Cartes sur table d’ AGATHA CHRISTIE

CHAPITRE XII

ANNE MEREDITH

Madame Oliver se dégagea avec difficulté du siège avant de sa petite voiture à deux places. Les fabricants d’automobiles modernes s’imaginent que seuls des gens aux genoux de sylphe se glisseront sous le volant, et la mode des sièges bas exige d’une femme d’un certain âge et de généreuses proportions des efforts surhumains pour se sortir de l’auto. Le second siège était encombré de cartes routières, d’un réticule, de trois romans et d’un gros sac de pommes. Mme Oliver raffolait des pommes. De notoriété publique, elle en avait absorbé jusqu’à cinq livres d’affilée lorsqu’elle composait l’intrigue ardue et compliquée de La Mort dans l’égout. Une douleur aiguë à l’estomac l’avait rappelée au sens des réalités dix minutes après le rendez-vous fixé pour un déjeuner en son honneur.

Avec un dernier soubresaut et un coup de genou sur la portière récalcitrante, Mme Oliver atterrit trop brusquement sur le trottoir devant la grille de Wendon Cottage, répandant autour d’elle une pluie de trognons de pommes.

Elle émit un soupir de soulagement, poussa son chapeau derrière sa tête sans aucun souci d’élégance, regarda d’un œil satisfait son costume tailleur de drap sombre, puis fronça le sourcil en s’apercevant qu’elle avait, par étourderie, gardé ses souliers vernis à talons hauts. Elle ouvrit la porte du jardin et avança sur les dalles de l’allée jusqu’à la porte de la maison. Elle exécuta un joyeux rag-time avec le heurtoir en forme de tête de crapaud.

Ne recevant pas de réponse, elle répéta sa petite performance.

Après une attente d’une minute et demie, Mme Oliver, d’un pas alerte, fit le tour de l’habitation.

Derrière, se trouvait un jardinet à l’ancienne mode où abondaient des marguerites d’automne et des chrysanthèmes ; plus loin, s’étendait un pré au bout duquel coulait une rivière. Pour un jour d’octobre, le soleil était chaud.

Deux jeunes filles traversaient le pré dans la direction du cottage. Lorsqu’elles eurent franchi la porte du jardin, l’une d’elles s’arrêta net.

Mme Oliver s’avança.

« Bonjour, Miss Meredith. Vous vous souvenez de moi, j’espère ?

— Oh ! bien sûr ! »

Anne Meredith, les yeux étonnés, tendit prestement la main. L’instant d’après, elle se ressaisit.

« Je vous présente mon amie qui vit ici avec moi.

— Miss Dawes. Rhoda, voici Mme Oliver. »

L’autre jeune fille, une grande brune, florissante de santé, s’exclama :

« Oh ! c’est vous, madame Oliver ? Ariane Oliver ?

— Parfaitement. »

Puis, s’adressant à Anne.

« Si nous nous asseyions quelque part, chère amie ? J’ai des tas de choses à vous dire.

— Allons prendre le thé.

— Le thé peut attendre », dit Mme Oliver.

Anne les conduisit vers un groupe de fauteuils d’osier et de chaises de pont plutôt en mauvais état. Mme Oliver, d’un œil circonspect, choisit la plus solide, ayant essuyé plusieurs accidents fâcheux sur ces meubles de jardin par trop fragiles.

« Maintenant, ma chère, commença-t-elle d’un ton décidé, nous n’irons pas par quatre chemins. Occupons-nous tout de suite de l’assassinat de l’autre soir. Il faut absolument agir.

— Agir ? répéta Anne.

— Sûrement. J’ignore ce que vous pensez, mais moi je connais le coupable. C’est le docteur… comment donc ?… Ah ! oui ! Roberts. Un nom gallois ! Les Gallois ne m’inspirent aucune confiance ! J’ai eu une nourrice galloise. Un jour, elle m’emmena à Harrogate et rentra seule à la maison, m’ayant tout à fait oubliée. On ne peut compter sur ces gens légers et inconstants. Laissons de côté cette femme-là pour l’instant. Roberts a commis le crime… aucun doute là-dessus. Unissons nos efforts pour en découvrir les preuves. »

Rhoda Dawes éclata de rire… puis elle rougit.

« Excusez-moi. Mais je vous trouve si différente de ce que j’avais imaginé !

— Vous êtes déçue ? dit Mme Oliver d’une voix calme. Je suis habituée à cela. Peu importe. Nous devons avant tout démasquer Roberts !

— Comment est-ce possible ?

— Allons, Anne, ne soyez pas si pessimiste ! réprimanda Rhoda Dawes. Mme Oliver est tout simplement admirable. Elle connaît tous les dessous de ces affaires-là. Elle s’y prendra de la même façon que Sven Hjerson. »

Rougissant légèrement en entendant prononcer le nom de son célèbre détective finlandais, Mme Oliver déclara :

« Il faut absolument y parvenir. Je vais vous en donner la raison, mon enfant. Vous ne voudriez tout de même pas qu’on vous accusât ?

— Pourquoi m’accuserait-on ?

— Vous connaissez les gens ! Les soupçons pèseront aussi bien sur les trois innocents que sur le coupable !

— Je ne comprends pas encore pourquoi vous vous adressez spécialement à moi, madame Oliver, dit lentement Anne Meredith.

— Parce que les autres ne m’intéressent pas. Mme Lorrimer est une de ces femmes qui passent leur temps à jouer au bridge dans les clubs. Elle est cuirassée et de force à se défendre elle-même. En outre, elle prend de la bouteille et peu m’importerait qu’on la soupçonnât. Pour une jeune fille comme vous, il en est autrement. Vous avez devant vous tout l’avenir.

— Et le major Despard ? demanda Anne.

— Peuh ! C’est un homme ! Il se débrouillera bien tout seul. Il raffole du danger et vient prendre son plaisir en Angleterre au lieu de le rechercher sur l’Irrawaldy… ou le Limpopo… vous savez ce fleuve jaune africain que les hommes aiment tant ! Non, je ne me tracasse pas le moins du monde au sujet de ces deux-là.

— J’apprécie votre bonté, fit Anne.

— Quel drame épouvantable ! s’exclama Rhoda. La pauvre Anne en est toute bouleversée, madame Oliver. Et j’approuve votre manière de voir. Mieux vaut faire quelque chose que de rester ici inactive à réfléchir.

— Évidemment, appuya Mme Oliver. À vous parler franc, je ne me suis jamais occupée d’un véritable crime et je ne crois pas que ce soit mon fort. J’ai tellement l’habitude de piper les dés… Vous me comprenez, n’est-ce pas ? Mais pour rien au monde je n’aurais consenti à laisser toutes les prérogatives aux trois policiers. J’ai toujours prétendu que si une femme dirigeait Scotland Yard…

— Eh bien ? demanda Rhoda, penchée en avant. Si vous étiez à la tête de Scotland Yard, que feriez-vous ?

— J’arrêterais sur l’heure le docteur Roberts.

— Vraiment ?

— Hélas ! Scotland Yard se passe de mes services, déplora Mme Oliver, reculant prudemment d’un terrain dangereux. Je ne suis rien du tout.

— Oh ! ne médisez pas de vous-même, protesta Rhoda, désireuse de lui faire un compliment.

— Nous voici trois faibles femmes, poursuivit Mme Oliver. Voyons ce que nous pourrons faire. »

Anne Meredith acquiesça de la tête d’un air pensif, puis :

« Pourquoi croyez-vous que le docteur Roberts soit le coupable ?

— Il a la tête d’un assassin.

— Ne pensez-vous pas… (Anne hésita.) Un médecin… Je veux dire… Il aurait pu se servir plus aisément d’un poison.

— Pas du tout. Le poison… une drogue quelconque, trahirait tout de suite un médecin. Voyez donc comme ils oublient facilement des boîtes de drogues dangereuses dans leurs autos, à Londres, et comment on les leur vole. Non, précisément, parce que Roberts est médecin, il évitera d’employer un produit médical.

— Je comprends », dit Anne.

Puis elle ajouta :

« Mais pourquoi aurait-il tué M. Shaitana ? Avez-vous là-dessus une idée quelconque ?

— Une idée ? Mais j’en ai à revendre, des idées ! Là, réside pour moi la difficulté. Je ne puis concentrer mon esprit sur un seul sujet à la fois… J’en ai toujours cinq ou six en gestation et j’éprouve une réelle torture à fixer mon choix. Je puis vous fournir six mobiles du crime. L’ennui, c’est que je n’ai aucun moyen de discerner le bon. Tout d’abord, Shaitana était peut-être un usurier. Il avait des manières trop onctueuses. Il tenait Roberts dans ses griffes et celui-ci le tua parce qu’il ne pouvait réunir la somme nécessaire pour acquitter sa dette. Peut-être aussi Shaitana avait-il déshonoré la fille ou la sœur du médecin ? Ou encore, Roberts était un bigame et Shaitana le savait. Ou bien, Roberts a épousé la petite cousine de Shaitana et, par elle, héritera toute la fortune de l’Argentin ? Ou… Combien de mobiles vous ai-je donnés ?

— Cela fait quatre, répondit Rhoda.

— Oui… Et celui-ci est de poids… Supposez que Shaitana connût certain secret dans le passé de Roberts. Peut-être ne l’avez-vous pas remarqué, ma chère, mais Shaitana prononça une phrase plutôt curieuse au cours du dîner… juste avant un silence très embarrassant. »

Anne se baissa pour taquiner une chenille.

« Je n’en ai pas souvenance.

— Qu’a-t-il dit ? demanda Rhoda.

— Il a parlé… Voyons, de quoi donc ?… d’un accident et de poison. Vous ne vous en souvenez pas ? »

La main gauche d’Anne se crispa sur l’accoudoir de son fauteuil d’osier.

« Je me souviens en effet », répondit-elle d’une voix calme.

Rhoda intervint brusquement.

« Ma chérie, vous devriez mettre votre manteau. Nous ne sommes plus en été. Allez donc le chercher. »

Anne hocha la tête.

« Oh ! Merci ! Je n’ai pas froid. »

Cependant, elle frissonnait légèrement en parlant.

« Vous voyez où je veux en venir, continua Mme Oliver. Un client du médecin a pu s’empoisonner par accident, mais, en réalité, c’était l’œuvre du praticien. Je croirais facilement qu’il a envoyé ainsi ad patres un nombre considérable de gens. »

Les joues d’Anne s’empourprèrent :

« Les médecins ont-ils vraiment intérêt à supprimer en gros leurs malades ? demanda-t-elle. L’effet serait plutôt désastreux sur leur clientèle.

— Cette raison me semble plausible, dit Mme Oliver.

— Je juge votre idée absurde et tellement mélodramatique…

— Oh ! Anne ! » protesta Rhoda en manière d’excuse envers la romancière.

Elle considérait Mme Oliver avec les yeux d’un épagneul intelligent.

« Essayez de comprendre ! Essayez de comprendre ! semblait dire ce regard.

— Je crois, au contraire, que votre idée est merveilleuse, madame Oliver, s’empressa d’ajouter Rhoda. De plus, un médecin peut se procurer un poison ne laissant aucune trace visible, n’est-ce pas ?

— Oh ! » s’exclama Anne.

Les deux autres femmes se tournèrent vers elle.

« Je me souviens d’un autre détail, dit Anne. M. Shaitana a dit quelque chose sur les facilités offertes à un médecin dans son laboratoire. Il voulait certainement insinuer par-là certaine vérité désagréable à l’oreille du docteur Roberts.

— Ce n’est pas M. Shaitana qui a fait cette allusion, observa Mme Oliver, mais le major Despard. »

Des pas sur l’allée du jardin lui firent détourner la tête.

« Par exemple ! s’exclama-t-elle. Quand on parle du loup… »

Le major Despard venait de contourner l’angle de la maison.

CHAPITRE XIII

LE DEUXIÈME VISITEUR

À la vue de Mme Oliver, le major Despard sembla décontenancé. Sous le hâle de son visage, ses joues prirent une teinte rouge brique. Très embarrassé, il se dirigea vers Anne et lui dit d’une voix saccadée :

« Excusez-moi, Miss Meredith. J’ai sonné et personne ne m’a répondu. Je passais dans vos parages et j’ai cru bien faire d’entrer vous dire un petit bonjour.

— Je suis confuse que vous ayez sonné pour rien. Nous n’avons pas de bonne, seulement une femme qui vient faire le ménage le matin. »

Elle présenta le major à Rhoda. Celle-ci proposa :

« Rentrons donc pour prendre le thé. La fraîcheur commence à se faire sentir. Nous serons mieux à l’intérieur. »

Tout le monde entra dans la maison et Rhoda disparut dans la cuisine. Mme Oliver crut bon de remarquer :

« Quelle drôle de coïncidence… nous retrouver tous trois ici !

— Oui, se contenta de répondre Despard, levant vers elle un regard pensif.

— Je venais d’expliquer à Miss Meredith qu’il fallait absolument dresser un plan de campagne, dit Mme Oliver, toute à son affaire. Je veux parler de l’assassinat de M. Shaitana. Pour moi, aucun doute : c’est le médecin. N’êtes-vous pas de cet avis ?

— Difficile à se prononcer. Sur quelles preuves s’appuyer ? »

L’expression de Mme Oliver semblait dire : « Ça, c’est bien d’un homme ! »

Un air de contrainte enveloppait les trois personnages. Mme Oliver s’en aperçut aussitôt. Lorsque Rhoda apporta le thé, elle se leva et annonça son intention de regagner immédiatement Londres. Elle remercia les jeunes filles de leur amabilité et s’excusa de ne pouvoir rester plus longtemps.

« Je vous laisse ma carte de visite, dit-elle. Vous aurez ainsi mon adresse. Ne manquez pas de venir me voir à votre prochain voyage à Londres. Nous reprendrons notre conversation et tâcherons de découvrir un moyen ingénieux de percer le mystère.

— Je vous accompagne jusqu’à la grille », annonça Rhoda.

Comme les deux femmes descendaient l’allée, Anne Meredith sortit en courant de la maison et les rattrapa.

« Je viens de réfléchir, déclara-t-elle, le visage pâle et l’air résolu.

— À quoi, ma chérie ? demanda Rhoda.

— Vous êtes extrêmement aimable, madame Oliver, de vous donner tant de peine, mais je préfère ne pas me mêler de cette affaire. Ce drame est trop horrible et je préfère en chasser le souvenir de mon esprit.

— Ma chère enfant, une question se pose : vous le permettra-t-on ?

— Oh ! je sais pertinemment que la police mènera son enquête et viendra m’interroger. Je m’y attends, mais je cherche à oublier cette soirée-là et je ne veux plus en entendre parler. Traitez-moi de poltronne si bon vous semble, mais tels sont mes sentiments.

— Anne ! s’écria Rhoda Dawes.

— Je vous comprends, mon enfant, mais je me demande si votre attitude négative est très raisonnable. Laissée à elle-même, la police ne découvrira jamais le vrai coupable. »

Anne Meredith haussa les épaules.

« Quelle importance cela peut-il avoir ?

— De l’importance ! s’écria Rhoda. Cela présente de l’importance, une grande importance même, n’est-ce pas, madame Oliver ?

— C’est aussi mon avis, déclara la romancière d’un ton sec.

— Eh bien, souffrez que je ne le partage point, dit Anne avec entêtement. Tous ceux qui me connaissent savent bien que je n’ai pas tué M. Shaitana. Aussi pourquoi voulez-vous que je m’en mêle ? C’est l’affaire de la police de chercher la vérité.

— Oh ! comme vous manquez de cran, ma chère Anne ! lui dit Rhoda.

— Je préfère vous dire tout de suite le fond de ma pensée. (Elle tendit la main à la romancière.) Merci infiniment, madame Oliver, d’avoir bien voulu vous déranger pour moi.

— Bien entendu, je ne puis vous contraindre. Quant à moi, je ne laisserai pas l’herbe me pousser sous les pieds. Au revoir, mademoiselle. Si vous changez d’idée, passez me voir à Londres. »

Elle remonta dans sa voiture, la mit en marche et s’éloigna en agitant la main vers les deux jeunes filles.

Rhoda se précipita vers la petite auto et sauta sur le marchepied.

« Votre invitation s’adresse-t-elle seulement à mon amie, demanda la jeune fille essoufflée, ou aussi à moi ? »

Mme Oliver freina.

« À toutes deux, naturellement.

— Merci beaucoup, madame. Je ne veux pas vous retenir davantage. Peut-être me verrez-vous un de ces jours. Quelque chose… Non, ne vous arrêtez pas, je descends. »

Elle sauta prestement et rejoignit son amie à la grille.

« Que diable ?… fit Anne.

— Cette femme est la gentillesse même. Elle m’est très sympathique. Avez-vous remarqué ses bas dépareillés ? Je la crois extrêmement intelligente. Il faut d’ailleurs qu’elle le soit… pour écrire tous ces livres ! Que ce serait donc amusant si elle allait découvrir la vérité et bafouer ainsi la police !

— Qu’est-elle venue faire ici ? » demanda Anne.

Rhoda ouvrit de grands yeux.

« Mais elle vous l’a expliqué, ma chérie ! »

Anne fit un geste d’impatience.

« Rentrons bien vite. Je l’avais oublié. Je l’ai laissé tout seul.

— Le major Despard ? Il est très bien, cet homme-là.

— Oui… assez ! »

Toutes deux remontèrent l’allée.

Le major Despard se tenait debout devant la cheminée, une tasse à la main.

Il coupa court aux excuses d’Anne.

« Miss Meredith, laissez-moi vous dire pourquoi je me suis introduit chez vous de façon aussi indiscrète.

— Oh ! mais…

— J’ai prétendu passer ici par hasard… ce n’est pas tout à fait exact. Je venais avec un but précis.

— Qui vous a donné mon adresse ?

— Le chef de police Battle. »

Elle fit un léger mouvement de recul en entendant prononcer ce nom.

Il reprit aussitôt :

« Battle doit arriver ici d’un moment à l’autre. Par hasard, je l’ai rencontré à la gare de Paddington. J’ai pris ma voiture et me voici. Je savais pouvoir aisément devancer le train.

— Pourquoi avez-vous pris cette décision ? »

Despard hésita un instant.

« Je me trompe peut-être… mais j’avais le sentiment que vous étiez, selon l’expression courante, seule au monde.

— Ne suis-je pas là ? » protesta Rhoda.

Despard lui jeta un vif coup d’œil et apprécia la crânerie de cette jeune fille aux allures de garçon qui, appuyée contre le manteau de la cheminée, suivait ses paroles avec tant d’attention. En réalité, ces deux amies paraissaient des plus sympathiques.

« Je suis persuadé qu’elle n’a pas d’amie plus dévouée que vous, Miss Dawes, dit-il avec courtoisie, mais je pense qu’en la circonstance actuelle, les conseils d’un homme ayant un peu d’expérience ne seraient pas de trop. Voici, exactement, la situation. Miss Meredith est soupçonnée d’avoir commis un crime. Je suis dans le même panier, ainsi que deux autres personnes qui se trouvaient hier soir dans le salon de M. Shaitana. Une telle situation n’a rien d’agréable… et présente même certains dangers dont une jeune personne, inexpérimentée comme vous, ne saurait se rendre compte. À mon avis, vous devriez vous confier à un homme de loi sérieux et compétent. Peut-être y avez-vous déjà songé ? »

Anne Meredith hocha la tête.

« Non, j’avoue n’y avoir pas pensé.

— Je m’y attendais. Connaissez-vous un avocat… Un avocat de Londres à qui vous adresser ? »

De nouveau, Anne secoua la tête :

« Je n’ai jamais eu l’occasion de faire appel à un avocat.

— Je connais bien M. Bury, dit Rhoda, mais il a environ cent deux ans et il est tout à fait gaga.

— Si vous me permettez de vous donner un conseil, Miss Meredith, je vous recommanderai de consulter M. Myherne, mon propre avocat, de l’étude Jacobs, Pelle et Jacobs. C’est une maison de premier ordre, versée dans tous les secrets de la procédure. »

Anne avait pâli. Elle prit un siège.

« Est-ce vraiment nécessaire ? demanda-t-elle à voix basse.

— Indispensable, même ! Dans ces sortes d’affaires, on rencontre des pièges à chaque pas.

— Mais les honoraires des avocats sont très élevés ?

— Cette question est secondaire, répliqua Rhoda. Major Despard, vous avez raison. Il faut absolument qu’Anne soit conseillée.

— Ces gens-là sont assez raisonnables, dit Despard. Croyez-m’en, Miss Meredith, c’est le meilleur parti à prendre.

— Très bien, dit Anne, je ferai comme vous dites.

— Parfait !

— Major Despard, je ne saurai trop vous remercier ! s’écria Rhoda, reconnaissante.

— Moi non plus, s’empressa d’ajouter Anne. Ne venez-vous pas de nous annoncer la visite de M. Battle ?

— Oui. Mais ne vous en alarmez pas. Elle était inévitable.

— À vous dire vrai, je l’attendais.

— Pauvre amie ! dit Rhoda. Cette histoire la bouleverse.

— C’est bien ennuyeux, en effet, de voir une jeune fille mêlée à une si vilaine affaire. Le coupable aurait pu choisir un autre moment et un autre endroit.

— Qui soupçonnez-vous ? demanda Rhoda. Le docteur Roberts ou Mme Lorrimer ? »

Un léger sourire remonta la moustache du major.

« Qui sait si ce n’est pas moi ?

— Oh ! non ! s’exclama Rhoda. Anne et moi savons bien que vous n’en êtes pas capable. »

Il regarda les deux jeunes filles d’un œil bienveillant.

Deux charmantes enfants ! Pleines de candeur et de confiance ! La timidité même, cette petite Meredith. Mais Myherne la tirera d’ennui ! Son amie est plus combative, songea Despard, se demandant si, à la place d’Anne, elle se serait laissé abattre si facilement. Il lui plairait de lier plus ample connaissance avec ces deux charmantes jeunes filles.

Après avoir remué ces pensées dans son esprit, il dit tout haut :

« Ne dramatisons jamais les choses, Miss Dawes. J’attache moins d’importance à la valeur de la vie humaine que la plupart de mes semblables. Pourquoi tant redouter les dangers des expéditions lointaines ? La mort vous guette à chaque instant : dans la rue, la circulation des voitures, les germes infectieux et mille autres périls vous menacent. Qu’importe de quoi on meurt ! S’il faut, à chaque instant, s’entourer de précautions pour éviter les accidents, autant s’en aller tout de suite, à mon avis.

— Oh ! je partage tout à fait votre façon de voir ! s’écria Rhoda. On devrait vivre sans s’inquiéter du danger… mais l’existence est tellement dénuée d’imprévu, qu’elle en devient monotone.

— Pas toujours. Elle offre ses moments d’émotion.

— Vous parlez pour vous qui voyagez dans des contrées sauvages infestées de fauves, où les cirons s’enfoncent dans vos orteils, et où les insectes vous piquent. Cette vie d’aventures, dénuée de confort, vous procure tout de même des frissons.

— À mon avis, Miss Meredith n’a rien à m’envier. Ce n’est pas souvent qu’une jeune fille se trouve dans la pièce même où un assassinat a été commis.

— Je vous en prie, ne parlez plus de cela ! supplia Anne.

— Pardonnez-moi », fit le major.

Mais Rhoda dit, avec un soupir :

« Tout le monde reconnaîtra que ce moment a dû être tragique, mais combien passionnant ! Anne ne semblait nullement s’en rendre compte, Mme Oliver, au contraire, jubile d’avoir assisté à cette soirée.

— Madame… euh… Ah !… oui… cette grosse dondon qui écrit des romans policiers où il y a toujours un détective finlandais au nom à coucher dehors ? Songe-t-elle à mettre son talent en pratique dans la vie réelle ?

— Elle le désire fort.

— Je lui souhaite bonne chance. Quel coup de théâtre si elle battait à la course Battle et Cie !

— Quel genre d’homme est le chef de police Battle ? s’enquit Anne, pleine de curiosité.

— C’est un individu très retors et d’une rare compétence.

— Oh ! s’exclama Rhoda. Anne me disait qu’il avait l’air stupide.

— Cela fait partie de ses accessoires professionnels. Mais ne nous y trompons pas. Il est de première force. »

Le major se leva.

« Une dernière recommandation avant de m’en aller. »

Anne s’était levée également.

« Quoi donc ? » demanda-t-elle, en lui tendant la main.

Tout en retenant dans la sienne la main de la jeune fille, Despard plongea son regard dans ses beaux yeux gris et dit, en choisissant ses mots :

« Ne vous formalisez pas, mademoiselle, du conseil que je vais vous donner. Il est possible que vous vouliez tenir caché un côté de vos relations avec Shaitana. En ce cas… n’allez pas vous fâcher, surtout (elle retirait instinctivement sa main de la sienne), vous êtes en droit de refuser de répondre aux questions de Battle, sauf en présence de votre avocat. »

Cette fois, les grands yeux d’Anne s’assombrirent de colère.

« Il n’y a rien entre nous… absolument rien… À peine si je connaissais cette brute.

— Excusez-moi. J’ai cru devoir vous mettre en garde.

— Anne a dit la vérité. Elle ne connaissait guère cet homme et il lui était antipathique. Mais il donnait de si belles réceptions !

— Ce besoin d’étaler sa richesse semble avoir été la seule raison de vivre de feu M. Shaitana. »

Anne déclara d’une voix froide :

« Le chef de police peut me poser toutes les questions qu’il lui plaira. Je n’ai rien à cacher. Rien ! »

Despard se confondit de nouveau en excuses.

La colère d’Anne s’apaisa et elle sourit avec grâce au major.

« Ne vous inquiétez pas. Je sais que vous m’avez parlé ainsi par pure bonté. »

Elle lui tendit de nouveau la main. Il la serra et dit :

« Nous sommes logés à la même enseigne, vous le savez. Pourquoi ne pas nous soutenir l’un l’autre ? »

Anne le reconduisit à la grille. Lorsqu’elle revint, Rhoda regardait à la fenêtre en sifflotant.

« Il est très bien, le major, déclara-t-elle en se retournant vers son amie.

— N’est-ce pas qu’il est gentil ?

— Je le trouve extrêmement chic… J’aurais presque le béguin pour lui. Pourquoi n’ai-je pas été invitée à votre place à ce fameux dîner ? J’aurais tellement savouré l’émotion… de me trouver prise dans le filet de la justice et de voir se dresser devant moi le spectre de l’échafaud…

— Vous parlez à tort et à travers, remontra Anne, d’une voix brusque. (Puis elle se radoucit.) Je sais gré au major de s’être dérangé… pour une inconnue… une jeune fille qu’il voyait pour la première fois.

— Vous lui avez plu, Anne. Évidemment, les hommes ne sont pas désintéressés à ce point. Il ne serait pas venu jusqu’ici si vous aviez louché ou si vous aviez eu le visage couvert de boutons.

— Vous exagérez, ma chère Rhoda.

— Pas du tout, chère petite sotte ! Mme Oliver me paraît bien plus généreuse.

— Celle-là, je ne puis la sentir. J’éprouve envers elle une méfiance instinctive. Je me demande ce qu’elle est venue faire ici.

— Vous considérez les autres femmes comme vos ennemies, observa Rhoda. Puisque nous sommes sur ce chapitre, je serais portée à croire que le major Despard avait aussi une vengeance à assouvir.

— Vous vous trompez certainement », protesta Anne.

Elle se mit à rougir, tandis que son amie éclatait de rire.

CHAPITRE XIV

LE TROISIÈME VISITEUR

Le chef de police Battle arriva vers six heures à Wallingford, avec l’intention de se renseigner autant que possible dans la petite localité en faisant bavarder les gens avant son entrevue avec Miss Meredith.

La tâche lui fut assez facile. Sans se compromettre, le chef de police laissa à ses interlocuteurs des impressions diverses sur sa profession et son rang social.

Au moins deux personnes vous auraient confié que c’était un architecte venu de Londres pour étudier la possibilité d’ajouter une aile au cottage ; une autre, que c’était un de ces messieurs à la recherche d’une villa meublée pour y passer les fins de semaines, et deux autres encore vous auraient affirmé qu’il s’agissait d’un représentant d’une entreprise de courts de tennis.

Les propos recueillis par Battle furent tous favorables à la jeune fille.

« Wendon Cottage ? Oui, c’est bien cela… sur la route de Malbury. Vous ne pouvez vous tromper. Oui, deux jeunes filles : Miss Dawes et Miss Meredith. Deux charmantes personnes, très tranquilles.

— Si elles sont ici depuis plusieurs années ? Oh ! pas plus de deux ans. Elles sont venues au terme de septembre dans ce pavillon que leur a vendu M. Pickersgill. Celui-ci ne l’a pas habité longtemps après la mort de sa femme. »

L’interlocuteur de Battle ignorait que ces deux jeunes filles venaient du Northumberland et supposait qu’elles étaient de Londres. Très sympathiques à tout le monde dans le voisinage, sauf à quelques vieilles personnes rétrogrades estimant que deux jeunes filles ne devaient pas vivre ainsi seules. Mais elles étaient si calmes et ressemblaient si peu à ces écervelées qui passaient leurs week-ends à boire des cocktails ! La plus hardie était Miss Rhoda et la plus timide, Miss Meredith. Oui, Miss Rhoda payait les factures. C’était elle qui tenait la bourse.

Les recherches du chef de police le conduisirent enfin à l’inévitable Mme Astwell, qui faisait le ménage des demoiselles de Wendon Cottage.

Mme Astwell avait la langue bien pendue.

« Eh bien, non, monsieur. Je ne crois pas qu’elles soient décidées à vendre. Pas encore du moins. Il y a à peine deux ans qu’elles habitent là. Depuis le début, je travaille chez elles, de huit heures à midi, tous les jours. De très gentilles demoiselles, toujours prêtes à plaisanter et à rire. Pas fières pour un sou.

« Naturellement, je ne pourrais pas affirmer que c’est la même Miss Dawes que vous connaissez, monsieur, de la même famille, veux-je dire. Je crois me rappeler qu’elle vient du Devonshire. Elle se fait envoyer de temps en temps de la crème de là-bas et dit que cela lui rappelle son pays.

« Comme vous dites, monsieur, il est triste pour beaucoup de jeunes filles de devoir gagner leur vie au jour d’aujourd’hui. Celles-ci ne sont pas très riches, mais elles s’arrangent pour vivre agréablement. Miss Dawes détient l’argent. Miss Anne est sa dame de compagnie, comme on dit. Le cottage appartient à Miss Dawes.

« Je ne pourrais dire exactement d’où vient Miss Anne. Je l’ai quelquefois entendue parler de l’île de Wight et je sais qu’elle n’aime pas le Nord de l’Angleterre. Toutes deux ont dû vivre dans le Devon, car je les ai entendues parler des collines, des grèves et des jolies baies de la côte. »

Impossible d’arrêter la bavarde. De temps à autre, Battle enregistrait un détail dans sa tête, et un peu plus tard il griffonna quelques notes sur son carnet.

À huit heures et demie, ce soir-là, il longea la grande allée jusqu’à la porte de Wendon Cottage.

Une grande jeune fille brune, portant une robe de cretonne orange, vint lui ouvrir.

« Miss Meredith habite-t-elle ici ? » demanda le chef de police.

Il avait pris son air le plus impassible.

« Oui, monsieur.

— Je voudrais lui parler. Annoncez le chef de police Battle. »

Un regard perçant le dévisagea aussitôt.

« Entrez », lui dit Rhoda Dawes, s’écartant du seuil.

Anne Meredith, assise dans un confortable fauteuil, prenait son café auprès du feu. Elle était vêtue d’un pyjama de crêpe de Chine brodé.

« C’est M. Battle », lui apprit Rhoda, introduisant le visiteur.

Anne se leva et s’avança, la main tendue.

« Excusez-moi de me présenter à cette heure indue, mais je voulais être sûr de vous trouver à la maison et il fait si beau aujourd’hui… »

Anne sourit.

« Voulez-vous prendre un peu de café, monsieur Battle ? Rhoda, apportez donc une autre tasse.

— J’accepte avec plaisir, Miss Meredith.

— J’espère que vous le trouverez bon. »

Le chef de police s’assit dans le fauteuil que lui indiqua Miss Meredith, Rhoda apporta une tasse et Anne lui versa son café. Le feu pétillait et les fleurs dans les vases produisirent une agréable impression sur le chef de police.

Dans cette atmosphère délicieusement intime, Anne semblait à son aise et maîtresse de soi. L’autre jeune fille continuait à regarder fixement Battle avec une curiosité dévorante.

« Nous vous attendions, déclara Anne, d’une voix nuancée de reproche et qui semblait dire : « Pourquoi m’avez-vous négligée ? »

— Excusez-moi. J’ai eu tant de travail !

— Et vous êtes satisfait des résultats ?

— Pas particulièrement. Mais il fallait s’en acquitter. J’ai interrogé à fond le docteur Roberts, puis Mme Lorrimer, et je viens ici remplir le même office près de vous, Miss Meredith. »

Anne sourit.

« Je suis prête.

— Et le major Despard ? demanda Rhoda.

— Oh ! il aura son tour, soyez-en certaine. »

Il posa sa tasse et se tourna vers Anne. Elle se redressa légèrement dans son fauteuil.

« Je suis prête à vous répondre, monsieur Battle. Que désirez-vous savoir ?

— Parlez-moi un peu de vous-même, Miss Meredith.

— Je suis une jeune fille tout à fait honorable, dit-elle en souriant.

— Et sa vie est sans reproche, intervint Rhoda. J’en réponds.

— Fort bien. Depuis combien de temps connaissez-vous Miss Meredith ?

— Nous avons été en pension ensemble, répondit Rhoda. Ce que cela semble loin, n’est-ce pas, Anne ?

— Si loin que vous ne vous en souvenez plus, fit Battle en ricanant. Je vais à présent vous poser des questions qui ressembleront à celles que l’on trouve dans les formules de passeports.

— Je suis née… commença Anne.

— De parents pauvres mais honnêtes », acheva Rhoda.

Le chef de police leva une main réprobatrice.

« Voyons, voyons, mademoiselle !

— Ma chère Rhoda, mais c’est très sérieux, vous savez, lui dit Anne.

— Oh ! pardon.

— Alors, Miss Meredith. Vous êtes née où ?

— À Quetta, dans les Indes.

— Ah ! oui. Votre père appartenait à l’armée ?

— Oui. Mon père était le major John Meredith. Ma mère mourut lorsque j’avais onze ans. Mon père prit sa retraite quand j’atteignais mes quinze ans et alla vivre à Cheltenham. À sa mort, j’avais dix-huit ans et il ne me laissa pour ainsi dire rien. »

Battle hocha la tête avec sympathie.

« Le coup a dû être rude pour vous ?

— Oui, plutôt. Je savais que nous n’étions pas très riches, mais se trouver ainsi tout d’un coup dans la gêne, c’est dur.

— Qu’avez-vous fait alors, Miss Meredith ?

— J’ai dû gagner ma vie. Mon instruction laissait plutôt à désirer et j’ignorais la sténographie et la dactylographie. Une amie de Cheltenham me procura une situation chez des amis à elle. Je m’occupais de deux jeunes garçons pendant leurs vacances, et de la marche de la maison en général.

— Le nom de ces gens, s’il vous plaît ?

— Mme Eldon, The Larches, Ventnor, île de Wight. J’y suis restée deux ans, puis les Eldon sont partis pour l’étranger. J’entrai alors chez Mme Deering.

— Ma tante, précisa Rhoda.

— Oui, c’est grâce à Rhoda que j’ai obtenu cette place. Je m’y trouvais très bien. Rhoda venait de temps à autre passer quelques jours chez sa tante et nous nous amusions beaucoup.

— Vous étiez dame de compagnie ?

— Oui, si vous voulez.

— Plutôt aide-jardinier, expliqua Rhoda. Ma tante est folle de son jardin. Anne passait la moitié de son temps à arracher les mauvaises herbes ou à planter les oignons de fleurs.

— Et vous avez quitté Mme Deering ?

— Sa mauvaise santé empirant, elle dut engager une infirmière.

— Elle a un cancer, précisa Rhoda. La pauvre chère vieille ! Il faut à tout instant lui faire des piqûres de morphine.

— Elle s’est toujours montrée très bonne envers moi et je suis partie avec un profond regret.

— À ce moment-là, je cherchais un pavillon à acheter, dit Rhoda, et je voulais une autre personne pour l’habiter avec moi. Mon père s’est remarié… avec une femme qui ne répond pas à mon goût. J’ai donc invité Anne à venir loger sous mon toit et depuis nous vivons ensemble.

— Voilà, en effet, une vie qui paraît bien exemplaire, complimenta Battle. Précisons un peu les dates. Vous êtes restée deux ans chez Mme Eldon. À propos, quelle est son adresse actuelle ?

— Cette dame est en Palestine où son mari remplit une mission officielle. Je ne saurais dire au juste.

— Bon. Ce sera facile à retrouver. Ensuite, vous êtes entrée chez Mme Deering.

— Où je suis restée trois ans, s’empressa d’ajouter Anne. Elle habite à Marsh Dene, Little Hembury, Devon.

— Bon. Vous avez maintenant vingt-cinq ans, Miss Meredith. Pourriez-vous me donner le nom et l’adresse de deux habitants de Cheltenham qui vous ont connue, ainsi que votre père ? »

Anne acquiesça à son désir.

« Arrivons maintenant à ce voyage en Suisse, où vous avez lié connaissance avec M. Shaitana. Y êtes-vous allée seule… ou en compagnie de Miss Dawes ?

— Nous étions ensemble. Nous avons rejoint d’autres amis et nous formions un groupe de huit.

— Parlez-moi de votre rencontre avec M. Shaitana. »

Anne fronça les sourcils.

« Oh ! je n’ai pas grand-chose à vous dire là-dessus. Nous l’avons simplement connu à l’hôtel où il avait gagné le premier prix dans un bal costumé. Il s’était déguisé en Méphistophélès. »

Le chef de police Battle poussa un soupir.

« Oui. C’était toujours l’impression qu’il voulait produire sur autrui.

« Quelle est, mademoiselle, celle d’entre vous qui le connaissait le mieux ?

Anne hésita. Rhoda répondit :

« Nous le connaissions autant l’une que l’autre, mais pas beaucoup. Nous faisions partie d’une bande de skieurs ; nous passions presque toute la journée dehors et le soir nous dansions ensemble. C’est alors que Shaitana sembla s’intéresser particulièrement à mon amie. Il sortait de sa réserve pour lui adresser des compliments et nous taquinions Anne à ce sujet.

— Je crois qu’il agissait ainsi pour m’ennuyer, dit Anne. Parce qu’il ne me plaisait pas et il prenait plaisir à m’agacer.

— Une fois, nous avons même fait miroiter ce superbe parti aux yeux d’Anne, mais elle s’est mise dans une folle colère.

— Seriez-vous assez aimable, demanda Battle, pour me donner les noms des personnes de votre groupe ?

— Vous n’êtes pas ce que j’appellerai un homme confiant, plaisanta Rhoda. Vous imaginez-vous que toutes les paroles que nous venons de prononcer sont autant de mensonges ? »

Le chef de police cligna de l’œil.

« En tout cas, je vais m’en assurer.

— Ce que vous êtes méfiant ! »

Elle griffonna quelques noms sur une feuille de papier et la lui tendit.

Battle se leva.

« Je vous suis très obligé, Miss Meredith. Comme votre amie se plaît à le dire, vous avez mené jusqu’ici une vie des plus exemplaires. Ne vous tracassez pas inutilement. Le changement d’attitude de M. Shaitana envers vous me paraît pour le moins étrange. Excusez-moi de vous poser cette question : Vous a-t-il demandé de l’épouser ou vous a-t-il poursuivie d’assiduités d’un autre genre ?

— Il n’a pas essayé de la séduire », intervint Rhoda.

Anne s’empourpra.

« Il n’y a rien eu de la sorte entre nous. M. Shaitana s’est toujours montré poli et correct. Ses manières obséquieuses me le rendaient surtout antipathique.

— Et aussi ses petits sous-entendus dans la conversation ?

— Oui… ou plutôt non. Jamais il ne faisait de sous-entendus.

— Excusez-moi. C’est souvent l’habitude des don Juan. Eh bien, bonsoir, Miss Meredith. Merci de l’excellent café. Bonsoir, Miss Dawes.

— Voilà ! dit Rhoda à son amie qui montait dans la pièce après avoir fermé la porte d’entrée derrière Battle. C’est fini. Vous voyez que cela n’a pas été trop horrible. C’est un bon papa et il ne vous soupçonne nullement. Tout s’est beaucoup mieux passé que je l’espérais. »

Anne s’assit en soupirant.

« L’entrevue a été des plus ordinaires. J’étais ridicule de me faire tant de bile. J’avais peur qu’il n’essayât de m’intimider, comme le font d’habitude les officiers de police au théâtre.

— Cet homme raisonnable a bien compris que vous n’étiez pas femme à commettre un crime. »

Elle hésita, puis reprit :

« Dites donc, Anne, vous n’avez point parlé de votre séjour à Croftways. Est-ce un oubli de votre part ? »

Anne répondit lentement :

« Oh ! je n’y suis restée que quelques mois, et personne ne se souvient de moi là-bas. Je puis, si vous le jugez utile, écrire à Battle à ce sujet, mais je n’en vois pas la nécessité. N’en parlons plus.

— Qu’à cela ne tienne ! »

Rhoda se leva et tourna le bouton de l’appareil radiophonique.

Une voix rauque disait :

« Vous venez d’entendre les « Black Nubians » jouer : Pourquoi me mentir, chérie. »

CHAPITRE XV

LE MAJOR DESPARD

Le major Despard quitta l’hôtel Albany, tourna dans Regent Street et sauta dans un bus.

À cette heure calme de la journée, peu de gens occupaient l’impériale. Despard y monta et s’assit sur le siège de l’avant.

La voiture était déjà en marche. Bientôt, elle s’arrêta, prit quelques voyageurs et continua de monter Regent Street.

Un deuxième voyageur grimpa l’escalier et s’installa à l’avant, à côté de Despard. Celui-ci ne remarqua pas le nouveau venu, mais au bout de quelques minutes une voix engageante murmura :

« Du haut de l’autobus, on a une jolie vue de Londres, n’est-ce pas ? »

Le major tourna la tête, demeura un instant intrigué, puis reconnut son interlocuteur.

« Excusez-moi, monsieur Poirot. Je ne vous reconnaissais pas. En effet, d’ici on a une belle vue, mais c’était beaucoup mieux autrefois quand l’impériale était découverte et que ces espèces de cages de verre n’existaient pas. »

Poirot soupira.

« Tout de même, ce n’était guère agréable par temps de pluie, lorsque l’intérieur était complet. Et dans ce pays, il pleut abondamment.

— La pluie n’a jamais fait de mal à personne.

— Erreur, monsieur. Bien des fluxions de poitrine lui sont imputables. »

Despard sourit.

« Vous appartenez, à ce que je vois, à l’école des emmitouflés, monsieur Poirot. »

Le fait est que Poirot était tout à fait équipé pour affronter une journée traîtresse d’automne. Il portait un grand pardessus et un cache-nez.

« Comme c’est bizarre de vous rencontrer ici ! » fit Despard.

Il ne vit pas le sourire que dissimulait le cache-nez. Rien d’extraordinaire dans cette rencontre. S’étant informé de l’heure à laquelle sortait Despard, Poirot l’avait guetté. Prudemment, il n’avait pas sauté après lui dans l’autobus en marche, mais avait couru jusqu’à l’arrêt où il était monté.

« C’est vrai. Nous ne nous sommes pas revus depuis la réception chez M. Shaitana.

— Est-ce que vous vous occupez officiellement de cette affaire ? »

Poirot se gratta l’oreille, délicatement.

« Je réfléchis… Je réfléchis énormément. Pour ce qui est de courir à droite et à gauche et faire des enquêtes, non, merci. À d’autres. Cela ne convient guère à mon âge, mon tempérament et ma silhouette. »

Despard fit cette remarque inattendue :

« Vous réfléchissez ? Ma foi, vous pourriez employer plus mal votre temps. De nos jours, on se bouscule trop. Si les gens prenaient le temps de penser avant d’agir, on verrait moins de gâchis.

— Est-ce là votre façon d’envisager la vie, major ?

— D’ordinaire, oui, répondit l’autre, simplement. Faites le point, tracez votre itinéraire, pesez le pour et le contre, prenez une décision et… n’en démordez plus. »

Ses traits se contractèrent en une grimace.

« Ensuite, rien ne saurait vous détourner de votre but, n’est-ce pas ?

— Oh ! monsieur Poirot, il y a tout de même une nuance. On ne doit jamais s’entêter. Si vous avez commis une erreur, reconnaissez-la.

— J’ai l’impression que vous ne faites pas souvent de bévues, major Despard.

— Personne n’est infaillible.

— Certains se trompent plus souvent que d’autres », dit Poirot, d’un ton plus froid.

Despard le regarda en souriant :

« N’avez-vous jamais connu d’échecs, monsieur Poirot ?

— Si, mon dernier remonte à vingt-huit ans. Et encore j’avais des circonstances atténuantes. Mais passons.

— Vous méritez une bonne note… Et la mort de M. Shaitana ? Vous n’en tenez pas compte, sans doute, puisque ce meurtre ne vous concerne pas officiellement ?

— Non, il ne me regarde pas. Cependant, mon amour-propre s’en trouve froissé. Ce meurtre, commis à mon nez et à ma barbe, est un affront à mon flair de détective.

— Il n’a pas été seulement perpétré sous votre nez, mais aussi sous celui du chef de police.

— L’assassin a été bien imprudent. Notre bon ami le chef de police Battle peut avoir l’air bête, mais il n’en a pas la chanson.

— Je partage votre avis. Cette apparente stupidité n’est chez lui que façade. C’est un officier habile et compétent, observa Despard.

— Et il me paraît s’occuper sérieusement de l’affaire.

— Pour cela, il est très actif. Voyez-vous ce jeune homme très calme à l’allure militaire, assis là-bas, au fond ? »

Poirot regarda par-dessus son épaule.

« Pour l’instant, nous sommes seuls sur l’impériale.

— Eh bien, il a dû descendre. Il ne me quitte pas d’une semelle. Encore un type futé. De temps à autre, il change de physionomie : un véritable artiste.

— Mais vous n’en êtes pas dupe. Vous avez l’œil observateur.

— Je n’oublie jamais un visage, fût-il noir. Tout le monde ne pourrait en dire autant.

— Vous êtes tout à fait l’homme qu’il me faut, dit Poirot. Quelle veine de vous rencontrer aujourd’hui ! Je cherchais précisément une personne douée à la fois d’un bon œil et d’une bonne mémoire. Malheureusement, les deux qualités vont rarement ensemble. J’ai posé en vain une question au docteur Roberts et à Mme Lorrimer. Permettez-moi de vous faire subir la même épreuve, histoire de me rendre compte si vous pouvez me satisfaire. Reportez votre esprit au salon où vous jouiez aux cartes chez M. Shaitana et dites-moi ce qui vous a frappé. »

Despard parut embarrassé.

« Je ne saisis pas très bien.

— Donnez-moi une description de la pièce, des meubles, des bibelots…

— Je ne crois pas que j’excelle à ce petit jeu-là, répondit lentement Despard. À mon goût, ce salon était des plus ridicules, pas du tout meublé pour un homme avec ses brocarts, ses soieries, et tout ce bric-à-brac. Seul, Shaitana pouvait s’y plaire.

— Mais n’avez-vous rien remarqué de particulier ? »

Despard hocha la tête.

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