Cartes sur table d’ AGATHA CHRISTIE

— Mme Lorrimer se rendit une fois près de la cheminée et ranima le feu. Je crois qu’elle adressa la parole à Shaitana, mais je n’en suis pas tout à fait sûr. À ce moment-là, je jouais un sans-atout plutôt compliqué.

— Et Miss Meredith ?

— Elle a certainement quitté une fois la table de bridge. Elle est venue derrière moi et a regardé mon jeu… J’étais alors son partenaire. Elle jeta ensuite un coup d’œil sur le jeu des autres et se promena dans la pièce. Je ne sais au juste ce qu’elle a fait. »

Le chef de police Battle observa pensivement :

« À la table de bridge, vous étiez placés de telle sorte qu’aucun de vous ne faisait face à la cheminée.

— Oui, la table était légèrement de biais et entre nous et la cheminée se dressait un meuble chinois… Une très jolie vitrine. À présent, je me rends compte qu’il était parfaitement possible de poignarder le vieux. Les joueurs de bridge s’adonnent entièrement à leur partie sans s’occuper de ce qui se passe autour d’eux. La seule personne qui aurait pu remarquer quelque chose, c’est le « mort » et, en ce cas…

— En ce cas, nul doute n’est possible, le « mort » est l’assassin, acheva le chef de police Battle.

— Il lui a fallu un rude cran, observa le docteur Roberts. Si un des joueurs avait levé les yeux au moment critique…

— Certes, dit Battle, il courait un gros risque, et son mobile devait être impérieux. J’aimerais bien le connaître.

— Vous y parviendrez, dit Roberts. Examinez de près ses papiers et vous y découvrirez sûrement une indication.

— Espérons-le, dit le chef de police, en jetant à l’autre un coup d’œil avisé.

« Dites-moi, docteur Roberts, voudriez-vous me donner votre opinion personnelle… d’homme à homme ?

— Volontiers.

— Lequel des trois à votre avis ? »

Le médecin haussa les épaules.

« Très facile. Mes soupçons se porteraient d’emblée sur Despard. Cet homme ne manque pas de courage, il a mené une vie dangereuse où il convient de prendre de rapides décisions. Il ne craint pas les risques. Je ne vois pas une femme commettre ce crime. J’imagine qu’il a fallu une certaine force.

— Pas tant que vous le croyez. Tenez, regardez ceci. »

Tel un prestidigitateur, Battle produisit un long instrument effilé, de métal étincelant, terminé par une pierre précieuse de forme ronde.

Penché en avant, le docteur Roberts saisit l’objet et l’examina avec l’air entendu d’un professionnel. Il essaya la pointe et sifflota.

« Quel outil ! Quel outil ! Ce petit jouet est idéal pour tuer. Il entre dans la chair comme dans du beurre… absolument comme dans du beurre. L’assassin l’avait sur lui, sans doute. »

Battle secoua la tête.

« Non. Il appartenait à M. Shaitana et se trouvait sur la table près de la porte au milieu d’un vrai bric-à-brac.

— Autrement dit, l’assassin n’a eu qu’à se servir. Quelle veine de tomber sur un instrument pareil !

— C’est un point de vue, dit Battle.

— Évidemment, la veine n’est pas pour ce vieux Shaitana.

— Je me suis mal exprimé, docteur Roberts. Selon moi, on peut envisager l’affaire sous un autre angle et déduire que la vue de cette arme a fait germer l’idée du crime dans l’esprit du malfaiteur.

— En d’autres termes, il s’agit d’une soudaine inspiration… et non d’un meurtre prémédité. Le coupable a conçu son acte une fois entré ici. C’est bien là votre façon de voir ? »

Il l’interrogea du regard.

« Oh ! ce n’est là qu’une simple hypothèse, dit le chef de police.

— Assez probable, ma foi. »

Battle s’éclaircit la voix.

« Je ne vous retiendrai pas davantage, docteur. Merci de votre obligeance. Voulez-vous laisser votre adresse ?

— Certainement : 200, Gloucester Terrace. W. 2, Téléphone : Bayswater 23896.

— Merci. Peut-être devrai-je vous rendre visite un de ces prochains jours.

— Je serai ravi de vous revoir quand il vous plaira. J’espère que les journaux ne s’étendront pas trop sur l’affaire. Ce scandale, à coup sûr, bouleverserait les nerfs de mes clients. »

Le chef de police Battle se tourna vers Poirot.

« Monsieur Poirot, si vous avez quelques renseignements à demander au docteur Roberts, je suis certain qu’il sera heureux de vous répondre.

— Cela va de soi. Vous voyez en moi un de vos fervents admirateurs. Les petites cellules grises… l’ordre et la méthode. Je suis au courant de tout cela. Vous désirez sans doute me poser une ou deux questions palpitantes d’intérêt ?

— Non, non. Je cherche simplement à classer tous les détails dans mon esprit. Par exemple, combien de robres avez-vous joués ?

— Trois, répondit le médecin. Nous commencions le quatrième quand vous êtes entré.

— Et comment se partageaient les joueurs ?

— Premier robre : Despard et moi contre les dames. Elles nous ont battus à plate couture. Nous n’avions pas un seul atout.

« Deuxième robre : Miss Meredith et moi contre Despard et Mme Lorrimer. Troisième robre : Mme Lorrimer et moi contre Miss Meredith et Despard. Nous tirâmes chaque fois, mais chaque fois le sort nous fit changer de partenaire. Quatrième robre : Miss Meredith et moi de nouveau.

— Qui a gagné ?

— Mme Lorrimer a gagné chaque fois. Miss Meredith a gagné le premier robre et perdu les deux suivants. J’avais un peu d’avance : Miss Meredith et Despard devaient avoir des amendes. »

Poirot dit en souriant :

« Ce bon M. Battle vous a demandé votre opinion sur vos compagnons en tant que candidats au meurtre. À mon tour de vous demander ce que vous pensez d’eux comme joueurs de bridge.

— Mme Lorrimer est de première force, s’empressa de répondre le médecin. Je ne serais pas étonné qu’elle se fît un bon revenu au jeu. Despard n’est pas mauvais, il médite ses coups. Quant à Miss Meredith, elle ne commet pas d’erreurs, mais son jeu n’est pas des plus brillants.

— Et vous-même, docteur ? »

Les yeux de Roberts étincelèrent. « J’annonce peut-être un peu trop fort, mais j’ai remarqué que cela rendait. »

Le docteur Roberts se leva.

« Vous n’avez rien d’autre à me demander ? »

Poirot sourit et hocha la tête.

« Eh bien, bonsoir, messieurs. Bonsoir, madame Oliver. Voilà de la copie toute prête pour vous. Cela vaut mieux que nos poisons qui ne laissent aucune trace, n’est-ce pas ? »

Le docteur Roberts quitta la pièce, de son pas redevenu élastique. La porte fermée, Mme Oliver déclara, d’un ton amer :

« De la copie, de la copie ! Que les gens sont donc bêtes ! Quand bon me semble, dans mon imagination, je puis forger un meurtre cent fois plus passionnant. Je ne suis jamais à court d’intrigues. Et mes lecteurs prisent par-dessus tout les poisons qui ne laissent aucune trace. »

CHAPITRE V

EST-CE LE DEUXIÈME ASSASSIN ?

Madame Lorrimer, d’une allure distinguée, avança dans la salle à manger. Légèrement pâle, elle demeurait néanmoins maîtresse d’elle-même.

« Je m’excuse de vous importuner, madame, commença le chef de police Battle.

— Votre devoir passe avant tout, je le comprends. Certes, la situation est désagréable, mais à quoi bon essayer de s’y soustraire ? Il est clair qu’une des quatre personnes présentes dans cette pièce est la coupable. Je ne m’attends nullement à ce que vous me croyiez sur parole lorsque je vous déclare que je suis innocente. »

Elle accepta le fauteuil que lui offrait le colonel Race et s’assit en face de Battle. Ses yeux gris brillants d’intelligence rencontrèrent ceux de l’officier de police. Elle attendit qu’on l’interrogeât.

« Connaissiez-vous bien M. Shaitana ? demanda le chef de police.

— Pas très bien. Je le connaissais depuis quelques années, mais pas intimement.

— Où l’avez-vous rencontré pour la première fois ?

— Dans un hôtel, en Égypte : le Winter Palace, à Louxor.

— Que pensiez-vous de lui ? »

Haussant légèrement les épaules, Mme Lorrimer répondit :

« Je le considérais… je puis bien l’avouer à présent… un peu comme un charlatan.

— Excusez-moi de vous poser une telle question : Aviez-vous quelque raison de vous débarrasser de lui ? »

Mme Lorrimer parut amusée.

« Voyons, monsieur Battle, si réellement j’en avais une, croyez-vous que je vous la dirais ?

— Qui sait ? Une personne vraiment intelligente prévoit que, tôt ou tard, on finit par découvrir la vérité. »

Mme Lorrimer inclina pensivement la tête.

« Je vous l’accorde. Non, monsieur Battle, je n’avais aucune raison de souhaiter la disparition de M. Shaitana. Sa mort me laisse complètement indifférente. Je le prenais pour un poseur et ses façons théâtrales avaient souvent le don de m’irriter. Telle était ma façon de juger.

— Maintenant, madame Lorrimer, pourriez-vous me parler de vos trois compagnons ?

— Que vous dire ? Ce soir, j’ai rencontré pour la première fois Miss Meredith et le major Despard… tous les deux charmants au possible. Je connais un peu mieux le docteur Roberts… très sympathique, au demeurant.

— Est-ce votre médecin habituel ?

— Oh ! non.

— Madame Lorrimer, veuillez me dire combien de fois vous vous êtes levée de votre siège au cours de la soirée et m’apprendre les allées et venues des trois autres. »

Mme Lorrimer ne prit même pas le temps de réfléchir.

« M’attendant à ce que vous me posiez cette question, j’ai essayé mentalement d’y répondre. Je me suis levée une fois lorsque je faisais le « mort » au bridge, et je me suis dirigée vers la cheminée. À ce moment-là, M. Shaitana vivait encore. Je lui ai fait remarquer combien il était agréable de contempler un feu de bois.

— Vous a-t-il répondu ?

— Oui. Il m’a dit qu’il détestait les radiateurs.

— Quelqu’un a-t-il entendu votre conversation ?

— Je ne le pense pas. Je baissais la voix afin de ne pas troubler les joueurs. »

Elle ajouta d’un ton sec :

« Monsieur Battle, vous n’avez, en réalité, que ma parole pour croire que M. Shaitana était en vie et m’a parlé. »

Le chef de police ne protesta point et continua son interrogatoire méthodique.

« Quelle heure était-il ?

— Nous devions jouer depuis une heure environ.

— Et les autres ?

— Le docteur Roberts est allé me chercher un rafraîchissement. Un peu plus tard, il s’en versa un et, vers onze heures un quart, ce fut le tour du major Despard.

— Une seule fois ?

— Non… deux fois. Les hommes se sont dérangés assez souvent, mais je n’ai pas remarqué ce qu’ils faisaient. Miss Meredith, ce me semble, n’a quitté sa place qu’une seule fois et elle est allée regarder le jeu de son partenaire.

— Mais elle est restée près de la table de bridge ?

— Je ne saurais le dire. Elle s’en est peut-être éloignée. »

Battle hocha la tête.

« Tout cela est plutôt vague, grommela-t-il.

— Je le regrette infiniment. »

De nouveau, Battle exécuta son petit tour de prestidigitateur et produisit le long et délicat stylet.

« Voulez-vous avoir l’obligeance de jeter un coup d’œil sur cet objet ? »

Mme Lorrimer prit l’arme sans émotion.

« L’avez-vous déjà vu ?

— Jamais.

— Pourtant, il se trouvait sur une table du salon.

— Je ne l’ai pas remarqué.

— Vous reconnaîtrez, madame, qu’avec une arme de ce genre, une femme peut aussi facilement tuer qu’un homme ?

— Je l’admets volontiers », dit tranquillement Mme Lorrimer.

Elle se pencha en avant et rendit au chef de police l’instrument effilé.

« Toutefois, observa M. Battle, il eût fallu qu’elle fût poussée par des circonstances impérieuses. Car elle courait un risque énorme. »

Il attendit quelques instants, mais Mme Lorrimer se taisait.

« Savez-vous quels liens existaient entre les trois autres invités de M. Shaitana ? »

Elle hocha la tête.

« Du tout.

— Consentiriez-vous à me dire lequel des trois, selon vous, aurait commis le crime ? »

Mme Lorrimer se cabra.

« N’y comptez pas, monsieur. Votre question est des plus indiscrètes. »

Le chef de police, honteux, baissa la tête comme un petit garçon à qui sa grand-mère vient de faire une semonce.

« Votre adresse, je vous prie, marmonna-t-il, en tirant vers lui son calepin.

— 111, Cheyne Lane, Chelsea.

— Votre numéro de téléphone ?

— Chelsea, 45632. »

Mme Lorrimer se leva.

« Vous n’avez aucune question à poser, monsieur Poirot ? » demanda Battle.

Mme Lorrimer attendit, la tête légèrement inclinée.

« Me permettez-vous de vous demander votre opinion sur vos compagnons, non pas en tant qu’assassins éventuels, mais en tant que joueurs de bridge ? »

La dame répondit froidement :

« Je consens à satisfaire votre curiosité… si toutefois ce renseignement peut contribuer à éclaircir l’affaire en cours… bien que je ne voie pas quel rapport…

— Laissez-moi en être juge, madame, et veuillez me répondre, s’il vous plaît. »

Du ton d’une personne adulte, pleine de patience, qui se prête au caprice d’un enfant stupide, Mme Lorrimer déclara :

« Le major Despard est un bon joueur pondéré. Le docteur Roberts annonce un peu fort. En revanche, il joue à la perfection… Miss Meredith est de force moyenne, mais un peu trop prudente. Rien d’autre. »

Prenant à son tour des airs de prestidigitateur, Poirot produisit quelques marques de bridge, toutes froissées.

« Laquelle de ces marques est la vôtre, madame ? »

Mme Lorrimer les examina l’une après l’autre.

« Voici mon écriture. C’est la marque du troisième robre.

— Et celle-ci ?

— Celle du major Despard, ce me semble. Il raye au fur et à mesure.

— Et cette autre ?

— Celle de Miss Meredith, premier robre.

— Celle qui n’est pas terminée appartient donc au docteur Roberts ?

— Oui.

— Merci, madame, je crois que c’est tout. »

Mme Lorrimer se tourna vers Mme Oliver :

« Bonsoir, madame Oliver, bonsoir, colonel Race. »

Après avoir serré les mains des quatre personnes présentes, elle quitta la pièce.

CHAPITRE VI

EST-CE LE TROISIÈME ASSASSIN ?

« Cette femme ne nous a rien appris de nouveau, commenta Battle. Et elle m’a remis à ma place. Elle appartient à la vieille école. Pleine d’égards pour autrui, mais d’une arrogance inouïe. Je ne la crois pas coupable, mais sait-on jamais ? Elle paraît assez décidée, en tout cas. Monsieur Poirot, que viennent faire ici ces marques de bridge ? »

Poirot les étala sur la table.

« Elles sont lumineuses. Que cherchons-nous pour l’instant ? À déterminer le caractère, non pas d’une seule personne, mais de quatre. Où pourrions-nous trouver de meilleures indications que dans ces chiffres tracés à la hâte ? Examinez ce premier robre : une partie calme, expédiée en cinq sec. Les chiffres y sont petits et nets… additionnés et soustraits avec soin, c’est la marque de Miss Meredith. Elle jouait avec Mme Lorrimer. Toutes deux avaient les atouts et ont gagné.

« Dans la marque suivante, il n’est pas facile de suivre le jeu, les chiffres étant rayés au fur et à mesure. Cependant, elle nous aide à comprendre le tempérament du major Despard : un homme qui, à tout bout de champ, aime à savoir où il en est. Les chiffres sont petits et pleins de caractère.

« La marque suivante est celle de Mme Lorrimer. Elle a le docteur Roberts comme partenaire contre les deux autres. Un combat homérique : les chiffres s’étagent de part et d’autre au-dessus de la ligne. Le docteur déclare trop léger et son camp est à l’amende, mais comme ils sont tous deux très forts joueurs, ils ne perdent pas beaucoup. Si le bluff du docteur engage l’autre camp à faire des demandes un peu folles, cela donne lieu à des contres qu’on ne néglige pas de faire. Ces chiffres figurent des levées de chutes contrées. Écriture caractéristique, gracieuse, ferme et très lisible.

« Quatrième marque : le robre inachevé. J’ai recueilli, comme vous voyez, une marque de l’écriture de chacun des joueurs. Dans celle-ci les chiffres sont plutôt grands. Les marques ne sont pas aussi élevées que dans le précédent robre. Sans doute parce que le docteur avait Miss Meredith pour partenaire, une joueuse timorée, et les annonces du docteur Roberts ne la rendaient que plus timide.

« Vous vous figurez, peut-être, que ces questions sont oiseuses. Eh bien, vous vous trompez. Je cherche à comprendre le caractère de ces quatre joueurs, et lorsque je les interroge sur le bridge, tous les quatre se montrent disposés à parler.

— Loin de moi la pensée de traiter vos questions à la légère, monsieur Poirot, répliqua Battle. Je vous ai déjà vu à l’œuvre et chacun travaille à sa manière. Je donne toujours carte blanche à mes inspecteurs, libres à eux d’adopter la méthode qui leur convient. Pour l’instant, interrompons cette discussion et faisons appeler la jeune fille. »

Anne Meredith parut troublée… Elle s’arrêta sur le seuil, la respiration haletante.

Aussitôt le chef de police affecta une attitude paternelle. Il se leva, avança une chaise à la jeune fille et l’invita à s’asseoir.

« Ne vous alarmez pas, Miss Meredith. Je comprends que ce drame vous bouleverse, mais remettez-vous, je vous en prie.

— C’est affreux, absolument affreux, murmura Miss Meredith. Quand je pense qu’un de nous… ou l’une de nous…

— Laissez-moi penser à votre place, mademoiselle, lui dit Battle d’un ton aimable. Tout d’abord, veuillez me donner votre adresse.

— Wendon Cottage, Wallingford.

— Pas d’adresse à Londres ?

— Non. Je descends d’ordinaire à mon club et j’y reste un ou deux jours.

— Et comment s’appelle votre club.

— Ladies’ Naval and Military.

— Bien. À présent, Miss Meredith, dites-moi : con-naissiez-vous bien M. Shaitana ?

— Non. Cet homme-là m’a toujours fait peur.

— Pourquoi ?

— Oh ! son horrible sourire et sa façon de se pencher sur vous comme s’il voulait vous mordre !

— Le connaissiez-vous depuis longtemps ?

— Depuis environ neuf mois. Je l’ai rencontré en Suisse, aux sports d’hiver.

— Je n’aurais pas imaginé que Shaitana pratiquait les sports d’hiver ! s’exclama Battle, surpris.

— Il ne se livrait qu’au patinage, mais il y excellait. Il dessinait sur la glace toutes sortes de figures de danses.

— Alors, là, je le reconnais ! L’avez-vous revu souvent par la suite ?

— Oui, assez fréquemment. Il m’invitait à ses dîners et réceptions, qui m’amusaient.

— Mais l’homme vous déplaisait-il ?

— Il me faisait peur. »

Battle ajouta :

« Vous n’aviez aucune raison spéciale de le craindre ? »

Anne Meredith leva vers lui de grands yeux limpides.

« Une raison spéciale ? Oh ! non.

— Très bien. Arrivons à cette soirée. Avez-vous quitté votre siège ?

— Je ne m’en souviens pas. Ah ! si. Une fois. Je me suis levée pour regarder le jeu des autres.

— Mais êtes-vous restée tout le temps près de la table de bridge ?

— Oui.

— En êtes-vous bien sûre, Miss Meredith ? »

Les joues de la jeune fille s’empourprèrent.

« Non… non. Je crois m’être promenée un peu dans la pièce.

— Parfait. Miss Meredith, je vous prie, efforcez-vous de dire la vérité. Je sais que vous êtes nerveuse et, en pareil cas, on est tenté de raconter des choses comme on voudrait qu’elles se fussent passées. Mais, en fin de compte, cela ne réussit guère. Vous avez marché dans la pièce. Êtes-vous allée du côté de M. Shaitana ? »

La jeune fille hésita avant de répondre.

« En toute sincérité… je ne m’en souviens plus.

— Mettons que vous l’ayez fait. Pourriez-vous nous parler de vos trois compagnons. »

La jeune fille secoua la tête.

« C’est la première fois que je les vois.

— Que pensez-vous de ces gens-là ? Voyez-vous un assassin parmi eux ?

— Oh ! c’est impossible. Je ne puis y croire. Ce ne saurait être le major Despard, pas plus que le docteur Roberts. Un médecin dispose de moyens plus pratiques… Une drogue… Quelque poison…

— Vos soupçons se porteraient plutôt sur Mme Lorrimer ?

— Oh ! non. Cette personne est incapable d’un crime. Elle est si charmante, et il fait si bon jouer au bridge avec elle ! Elle joue admirablement et ne vous intimide pas en faisant remarquer les bévues de son partenaire.

— Pourtant, vous n’avez prononcé son nom qu’après les deux autres.

— Parce que le poignard me paraît une arme employée plutôt par les hommes. »

Battle recourut à son tour de prestidigitation.

Anne Meredith recula d’horreur.

« Oh ! c’est affreux. Dois-je le prendre ?

— Oui, allez-y. »

Il l’observa tandis qu’elle saisissait délicatement le stylet, son visage contracté de dégoût.

« Ce petit instrument… Ce petit instrument…

— Entre dans la chair comme dans du beurre, remarqua Battle avec un malin plaisir. Un enfant pourrait tuer avec ce joujou. »

Deux grands yeux terrifiés fixèrent Battle.

« Vous insinueriez… que je pourrais être la coupable ? Mais ce n’est pas moi… Ce n’est pas moi ! Pour quelle raison aurais-je tué cet homme ?

— C’est précisément la question que je voudrais vous poser. Quel est le mobile du crime ? Pourquoi désirait-on supprimer Shaitana ? Cet homme original était inoffensif, autant que je sache. »

Avait-elle poussé un léger soupir ? Sa poitrine ne s’était-elle pas légèrement soulevée ?

« Ce n’était pas un maître chanteur, ni rien de ce genre, poursuivit Battle. En tout cas, vous ne me faites pas l’effet d’une jeune personne à la conscience bourrelée de remords. »

Rassurée par sa bonne humeur, Miss Meredith sourit pour la première fois.

« Non, vraiment, je n’ai rien à cacher.

— Alors, dormez tranquille, Miss Meredith. Nous aurons dans la suite quelques autres questions à vous poser, mais ce ne sera sans doute qu’une simple formalité. »

Il se leva.

« À présent, rentrez. Mon constable va vous chercher un taxi. Tâchez de bien dormir et prenez un cachet d’aspirine avant de vous mettre au lit. »

Il l’accompagna jusqu’à la porte. Comme il revenait, le colonel Race lui dit, d’un ton amusé :

« Battle, quel admirable menteur vous faites ! Vos airs paternels surpassent tout ce qu’on peut imaginer.

— À quoi bon la garder plus longtemps, colonel Race ? Ou cette pauvre enfant est épouvantée, auquel cas il eût été cruel de la traiter durement… et je ne suis pas un homme cruel… ou bien c’est une comédienne accomplie, et nous n’en aurions rien tiré en l’interrogeant toute la nuit. »

Mme Oliver poussa un soupir et se passa librement les doigts dans sa frange. Bientôt ses cheveux se hérissèrent au-dessus de son front, lui donnant l’aspect d’une femme ivre.

« Savez-vous ? dit-elle, j’incline à croire que c’est elle la coupable. Par bonheur, il ne s’agit pas d’un roman policier, car le lecteur répugne à voir accuser une jeune et jolie héroïne. Pourtant, tout l’accable, à mes yeux. Et qu’en pensez-vous, monsieur Poirot ?

— Moi, je viens de faire une découverte.

— Encore dans les marques de bridge ?

— Parfaitement ; Miss Meredith retourne sa feuille de marques, tire des lignes et utilise le verso.

— Et après ?

— Ce détail révèle l’habitude de la pauvreté ou l’esprit d’économie.

— Pourtant, elle porte une toilette coûteuse, observa Mme Oliver.

— Faites entrer le major Despard », ordonna le chef de police Battle.

CHAPITRE VII

EST-CE LE QUATRIÈME ASSASSIN ?

Despard entra d’un pas souple et vif… son allure réveilla un souvenir chez Poirot.

« Excusez-moi de vous avoir fait attendre si longtemps, lui dit Battle. Je voulais libérer ces dames aussi vite que possible.

— Inutile de vous excuser… Je comprends la situation. »

Il s’assit et regarda le chef de police d’un œil interrogateur.

« Étiez-vous très lié avec Shaitana ? lui demanda Battle.

— Je l’ai vu deux fois.

— Deux fois seulement ?

— C’est tout.

— En quelles circonstances ?

— Il y a environ un mois, nous étions tous deux invités à dîner dans la même maison. Une semaine plus tard, il me pria à un cocktail party.

— Ici ?

— Oui.

— Dans quelle pièce… celle-ci ou le salon ?

— Dans toutes les pièces de l’appartement.

— Avez-vous vu ce petit instrument traîner sur un des meubles ? »

Une fois de plus, Battle montra le poignard.

Le major Despard pinça légèrement les lèvres.

« Non, dit-il, je ne l’ai pas repéré avec l’intention de m’en servir plus tard.

— Ne devancez pas mes questions, major Despard.

— Pardonnez-moi. L’allusion était par trop visible ! »

Un moment de silence, puis Battle poursuivit son interrogatoire :

« Aviez-vous quelque raison de détester M. Shaitana ?

— Toutes les raisons imaginables.

— Hein ? fit le chef de police, interloqué.

— Pour le détester… non pour le tuer, précisa Despard. Je n’aurais certes pas voulu l’assassiner, mais je lui aurais botté le derrière avec délices. Dommage ! Trop tard, à présent !

— Pourquoi vouliez-vous le corriger de la sorte, major Despard ?

— Parce que ce moricaud méritait une leçon. Sa vue suffisait à me donner l’envie de lui envoyer mon pied quelque part.

— Qu’aviez-vous donc à lui reprocher ?

— Il était d’une élégance outrée… il portait les cheveux trop longs et empestait les parfums.

— Vous aviez pourtant accepté son invitation à dîner ? lui fit observer Battle.

— Si je ne devais dîner que chez des gens sympathiques, je ne mangerais pas souvent en ville, monsieur Battle, rétorqua Despard d’un ton sec.

— Vous aimez le monde, mais vous le méprisez.

— Je l’aime, mais par intermittences. Après de longs séjours au désert, il me plaît de me retrouver dans les salons illuminés, au milieu de jolies femmes, de danser, de savourer la bonne chère et de rire… oui, j’aime tout cela, mais pour un moment. Écœuré de l’hypocrisie de tous ces fantoches, je regagne bientôt mes solitudes.

— Cette existence dans les contrées sauvages doit présenter bien des dangers ? »

Le major haussa les épaules et répondit en souriant :

« M. Shaitana ne menait pas une vie dangereuse, pourtant il est mort, lui, et je suis vivant !

— Sa vie était peut-être plus périlleuse que vous ne le soupçonnez, major Despard.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Feu M. Shaitana avait la déplorable manie de s’immiscer dans les affaires des autres.

— Pour découvrir… quoi donc ?

— Il s’occupait plutôt des femmes. »

Le major Despard se rejeta dans son fauteuil et éclata de rire.

« Oh ! croyez-vous vraiment qu’une femme ait pris au sérieux ce polichinelle ?

— Qui, selon vous, l’a tué ?

— Pas moi, en tout cas. La petite Meredith non plus. Je ne vois pas davantage Mme Lorrimer commettre ce crime. Elle me rappelle l’une de mes vieilles bigotes de tantes. Reste le disciple d’Esculape.

— Pourriez-vous exposer vos allées et venues et celles de vos compagnons au cours de la soirée ?

— Je me suis levé deux fois… une fois pour aller chercher un cendrier et attiser le feu… et une autre fois pour prendre un rafraîchissement.

— À quelles heures ?

— Je ne saurais préciser. La première fois, ce devait être vers dix heures et demie, la seconde, à onze heures environ. Mme Lorrimer se dirigea une fois du côté de la cheminée et adressa la parole à Shaitana. Je n’ai pas entendu la réponse de celui-ci, mais je m’empresse d’ajouter que je n’écoutais pas. Miss Meredith se promena un peu dans le salon, cependant je ne pense pas qu’elle soit allée jusqu’à la cheminée. Roberts n’a cessé de se lever et de s’asseoir, au moins trois ou quatre fois.

— Je vais vous poser la question de M. Poirot, dit Battle avec un sourire. Quelle est votre impression sur la valeur de ces gens-là au bridge ?

— Miss Meredith joue très bien. Roberts bluffe avec trop de désinvolture. Il mérite plus d’amendes qu’on ne lui en inflige. Mme Lorrimer est de première force. »

Battle se tourna vers Poirot.

« Rien d’autre, monsieur Poirot ? »

Le détective belge hocha la tête.

Despard donna comme adresse l’hôtel Albany et leur souhaita le bonsoir, avant de quitter la pièce.

Comme il refermait la porte, Poirot fit un léger mouvement.

« Que se passe-t-il ? s’enquit Battle.

— Rien… Je viens de m’apercevoir que cet homme a l’allure souple, aisée et furtive… d’un tigre.

— Hum ! fit Battle. Eh bien ? ajouta-t-il, interrogeant du regard ses trois compagnons. Quel est le coupable ? »

CHAPITRE VIII

LEQUEL ?

Battle promena son regard de l’un à l’autre. Une seule personne répondit à sa question. Mme Oliver, toujours prête à donner son avis, ne laissa pas échapper cette occasion :

« La jeune fille ou le médecin. »

Le chef de police interrogea les deux hommes d’un coup d’œil ; ni l’un ni l’autre ne voulaient se prononcer. Race hocha la tête. Poirot aplatit méticuleusement ses marques de jeu froissées.

« L’un d’eux a commis le crime ! murmura Battle, l’air rêveur. L’un d’eux ment comme un démon. Mais qui est-ce ? Problème ardu entre tous. »

Après un long silence, il reprit :

« Si nous les écoutions, le toubib accuse Despard, celui-ci, à son tour, accuse le toubib, la jeune fille soupçonne Mme Lorrimer… et Mme Lorrimer garde sa langue. Aucune lumière de ce côté-là !

— Possible », dit Poirot.

Battle lui lança un rapide coup d’œil.

« Vous en voyez, vous ? »

Poirot fit un geste vague de la main.

« Oh ! une lueur… pas davantage. Pas de bases bien solides.

— Et vous, colonel, voulez-vous nous faire connaître votre avis ?

— Il n’y a aucune preuve, répondit Race.

— Oh ! ces hommes ! soupira Mme Oliver, méprisant une telle réticence.

— Passons rapidement en revue nos présomptions sur les quatre coupables éventuels, annonça Battle après un instant de réflexion. Je commencerai par le médecin. Celui-là sait exactement où frapper, mais rien d’autre ne l’accuse. Ensuite Despard. Cet homme, doué d’une grande énergie, a l’habitude du danger et des décisions rapides. Mme Lorrimer ? Elle non plus ne manque pas de cran, et elle appartient à cette catégorie de femmes qui peuvent avoir un secret dans leur vie. On voit qu’elle a souffert. D’autre part, je la crois à cheval sur les principes… elle remplirait admirablement les fonctions de directrice d’un pensionnat de jeunes filles. On ne l’imagine guère plantant un poignard dans le cœur d’un homme. En dernier lieu, Miss Meredith. Nous ignorons tout sur son compte, sauf que c’est une jolie fille, à l’air plutôt timide. Mais, je le répète, nous ne savons rien à son sujet.

— Pardon : nous savons que Shaitana la croyait coupable d’un meurtre, rectifia Poirot.

— Un visage angélique cachant une âme de démon, murmura Mme Oliver.

— Où tout cela nous mène-t-il, Battle ? demanda le colonel Race.

— À votre sens, ce sont là des discussions oiseuses, n’est-ce pas ? Eh bien, permettez-moi de vous dire que, dans une affaire de ce genre, bien des hypothèses s’imposent à l’esprit.

— Ne serait-ce pas plus indiqué de fouiller la vie de ces gens-là ? »

Battle sourit.

« Nous n’y manquerons pas. Là, vous pourrez nous être très utile.

— Oui, mais comment ?

— Prenons le major Despard. Il a voyagé beaucoup à l’étranger… dans l’Amérique du Sud, dans l’Est et le Sud africain… Vous êtes bien placé pour obtenir des renseignements là-bas. »

Race approuva.

« Je m’en charge et vous transmettrai tous les rapports que je recevrai.

— Oh ! s’écria Mme Oliver. J’ai une idée. Ici, nous sommes quatre, quatre limiers, pourrait-on dire… et quatre de l’autre côté ! Si chacun prenait le sien ! Cela vous va ? Le colonel Race s’occupe du major Despard, le chef de police Battle du docteur Roberts, moi d’Anne Meredith et M. Poirot de Mme Lorrimer. Chacun de nous suivra sa propre initiative. »

Battle secoua énergiquement la tête.

« La chose est impossible, madame Oliver. Il s’agit d’une enquête officielle confiée à mes soins. Je dois la mener sur tous les fronts à la fois. Deux d’entre nous peuvent vouloir miser sur le même cheval ! Le colonel Race n’a jamais dit qu’il soupçonnait le major Despard et M. Poirot n’est peut-être pas décidé à mettre tout son enjeu sur Mme Lorrimer. »

Mme Oliver poussa un soupir.

« Mon plan était pourtant si pratique, si clair ! »

Puis elle se ressaisit et demanda :

« Vous me laisserez tout de même me livrer à une petite enquête personnelle, n’est-ce pas ?

— Je n’y vois pas d’inconvénient, répondit lentement le chef de police. Et pourquoi m’y opposerais-je ? Vous avez participé à cette fatale soirée, vous êtes naturellement libre d’obéir aux caprices de votre curiosité ou à vos intérêts. Toutefois, je me permets de vous conseiller une grande prudence.

— Je suis la discrétion même, dit Mme Oliver. Je ne soufflerai mot de ceci à personne.

— Je crois, madame Oliver, que vous vous méprenez sur le sens des paroles de M. Battle, dit Poirot. Il veut dire que vous aurez affaire à un criminel qui, autant que nous le sachions, a commis au moins deux assassinats. Il n’hésiterait pas, croyez-moi, à tuer une troisième fois en cas de nécessité. »

Mme Oliver le considéra pensivement. Puis elle sourit à Poirot et lui dit :

« Une personne prévenue en vaut deux. Merci, monsieur Poirot. Je me tiendrai sur mes gardes. Mais je n’accepte pas d’être évincée de l’enquête. »

Poirot salua avec galanterie :

« Madame, mes félicitations. Vous avez du cran.

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