Cartes sur table d’ AGATHA CHRISTIE

« Je crains que non. Il y avait de beaux tapis. Deux boukharas et quatre excellents persans, y compris un hamadan et un tabriz. Une jolie tête d’antilope… ah ! non, elle était dans le vestibule. Elle provenait sans doute de chez Rowland Ward.

— Selon vous, feu M. Shaitana n’était pas homme à aller chasser les grands fauves ?

— Fichtre non. Il n’a sans doute jamais abattu que du gibier assis. Voyons, qu’y avait-il encore dans cette pièce ? Je suis navré de ne pouvoir mieux vous répondre. De tous côtés s’étalaient des bibelots. Les tables en étaient jonchées. La seule chose ayant retenu mon attention, c’était une jolie idole à la figure hilare en bois poli, originaire de l’île de Pâques, je suppose. Elles sont assez rares. J’ai vu aussi des souvenirs de Malaisie. Voilà tout ce que je puis vous dire.

— Tant pis », dit Poirot, l’air déçu. Il ajouta : « Savez-vous que Mme Lorrimer possède une mémoire étonnante des cartes ? Elle a pu me répéter les annonces et les cartes de chacun des joueurs. »

Despard haussa les épaules.

« C’est le fait de certaines femmes qui passent leur temps à jouer au bridge.

— Vous ne pourriez pas en faire autant, hein ? »

Le major secoua la tête.

« Je me souviens de deux levées. Dans l’une, j’aurais pu faire la manche à carreau, et Roberts, en bluffant, m’empêcha de sortir. Lui-même chuta, mais nous ne l’avions pas contré. Je me souviens aussi d’un coup à sans-atout extrêmement délicat. Toutes les cartes étaient mal placées. Nous perdîmes deux levées et encore avec beaucoup de chance.

— Jouez-vous souvent au bridge, major ?

— Non pas régulièrement, mais c’est un jeu intéressant.

— Peut-être lui préférez-vous le poker ?

— Personnellement, oui. Mais dans le poker il y a trop de hasard. »

Poirot dit, l’air pensif :

« Je ne crois pas que M. Shaitana jouait à aucun jeu de cartes.

— Shaitana ne s’adonnait qu’à un seul jeu.

— Lequel ?

— Un jeu des plus vulgaires. »

Poirot réfléchit quelques secondes, puis :

« Avez-vous des certitudes là-dessus ? Ou est-ce une simple présomption ? »

Despard devint rouge comme un homard.

« Devant vous, on ne peut rien avancer sans entrer dans tous les détails. Vous avez sans doute raison. Je puis, en tout cas, prouver mes dires, mais je m’y refuse car je tiens mes renseignements de source privée.

— S’agit-il d’une femme… ou bien de plusieurs femmes ?

— Oui. Shaitana, cette canaille, préférait s’attaquer aux femmes.

— Le preniez-vous pour un maître chanteur ? »

Despard secoua la tête.

« Non, vous ne me comprenez pas. Shaitana était un maître chanteur d’un genre spécial. Il ne courait pas après l’argent. C’était, si je puis m’exprimer ainsi, un maître chanteur spirituel.

— Et qu’y a-t-il gagné ?

— Il goûtait un plaisir sadique à voir les gens prendre peur et s’affoler. À inspirer la crainte autour de lui, il se grandissait à ses propres yeux. Cette attitude ne manque jamais d’impressionner les femmes. Il n’avait qu’à laisser croire qu’il connaissait certains côtés de leur vie intime pour qu’aussitôt ces malheureuses se missent à lui raconter tous leurs secrets. Il s’en amusait et prenait alors son attitude méphistophélique. « Je sais tout ! C’est moi le grand Shaitana ! » Au fond, ce n’était qu’un singe.

— Alors, vous croyez qu’il a effrayé ainsi Miss Meredith ? demanda Poirot.

— Miss Meredith ? Je ne pensais nullement à elle. Il en faudrait davantage pour la faire trembler.

— Pardon. Alors c’est de Mme Lorrimer que vous parliez ?

— Non ! non ! non ! Vous ne saisissez pas. Je parlais en général. Mme Lorrimer ne se laisserait pas intimider. Et ce n’est pas une femme que l’on imagine avec un poids sur la conscience. Non, je ne visais personne en particulier.

— Vous faisiez simplement allusion à ses tactiques habituelles ?

— Parfaitement.

— Sans aucun doute, ce genre d’individu possède une connaissance approfondie des femmes, sait comment les aborder et leur arracher leurs secrets. »

Poirot fit une pause.

Despard perdit patience.

« Votre raisonnement ne tient pas debout. Cet homme n’était qu’un vulgaire charlatan, peu dangereux en soi, mais les femmes prenaient peur de lui. C’en était ridicule. »

Il sursauta.

« Zut ! J’ai laissé passer ma section. Le sujet me passionnait trop. Au revoir, monsieur Poirot. Regardez en bas et vous verrez mon ombre fidèle quitter l’autobus en même temps que moi. »

Il courut jusqu’au fond et dégringola l’escalier. La sonnette du conducteur retentit.

Poirot jeta un coup d’œil dans la rue et vit sur le trottoir Despard marchant à grandes enjambées, suivi d’un autre homme. Mais Poirot ne s’attarda pas à identifier ce personnage. Un sujet plus intéressant l’accaparait.

« Personne en particulier, répétait-il en lui-même. Voire ! »

CHAPITRE XVI

LE TÉMOIGNAGE D’ELSIE BATT

Le sergent O’Connor avait été baptisé par ses collègues de Scotland Yard : « Le tombeur de bonniches. »

C’était, en effet, un fort bel homme. Grand, droit, large d’épaules, la régularité de ses traits, moins que son regard hardi et fripon, le rendait irrésistible au sexe faible. De plus, le sergent O’Connor s’entendait comme pas un à faire parler les femmes.

Quatre jours à peine après l’assassinat de M. Shaitana, le sergent O’Connor assistait à une revue de music-hall dans les fauteuils à trois shillings six, côte à côte avec Miss Elsie Batt, l’ancienne femme de chambre de Mme Craddock, du 117, North Audley Street.

Ayant soigneusement disposé ses batteries, le sergent O’Connor se préparait à déclencher sa grande attaque.

« … Ce type me rappelle un de mes vieux patrons, nommé Craddock, un drôle de particulier, si vous voulez savoir.

— Craddock ? Tiens ! Moi aussi, j’ai servi chez des Craddock.

— Ça, c’est drôle, par exemple ! Je me demande si c’étaient les mêmes.

— Les miens habitaient à North Audley Street.

— Mes « singes » partaient pour Londres lorsque je les ai quittés, s’empressa d’expliquer O’Connor. Je crois me souvenir qu’ils allaient en effet habiter North Audley Street. Mme Craddock avait un faible pour les messieurs. »

Elsie approuva de la tête.

« Je perdais patience avec elle. Toujours à me chercher des noises et à grogner ! On ne faisait rien de bon.

— Son mari en prenait aussi pour son grade, n’est-ce pas ?

— Elle lui reprochait sans cesse de la négliger et de ne pas la comprendre. Constamment elle se plaignait de sa santé et geignait à longueur de journées. Entre nous, elle se portait comme un charme. »

O’Connor se donna une claque sur le genou.

« Voici ! Ça me revient. N’y a-t-il pas eu une histoire entre elle et un médecin trop entreprenant ?

— Vous voulez parler du docteur Roberts ! Celui-là était un chic type.

— Toutes les femmes sont les mêmes ! Un mauvais sujet leur est toujours sympathique. Je connais ce genre d’individu.

— Non. Vous vous trompez sur son compte. C’est pas sa faute si Mme Craddock l’envoyait chercher à chaque instant. Un médecin ne peut pas refuser. Si vous voulez m’en croire, il ne cherchait pas du tout à lui faire la cour, mais ne voyait en elle qu’une malade. C’est elle qui est à blâmer. Elle ne lui laissait pas un moment de répit, le pauvre homme !

— Tout cela est parfait, Elsie. Vous me permettez de vous appeler ainsi, n’est-ce pas ? Il me semble que je vous ai toujours connue.

— Vous vous faites des illusions ! Elsie, par exemple !

— Comme vous voudrez, Miss Batt. (Il lança un coup d’œil de son côté.) Comme je venais de vous le dire, tout cela est bien, mais le mari s’est montré jaloux, n’est-ce pas ?

— Un jour, il s’est mis en colère, reconnut Elsie. Mais il était déjà malade et il est mort peu après.

— Si j’ai bonne mémoire, il était atteint d’une bizarre maladie.

— Oui, quelque chose de japonais, tout cela à cause d’un blaireau qu’il venait d’acheter. A-t-on idée de vendre des articles infestés pour se raser ? Je me suis toujours méfiée de la camelote japonaise.

— Achetez anglais ! Voilà ma devise, déclara le sergent O’Connor, d’un ton sentencieux. Vous disiez donc que votre patron et le docteur se sont querellés ?

— Ah ! fallait voir ça, dit Elsie, savourant ce souvenir du passé. Du moins, le patron ne mâchait pas ses mots. Le docteur Roberts restait calme et se contentait de dire : « C’est une plaisanterie. Qui est-ce qui vous a fourré cela dans la tête ? »

— Cela se passait chez vos patrons, n’est-ce pas ?

— Oui, madame l’avait fait appeler. Entre-temps, elle et son mari se disputaient et voilà que le docteur arrive au beau milieu de la chicane. Alors mon patron le prit à partie.

— Qu’est-ce qu’il lui a dit exactement ?

— Je n’étais pas censée écouter, bien sûr. La scène se passa dans la chambre à coucher de madame. Sentant que le torchon brûlait, j’ai pris la pelle et le petit balai et suis montée faire l’escalier. Vous comprenez, je ne voulais pas rater cette aubaine. »

Le sergent O’Connor se félicita de son habileté. S’il avait interrogé la servante au poste de police, Elsie n’aurait rien révélé au sergent O’Connor et aurait juré ses grands dieux qu’elle n’avait rien entendu.

« Comme je vous le disais, continua Elsie, le docteur Roberts gardait tout son calme. Le patron criait pour trois.

— Que disait-il donc ? demanda O’Connor, abordant pour la deuxième fois le point essentiel.

— Il lui versait des tombereaux d’injures.

— Qu’entendez-vous par là ? »

Allait-elle enfin se décider à répéter des mots et des phrases ?

« À vous dire vrai, je n’y comprenais pas grand-chose, avoua Elsie. Il disait des mots compliqués comme « agissements indignes d’un médecin », « abus de confiance » et ainsi de suite. Une fois, je l’ai entendu menacer de faire rayer le docteur Roberts de la liste des médecins… quelque chose dans ce goût-là.

— C’est bien cela, dit O’Connor. Plainte au conseil des médecins.

— Oui, c’est ce qu’il a dit. Pendant ce temps, madame piquait une crise de nerfs et criait : « Vous ne m’avez jamais aimée ! Vous m’avez négligée ! Vous m’avez abandonnée ! Le docteur Roberts a été pour moi un ange de bonté ! » Ensuite le docteur conduisit monsieur dans le cabinet de toilette et les deux hommes se sont enfermés. J’ai entendu distinctement leur conversation :

« Mon cher monsieur, a dit le médecin, ne voyez-vous donc pas que votre femme souffre des nerfs ? Elle ne sait ce qu’elle dit. À vous parler franchement, son cas est des plus difficiles, et j’aurais cessé de la soigner depuis longtemps si une telle attitude n’avait été incom… J’ai oublié le mot… Ah ! oui… incompatible avec mes devoirs professionnels. » Ensuite il a parlé de la distance qu’un médecin digne de ce nom devait observer envers ses clientes, ce qui a tranquillisé un peu le patron. Puis il a ajouté : « Vous arriverez en retard à votre bureau. Vous feriez mieux de partir tout de suite. Réfléchissez avec calme à tout cela. Vous comprendrez que c’est là une histoire à dormir debout. Je vais me laver les mains avant d’aller visiter un autre malade. Je vous recommande bien de peser mes paroles et vous serez convaincu que vos ennuis viennent simplement de l’imagination désordonnée de votre femme. »

« Alors, monsieur a dit : « Je ne sais qu’en penser ! » Puis il est sorti. Naturellement, je me suis mise à frotter plus fort que jamais. Du reste, il n’a pas fait attention à moi. Il avait l’air malade. Quant au médecin, il se lavait les mains en sifflant comme si de rien n’était. Bientôt il sortit avec sa trousse et, selon son habitude, il m’adressa quelques paroles aimables. Comme vous voyez, il n’avait rien à se reprocher. Tout le mal venait d’elle.

— Après cela, Craddock attrapa le charbon ?

— Je crois qu’il souffrait déjà. Madame l’a soigné avec beaucoup de dévouement. Mais il mourut. Ah ! il a eu de belles couronnes à son enterrement.

— Et après ? Le docteur Roberts est-il revenu ?

— Non ! Mais que vous êtes curieux ! On dirait, ma foi, que vous en voulez au docteur Roberts. Il n’a rien dû se passer entre eux, autrement ils se seraient mariés après la mort du mari, n’est-ce pas ? Il s’en garda bien. Pas si bête ! Il savait à quoi s’en tenir sur le compte de cette femme. Elle l’appelait toujours au téléphone mais il faisait répondre qu’il était absent. Alors, elle vendit la maison, nous donna notre congé à tous, et s’en alla en Égypte.

— Et vous n’avez pas revu le docteur Roberts depuis ?

— Non, mais elle est allée le voir pour lui demander… ah ! comment appelez-vous ça… une noculation contre la fièvre typhoïde. Elle revint avec le bras enflé et très douloureux. Si vous voulez savoir, il lui a fait comprendre qu’elle n’avait rien à espérer. Elle ne lui téléphona plus et elle partit de très bonne humeur avec un assortiment de robes neuves… toutes de couleurs claires, bien qu’on fût en hiver, mais là-bas, disait-elle, le soleil brillait toujours et il faisait chaud.

— Trop chaud, même, paraît-il. Elle est morte là-bas. Vous le savez, sans doute ?

— Non ! Pas possible ! La pauvre femme était peut-être plus malade que je m’en doutais. (Elle ajouta, avec un soupir.) Je me demande ce que sont devenues ses belles robes ? Les noires elle ne pouvait certes les porter.

— Vous auriez été si jolie, si désirable, là-dedans ! s’extasia le sergent O’Connor.

— Quel aplomb ! s’exclama Elsie.

— Vous n’aurez pas à vous plaindre plus longtemps de mon aplomb, mademoiselle, car je vais partir en voyage d’affaires pour ma maison.

— Resterez-vous longtemps absent ?

— J’irai peut-être à l’étranger. »

Le visage d’Elsie s’attrista et elle songea :

« C’est tout de même drôle qu’on n’arrive à rien avec les beaux garçons. Heureusement, il me reste Fred. »

Résultat satisfaisant, somme toute, puisqu’il démontre que la brusque incursion du sergent O’Connor dans la vie d’Elsie n’affecta point la jeune fille de façon permanente. Qui sait ? « Fred » a peut-être été le gagnant !

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