièvre. Laissez John Grueby passer la nuità la belle étoile… Personne ne s’inquiétera de lui non plus. Maisquarante mille hommes de notre pays, de cette terre qu’entourentles vagues (sans compter les femmes et les enfants), ont leurs yeuxet leurs pensées attachés sur lord Georges Gordon, et chaque jour,depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, prient Dieu de luigarder vigueur et santé. Oui, milord, dit l’orateur se dressant surses étriers, c’est une glorieuse cause et elle ne doit pas êtreoubliée. Milord, c’est une puissante cause, et elle ne doit pasêtre mise en péril. Milord, c’est une sainte cause, et elle ne doitpas être abandonnée.

– C’est une sainte cause ! s’écriaSa Seigneurie en levant son chapeau d’une manière très solennelle.Amen !

– John Grueby, dit l’autre gentleman quiparlait à perte d’haleine d’un ton de doux reproche, Sa Seigneuriedit Amen.

– J’ai entendu milord, monsieur, ditl’homme assis en selle droit comme une statue.

– Pourquoi donc ne dites-vous pas Amencomme lui ? »

John Grueby, sans rien répondre, se tintimmobile et regardant droit devant lui.

« Vous me surprenez, Grueby, dit legentleman. Dans une crise comme celle d’à présent, lorsque la reineElisabeth, cette vierge monarque, pleure au fond de sa tombe, etque Marie la Sanglante, avec un visage sombre et sourcilleux,marche triomphante…

– Oh ! monsieur, cria l’homme d’unton bourru, à quoi bon parler de Marie la Sanglante dans lasituation actuelle, lorsque milord est traversé par la pluie etharassé d’une rude course à cheval ? Laissez-nous aller àLondres, monsieur, ou nous arrêter une bonne fois ; sinon,cette infortunée Marie la Sanglante aura à répondre encore d’unautre accident… et elle aura fait beaucoup plus de mal dans sontombeau qu’elle n’en fit jamais durant sa vie, à ce que jecrois. »

En ce moment M. Willet, qui n’avaitjamais entendu personne dire tant de mots à la fois avec lavolubilité de débit et l’accent oratoire du gentleman à longuehaleine, et dont le cerveau, complètement incapable d’en soutenirle poids et de les saisir au passage, avait fini par y renoncertout à fait, recouvra assez de présence d’esprit pour faireobserver que le Maypole était à même de recevoir amplement toute lacompagnie ; qu’on y trouverait de bons lits, des vins soignés,excellent logis à pied et à cheval ; salles particulières pourgrandes ou petites sociétés ; dîners servis dans le plus courtdélai ; belles écuries, et remise fermée à clef. Bref, ilpassa en revue tous les bouts de phrases élogieuses qui étaientpeints sur les diverses parties de son auberge, et que, durantquelque quarante ans, il avait appris à répéter d’une façonsuffisamment correcte. Il examinait à part soi s’il serait possibled’insérer quelques nouvelles réclames tendant au même but, lorsquele gentleman qui avait parlé le premier, se tournant vers lecavalier à longue haleine, s’écria :

« Qu’en dites-vous, Gashford ? Nousarrêterons-nous à l’auberge dont il parle, ou poursuivrons-nousvivement notre route ? Décidez.

– Je vous soumettrai donc mon avis,milord, répliqua d’un ton doux comme miel la personne interrogée,mon avis est que votre santé et votre liberté d’esprit, quiimportent tant, après la Providence, à notre grande cause, à notrecause pure et fidèle (ici Sa Seigneurie ôta derechef son chapeau,quoiqu’il plût à verse), ont besoin d’être renouvelées etrafraîchies par le repos.

– Allez devant, aubergiste, etmontrez-nous le chemin, dit lord Georges Gordon. Nous vous suivronsau pas.

– Si vous le permettez, milord, dit JohnGrueby à voix basse, je changerai de place pour marcher devantvous. La mine de l’ami de l’aubergiste n’est pas des plus honnêtes,et il n’y a pas de mal à prendre ses précautions avec lui.

– John Grueby a tout à fait raison,interrompit M. Gashford se plaçant avec précipitation enarrière. Milord, il ne faut pas exposer une vie aussi précieuse quela vôtre. Allez devant, John, certainement. Si vous avez la moindreraison de suspecter ce gaillard-là, faites-lui sauter lacervelle. »

John ne répondit pas, mais, regardant droitdevant lui comme il paraissait en avoir l’habitude quand parlait lesecrétaire, il dit à Hugh de se mettre en marche, et le serra. deprès. Ensuite venait Sa Seigneurie avec M. Willet à la bridede son cheval, et le secrétaire de Sa Seigneurie car c’était,semblait-il, l’emploi de Gashford, fermait la marche.

Hugh allait lestement et à grands pas,regardant souvent en arrière le domestique, dont le cheval étaitpresque sur ses talons, et jetant un coup d’œil de travers sur lesfontes de pistolets auxquelles ce serviteur semblait attacher ungrand prix. C’était un Anglais pur sang, un gaillard carré par labase, solidement bâti, au cou de taureau et, comme Hugh le toisaitdes yeux il toisait Hugh à son tour de temps en temps avec unregard de brusque dédain. Il était plus âgé que l’homme du Maypole,car il pouvait avoir, selon toute apparence quarante-cinq ans maisc’était un de ces camarades à tête dure, froide, imperturbable, quise moquent bien de recevoir une gourmade en route et ne se laissentpas arrêter pour si peu dans la poursuite de leurs desseins.

« Si je vous égarais maintenant, dit Hughd’un air moqueur, vous me feriez… ha ! ha ! ha !…,vous me feriez sauter la cervelle, je suppose ? »

John Grueby ne tint pas plus compte de cetteremarque que s’il eût été sourd et Hugh muet ; il continua dechevaucher à son aise, les yeux fixés sur l’horizon.

« Avez-vous jamais essayé de vouscolleter avec quelqu’un, monsieur, quand vous étiez jeune ?dit Hugh. Savez-vous jouer du bâton ? »

John Grueby le regarda de travers avec le mêmeair d’insouciance, sans daigner répondre un mot.

« Comme ceci ? dit Hugh en exécutantavec son gourdin un de ces habiles moulinets qui faisaient lesdélices des paysans de cette époque. Houp !

– Ou comme ça, répondit John Grueby enrabattant avec son fouet le gourdin de son conducteur, et lefrappant sur la tête avec le manche. Oui, j’en ai joué un peujadis. Vous portez vos cheveux trop longs ; s’ils avaient étéun peu plus courts, je vous aurais fêlé le crâne. »

C’était, dans le fait, un petit coup vif etretentissant ; évidemment il étonna Hugh, qui, dans le premiermoment, parut disposé à désarçonner sa nouvelle connaissance. Maisla figure de John Grueby ne dénotant ni malice, ni triomphe, nirage, rien enfin qui pût faire croire à une offensepréméditée ; ses yeux restant toujours fixés dans l’anciennedirection, et son air étant aussi insoucieux et aussi calme ques’il eût simplement chassé une mouche qui le gênait ; Hugh futsi démonté, si disposé à le regarder comme un luron d’une vigueurpresque surnaturelle, qu’il se contenta de rire et des’écrier : « Bien joué ! » puis, s’écartant unpeu, il reprit son office de guide en silence.

Quelques minutes après, la compagnie fit halteà la porte du Maypole. Lord Georges et son secrétaire, ayantpromptement mis pied à terre, donnèrent leurs chevaux audomestique, qui, sous la conduite de Hugh, les mena à l’écurie.Très aises d’échapper à l’inclémence de la nuit, les gentlemensuivirent M. Willet dans la salle commune, et, debout devantl’âtre où il y avait un bon feu, ils se réchauffèrent et séchèrentleurs vêtements, tandis que l’aubergiste s’occupait à donner lesordres et veillait aux préparatifs qu’exigeait le haut rang de sonhôte.

Comme il allait et venait fort affairé, toutentier à ces arrangements, il eut l’occasion d’observer dans lasalle les deux voyageurs dont, jusque-là, il ne connaissait que lavoix. Le lord, le grand personnage, qui faisait un pareil honneurau Maypole, était à peu près de taille moyenne, grêle de corps etd’un teint blême, il avait le nez aquilin, et de longs cheveux d’unrouge brun, rabattus, à plat sur ses oreilles et légèrementpoudrés, sans le moindre vestige de frisure. Il était vêtu, sousson pardessus, d’un habillement tout noir, sans ornements, et de lacoupe la plus simple et la plus sobre. La gravité de son costume,jointe à la maigreur de ses joues, et à la roideur de son maintien,lui donnait bien dix ans de plus, mais c’était un homme qui n’avaitpoint passé la trentaine. Tandis qu’il rêvait debout à la rougelueur du feu, on était frappé de voir ses grands yeux brillants,qui trahissaient une continuelle mobilité de pensées et dedesseins, singulièrement en désaccord avec le calme étudié et lesérieux de sa mine, ainsi qu’avec son bizarre et triste costume. Saphysionomie n’avait rien d’âpre ni de cruel dans son expression,non plus que sa figure, qui était mince et douce et d’un caractèremélancolique, mais l’une et l’autre annonçaient un indéfinissablemalaise, qu’on ne pouvait voir sans en prendre sa part et sanséprouver une sorte de pitié pour ce personnage, quoiqu’on eût étébien en peine de dire pourquoi.

Gashford, le secrétaire, était plus grand, deformes anguleuses, haut des épaules, décharné et disgracieux. Sonhabillement, à l’imitation de son supérieur, était modeste et graveà l’excès, il y avait dans ses manières quelque chose d’officiel etde contraint. Il avait des sourcils proéminents, de grandes mains,de grands pieds, de grandes oreilles, et une paire d’yeux quisemblaient avoir battu en retraite au fond de sa tête, et s’y êtrecreusé une caverne pour se cacher. Ses manières étaient douces ethumbles, mais tortueuses et évasives. Il avait l’air d’un hommetoujours à l’affût sur le passage de quelque proie qui ne voulaitpas venir, mais il paraissait patient, très patient, comme unépagneul en arrêt, qui remue la queue sans bouger. Même en cemoment, tandis qu’il chauffait et frottait ses mains devant le feu,il ne semblait pas avoir d’autre prétention que de jouir de cettechaleur, pour sa part, comme un simple roturier ; et, bienqu’il sût que son maître ne le regardait pas, il jetait de temps entemps les yeux sur sa figure, et, d’un air soumis et plein dedéférence, il souriait comme pour ne pas en perdre l’habitude.

Tels étaient les hôtes sur lesquels le vieuxJohn Willet fixait son œil de plomb, les examinant sans relâche. Ils’avança vers eux alors, tenant un chandelier d’apparat de chaquemain, et les supplia de le suivre dans une pièce plus digne d’eux.« Car, milord, dit John (c’est assez étrange, mais il y a desgens qui semblent avoir autant de plaisir à prononcer des titresque ceux qui les ont en éprouvent à les porter), cette salle,milord, n’est pas du tout faite pour Votre Seigneurie, et je doisdemander pardon à Votre Seigneurie de vous avoir laissé ici,milord, une seule minute. »

Après cette allocution, John les conduisit enhaut dans l’appartement d’apparat, qui, semblable en cela àbeaucoup d’autres choses d’apparat, était froid et incommode. Lebruit de leurs pas, se répercutant à travers la chambre spacieuse,frappait leurs oreilles d’un son creux ; et l’atmosphèrehumide et glaciale qui y régnait était rendue doublement fâcheusepar son contraste avec la chaleur de la salle vulgaire qu’ilsvenaient d’abandonner.

Il aurait été inutile toutefois de proposerd’y revenir, car les préparatifs se firent si prestement qu’onn’aurait pas eu seulement le temps de les contremander. John,tenant de chaque main les hauts chandeliers, précéda les gentlemenvers la cheminée avec une profonde révérence ; Hugh, entrant àgrands pas, jeta un tison allumé et une pile de menu bois surl’âtre, qui fut bientôt en feu ; John Grueby, portant à sonchapeau une cocarde bleue pour laquelle il paraissait avoir unsouverain mépris, déposa sur le plancher le portemanteau dont ilavait déchargé son cheval ; et tous les trois s’occupèrent àl’instant avec activité de développer le paravent, de mettre lanappe, d’inspecter les lits, d’allumer du feu dans les chambres àcoucher, d’accélérer le souper, et de rendre toute chose aussicommode et aussi confortable qu’il était possible de le faire à sicourt délai. En moins d’une heure, le souper avait été servi,mangé, desservi ; lord Georges et son secrétaire, tous deux enpantoufles, les jambes étendues devant le feu, étaient assis auprèsd’un bol de vin chaud bien épicé.

« Ainsi se termine, milord, dit Gashforden remplissant son verre avec une grande aménité, l’œuvre bénied’un jour béni du ciel.

– Et d’une veille également bénie, dit SaSeigneurie en levant la tête.

– Ah !… et ici le secrétaire joignitses mains… Une veille bénie en vérité ! Les protestants deSuffolk sont des hommes pieux et fidèles. Quoique beaucoup de noscompatriotes, milord, se soient égarés dans les ténèbres,exactement comme nous cette nuit sur la route, ces braves gens-làn’ont pas quitté le chemin de lumière et de gloire.

– Les ai-je émus, Gashford ? ditlord Georges.

– Si vous les avez émus, milord ! sivous les avez émus ! Ils criaient qu’on les menât contre lespapistes ; ils appelaient une terrible vengeance sur leurstêtes ; ils rugissaient comme des possédés.

– Des possédés ! non pas despossédés du démon, toujours, dit le maître.

– Du démon ! non pas, milord ;dites plutôt des anges.

– Oui ; oh ! sûrement ;des anges, sans aucun doute, dit lord Georges en mettant ses mainsdans ses poches, les retirant pour ronger ses ongles, et regardantle feu d’un air embarrassé ; ce ne peuvent être que des angesqui les possèdent, n’est-ce pas, Gashford ?

– Vous n’en doutez pas, milord ? ditle secrétaire.

– Non, non, répliqua le maître ;non. Pourquoi en douterais-je ? Je suppose qu’il seraitpositivement irréligieux d’en douter… n’est-ce pas, Gashford ?Bien que parmi eux il y eût certainement, ajouta-t-il sans attendreune réponse, quelques personnages d’une physionomie diabolique.

– Quand vous avez fait avec chaleur, ditle secrétaire, en jetant un regard perçant sur l’autre, dont lesyeux baissés reprirent peu à peu leur éclat tandis que Gashfordparlait ; quand vous avez fait avec chaleur cette noblesortie ; quand vous leur avez déclaré que vous n’étiez pas dela tribu des tièdes ou des timides, et que vous les avez invités àconsidérer qu’ils se préparaient à suivre quelqu’un qui lesconduirait en avant, fût-ce jusqu’à la mort même ; quand vousavez parlé de cent vingt mille hommes sur la frontière d’Écosse quise feraient justice un beau jour, si on ne la leur faisaitpas ; lorsque vous avez crié : « Périssent le papeet tous ses vils adhérents ; les lois pénales portées contreeux ne seront jamais abrogées tant que les Anglais auront des cœurset des mains… » et que vous avez agité la vôtre, avant de lamettre sur la garde de votre épée ; et lorsqu’ils se sontécriés à leur tour : « Pas de papisme ! » etque vous leur avez répondu : « Non ! quand même nousserions obligés de marcher dans le sang ! » et qu’ils ontlevé leurs chapeaux en l’air, en criant : « Hourra !non, quand même nous marcherions dans le sang ! Pas depapisme, lord Georges ! À bas les papistes ! vengeancesur leurs têtes ! » Pendant que tout cela se faisait etse disait, et qu’un mot de vous, milord, excitait ou apaisait letumulte, ah ! je sentais alors tout ce qu’il y avait là degrandeur, et je me disais en moi-même : « Y eut-il jamaispuissance comparable à celle de lord GeorgesGordon ? »

– C’est une grande puissance, vous avezraison ; c’est une grande puissance ! cria-t-il, les yeuxétincelants. Mais, cher Gashford, ai-je réellement dit toutcela ?

– Et beaucoup plus encore ! cria lesecrétaire, les yeux levés au ciel. Ah ! beaucoup plusencore.

– Et je leur ai parlé, à ce que vousdisiez tout à l’heure, de cent quarante mille hommes en Écosse,n’est-ce pas ? demanda-t-il avec un plaisir évident. C’étaitun peu hardi.

– Notre cause n’est que hardiesse. Lavérité est toujours hardie.

– Certainement, de même que la religion.Elle est hardie aussi, Gashford !

– La vraie religion l’est, milord.

– Et c’est la nôtre, répondit-il en seremuant avec inquiétude sur son siège, et rongeant ses ongles,comme s’il voulait les couper jusqu’au vif. Il n’y a pas de douteque la nôtre ne soit la vraie. Vous êtes aussi certain de cela queje le suis, Gashford, n’est-ce pas ?

– Milord peut-il me le demander, ditGashford de son ton câlin, en approchant sa chaise d’un airoffensé, et posant sa large main à plat sur la table, à moi,répéta-t-il en dirigeant sur lui les sombres cavités de ses yeuxavec un sourire malsain, à moi qui, frappé en Écosse, il y a un an,par votre magique éloquence, abjurai les erreurs de l’Égliseromaine, et m’attachai à Votre Seigneurie comme à un libérateurdont la main m’avait retiré du bord du précipice ?

– C’est vrai. Non, non. Je… je n’ai paseu cette idée, répliqua l’autre en lui donnant une poignée de main,se levant de son siège, et se promenant autour de la chambre avecagitation. Savez-vous qu’on se sent fier de mener le peuple,Gashford ? ajouta-t-il en faisant une halte soudaine.

– Et par la force de la raison, réponditson flatteur.

– Oui, bien sûr. Ils peuvent tousser, semoquer et grogner dans le parlement ; ils peuvent me traiterde fou et d’insensé : mais quel est celui d’entre eux qui peutsoulever cet océan humain et le faire enfler et rugir à songré ? Pas un.

– Pas un, répéta Gashford.

– Quel est celui d’entre eux qui peut sevanter comme moi, à l’honneur de son caractère, d’avoir refusé duministre un présent corrupteur de mille livres sterling par an pourrésigner son siège en faveur d’un autre ? Pas un.

– Pas un, répéta de nouveau Gashford enprélevant, dans l’intervalle, la part du lion sur le bol de vinchaud aux épices.

– Et comme nous sommes d’honnêtes gens,des gens sincères, les défenseurs fidèles d’une cause sacrée,Gashford, dit, en mettant sa main fiévreuse sur l’épaule de sonsecrétaire, lord Georges, dont le teint s’animait et dont la voixs’élevait à mesure qu’il parlait, comme nous sommes les seuls quiprenions souci de la masse du peuple, et dont elle prenne souci àson tour, nous la soutiendrons jusqu’à la fin ; nouspousserons, contre ces Anglais renégats qui se sont faits papistes,un cri qui retentira au travers du pays, et y roulera avec unfracas comparable au tonnerre. Je serai digne de la devise de macotte d’armes : Appelé, élu et fidèle. »

– Appelé, dit le secrétaire, par leciel.

– Je le suis.

– Élu par le peuple.

– Oui.

– Fidèle à tous deux.

– Jusqu’au billot ! »

Il serait difficile de donner une idéecomplète de l’excitation avec laquelle il fit ces réponses à chaqueappel de son secrétaire, de la rapidité de son débit, ou de laviolence de son accent et de ses gestes. Quelque chose de faroucheet d’ingouvernable, luttant contre sa tenue puritaine, forçaittoute contrainte. Pendant plusieurs minutes il marcha de long enlarge dans la pièce à pas précipités ; puis, s’arrêtantsoudain, il s’écria :

« Gashford, vous aussi, vous les avezémus. Oh ! oui, et bien émus.

– Un reflet de l’auréole de milord,répliqua l’humble secrétaire en plaçant sa main sur son cœur. J’aifait de mon mieux.

– Vous avez bien parlé, dit son maître,et vous êtes un grand et digne instrument. Si vous voulez sonnerJohn Grueby pour qu’il apporte la valise dans ma chambre, etattendre ici que je sois déshabillé, nous réglerons les affairescomme de coutume, si toutefois vous n’êtes pas trop fatigué.

– Trop fatigué, milord !… mais jereconnais bien là votre charité ! Chrétien de la tête auxpieds. »

En s’adressant ce soliloque, le secrétaireinclina le bol et regarda très sérieusement au fond ce qu’il yrestait de vin chaud.

John Willet et John Grueby parurent ensemble.L’un se chargeant des hauts chandeliers, et l’autre duportemanteau, ils conduisirent à sa chambre le lord dupé ; ilslaissèrent le secrétaire seul bâiller et se secouer, puiss’endormir enfin devant le feu.

« Maintenant, monsieur Gashford,monsieur, lui dit John Grueby à l’oreille, lorsqu’il reconnut quele secrétaire avait perdu un moment connaissance, milord estcouché.

– Ah ! très bien John, répondit-ildoucement : merci, John. Personne n’a besoin de veiller. Jesais quelle est ma chambre.

– J’espère que vous n’allez pas troublerdavantage votre tête, ni celle de milord, avec Marie la Sanglante,à cette heure de la nuit, dit John. Plût à Dieu que cettemalheureuse vieille créature n’eût jamais existé !

– J’ai dit que vous pouviez vous coucher,John, répliqua le secrétaire. Vous ne m’avez pas entendu, jepense ?

– Avec toutes ces Maries sanglantes, cescocardes bleues, ces glorieuses reines Besses[26],ces Pas de Papistes, ces Associations protestantes, et cette fureurde faire des speechs, poursuivit John Grueby, regardant, commed’habitude, fort loin devant lui, et sans tenir compte del’avertissement de Gashford, milord a perdu la tête ou peu s’enfaut. Quand nous sortons, un tel ramas de bélîtres vient crieraprès nous : « Vive Gordon ! » que j’en suishonteux et ne sais où regarder. Quand nous sommes au logis, ilsviennent rugir et glapir autour de la maison, comme autant dediables ; et milord, au lieu d’ordonner qu’on les chasse, seprésente au balcon, s’abaisse à leur faire des harangues ; illes appelle : « citoyens d’Angleterre » et« compatriotes », comme s’il les aimait passionnément etqu’il les remerciât d’être venus là. Je ne peux pas m’expliquerça ; mais ils sont tous mêlés de façon ou d’autre avec cetteinfortunée Marie la Sanglante, ils s’enrouent à vociférer son nom.Ce sont pourtant tous bons protestants, les hommes comme les petitsgarçons ; mais il faut croire que les protestants ont unterrible faible pour les cuillers et l’argenterie en général, quandles portes de la cuisine sont par hasard ouvertes. Je souhaitequ’il n’y ait rien de pire, et qu’il n’arrive pas plus dedommage ; mais, si vous n’arrêtez pas à temps ces vilainscompères, M. Gashford (et je vous connais, je sais que c’estvous qui soufflez le feu), vous verrez qu’ils vous monteront sur ledos : un de ces soirs, que la température sera chaude et queles protestants auront soif, ils vous jetteront Londres àbas ; et je n’ai jamais entendu dire que Marie la Sanglanteait été jusque-là. »

Gashford avait disparu depuis longtemps, etces réflexions se perdaient dans le vide de l’air. Quand JohnGrueby s’en aperçut, il n’en fut pas ému autrement ; ilenfonça son chapeau sur sa tête, autant que possible à rebours,afin de ne pas voir seulement l’ombre de l’odieuse cocarde, et ilgagna son lit tout en secouant la tête, d’une manière sinistre etprophétique, jusqu’à ce qu’il eût atteint sa chambre.

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