Cartes sur table d’ AGATHA CHRISTIE

Telles étaient donc les dernières volontés de Mme Lorrimer. Elle voulait, à tout prix, protéger Anne Meredith. Une mort rapide et sans souffrance, au lieu d’une fin douloureuse. Son dernier acte était empreint d’altruisme. Elle sauvait la jeune fille à qui l’unissait un lien secret de sympathie. Elle avait soigneusement préparé son suicide et en avait fait part aux trois intéressés. Quelle femme ! L’admiration de Poirot redoubla. C’était bien d’elle, cette prompte détermination et cette volonté inébranlable de réaliser son projet.

Il s’imaginait l’avoir convaincue, mais, de toute évidence, elle avait préféré s’en tenir à son propre jugement.

La voix de Battle interrompit la méditation de Poirot.

« Que diable lui avez-vous dit hier ? Vous lui avez certainement fichu la frousse et voilà le résultat. Vous m’avez pourtant laissé comprendre que vos accusations visaient Anne Meredith. »

Poirot se tut un instant. Morte, Mme Lorrimer l’obligeait à suivre ses volontés mieux qu’elle n’avait su le faire de son vivant.

Lentement, il déclara avec répugnance :

« J’étais dans l’erreur…

— Ah ! vous vous êtes trompé ! lui dit Battle. Elle a dû s’imaginer que vous vous disposiez à la faire arrêter. Dommage de la laisser filer ainsi entre nos doigts.

— Nous n’avions aucune preuve contre elle, rétorqua Poirot.

— Non, peut-être vaut-il mieux qu’il en soit ainsi. Vous n’avez pas machiné de coup de théâtre, au moins, monsieur Poirot ? »

Poirot protesta avec indignation, puis :

« Dites-moi exactement ce qui s’est passé.

— Roberts ouvrit son courrier un peu avant huit heures. Sans perdre un instant, il sauta dans sa voiture, chargeant sa bonne de nous mettre au courant, ce qu’elle fit aussitôt. Quand il entra chez Mme Lorrimer, on lui apprit que Mme Lorrimer n’avait pas encore été éveillée. Il se précipita dans la chambre, mais il était trop tard. En vain, il essaya la respiration artificielle. Notre médecin légiste, arrivé peu après, ne put que se rendre à l’évidence.

— De quel genre de narcotique s’agit-il ?

— Du véronal, je crois. Sur la table de nuit on a trouvé un flacon de comprimés.

— Et les deux autres ? Se sont-ils mis en rapport avec vous ?

— Despard est absent et n’a pas encore vu son courrier.

— Et Miss Meredith ?

— Je viens de lui téléphoner.

— Eh bien ?

— Elle venait d’ouvrir sa lettre quelques moments avant mon appel. Le courrier arrive plus tard là-bas.

— Quelle fut sa réaction ?

— Très naturelle. Un vif soulagement, mais légèrement voilé. Elle était bouleversée et émue…

— Où vous trouvez-vous à présent, mon ami ? demanda Poirot.

— À Cheyne Lane, chez Mme Lorrimer.

— Bien, je vous rejoins immédiatement. »

Dans le vestibule de la villa, Poirot trouva le docteur Roberts sur le point de partir. Ce matin-là, le médecin avait perdu sa jovialité habituelle. Il était pâle et bouleversé.

« Quelle lamentable affaire, monsieur Poirot ! Je ne puis dissimuler mon soulagement, mais, tout de même, le coup est dur. Pas un instant, je n’ai soupçonné Mme Lorrimer d’avoir tué Shaitana. Je n’en reviens pas.

— Moi non plus.

— Cette femme si tranquille, si distinguée et si maîtresse d’elle-même ! Je ne la vois pas se livrer à un acte criminel. Pourquoi l’a-t-elle tué ? Nous ne le saurons jamais. J’avoue que j’aurais été curieux de l’apprendre.

— Sa mort vous enlève une belle épine du pied !

— Sans aucun doute. Ce serait hypocrite de ma part de vouloir soutenir le contraire. Il n’est guère agréable de sentir peser sur soi les soupçons de la police. Quant à cette malheureuse femme, elle a choisi la meilleure solution.

— C’est ainsi qu’elle l’envisageait, sans doute.

— Le remords l’y a poussée », dit Roberts en sortant de la maison.

Poirot hocha pensivement la tête. Le médecin se trompait : ce n’était pas le remords qui avait conduit Mme Lorrimer au suicide.

En montant l’escalier, Poirot s’arrêta pour adresser quelques paroles de consolation à la vieille domestique qui pleurait en silence.

« Quel malheur, monsieur ! Quel malheur ! Nous l’aimions tant ! Et dire qu’hier encore elle prenait tranquillement le thé avec nous ! Aujourd’hui, la voilà partie. Jamais je n’oublierai ce qui s’est passé ce matin. Le monsieur a sonné au moins quatre fois à la porte avant que j’aie eu le temps de lui ouvrir. « Où est votre maîtresse ? » a-t-il crié. J’étais si abasourdie que je n’ai pu lui répondre. Vous comprenez, nous n’entrions jamais chez madame avant qu’elle sonnât. Alors le médecin a demandé : « Où est sa chambre ? » et il a monté l’escalier sur mes talons. Arrivé à la porte de madame, il l’ouvrit sans frapper et jeta un coup d’œil sur le lit : « Trop tard ! » s’exclama-t-il. Elle était morte, monsieur. Il m’envoya chercher de l’eau-de-vie et de l’eau chaude et fit l’impossible pour la ranimer. Puis la police arriva. Pourquoi la police ? Je me le demande. Si madame a pris une dose trop forte de véronal, c’est par erreur. »

Sans répondre directement à sa question, Poirot lui demanda :

« Hier soir, votre maîtresse était-elle comme d’habitude ? Paraissait-elle ennuyée ou bouleversée ?

— Non, je ne l’ai pas remarqué, monsieur. Elle paraissait fatiguée et souffrante. Depuis quelque temps, sa santé laissait à désirer.

— Je le sais. »

Le ton sympathique de Poirot encouragea la brave femme à continuer.

« Jamais elle ne se plaignait, monsieur, mais la cuisinière et moi nous nous inquiétions à son sujet. Elle avait perdu son endurance d’autrefois et la visite de la jeune fille qui est venue la voir après vous a dû la fatiguer. »

Le pied sur la marche, Poirot se retourna :

« La jeune fille ? Une jeune fille est venue hier soir ?

— Oui, monsieur. Tout de suite après votre départ. Elle s’appelle Miss Meredith.

— Est-elle restée longtemps ?

— À peu près une heure, monsieur.

— Et après ?

— Notre maîtresse est allée se coucher. On lui a porté son dîner au lit. Elle se plaignait d’une grande fatigue.

— Savez-vous si votre maîtresse a écrit des lettres hier soir ?

— Après s’être couchée ? Je ne le pense pas, monsieur.

— Vous n’en êtes pas certaine ?

— Il y avait sur la table du vestibule quelques enveloppes affranchies prêtes à mettre à la boîte aux lettres. Nous les avons portées hier soir avant de fermer la porte pour la nuit. Mais il me semble les avoir vues sur la table plus tôt dans la journée.

— Combien y en avait-il ?

— Deux ou trois. Je ne saurais le dire au juste. Trois, je crois.

— Vous, ou la cuisinière… ou quiconque les a portées à la poste… avez-vous remarqué à qui elles étaient adressées ? Ne vous formalisez pas de cette question, elle est de la plus haute importance.

— C’est moi-même qui les ai mises à la poste, monsieur. J’ai vu celle du dessus… elle était pour Fortum et Masson. Les autres, je ne sais pas. »

Cette femme parlait d’une voix sincère.

« Êtes-vous sûre qu’il n’y avait pas plus de trois lettres ?

— Oui, monsieur, j’en suis parfaitement sûre. »

Poirot hocha gravement la tête et monta quelques marches, puis il dit :

« Vous saviez que votre maîtresse prenait quelque chose pour dormir ?

— Oui, monsieur. Elle suivait l’ordonnance du médecin, le docteur Lang.

— Où rangeait-on ce somnifère ?

— Dans le petit placard de la chambre de madame. »

Sans poser d’autre question, Poirot gravit l’escalier.

Au premier étage, Battle vint le saluer. Le chef de police paraissait las et ennuyé.

« Je suis heureux de vous voir, monsieur Poirot. Je vous présente le docteur Davidson. »

Le médecin légiste lui serra la main. C’était un homme grand, à l’air mélancolique.

« La déveine nous poursuit, dit-il. Une heure plus tôt et nous aurions pu la sauver.

— Hum ! fit Battle. Je ne le dirais pas officiellement, mais je n’en suis pas fâché pour elle. C’était une personne de bonne famille. J’ignore pourquoi elle a tué Shaitana, mais elle avait sans doute d’excellentes raisons pour le faire.

— Quoi qu’il en soit, dit Poirot, je doute qu’elle eût vécu jusqu’au procès, car elle était déjà bien malade. »

Le médecin légiste approuva de la tête.

« Vous êtes dans le vrai. Peut-être tout est-il mieux ainsi. »

Il descendit l’escalier, suivi de Battle.

« Une minute, docteur. »

Poirot, la main sur la poignée de la porte, murmura :

« Puis-je entrer ?

— Oui, lui dit Battle. Nous avons terminé nos constatations. »

Poirot entra et referma la porte derrière lui. Il se dirigea vers le lit et regarda le visage calme de la morte.

Très ému, il se demanda si la pauvre femme avait quitté ce monde de son plein gré pour sauver une jeune fille de la mort et du déshonneur, ou s’il existait une explication différente et beaucoup plus sinistre.

Certains faits…

Brusquement, il se pencha et examina une meurtrissure sombre sur le bras de la morte.

Il se releva, une étrange lueur féline dans les yeux : plusieurs de ses amis auraient su immédiatement en interpréter le sens.

Il quitta précipitamment la pièce et descendit l’escalier. Battle et un de ses subordonnés étaient au téléphone. L’homme reposa le récepteur en disant :

« Il n’est pas revenu, monsieur.

— Il s’agit de Despard, expliqua Battle à Poirot. J’ai essayé de communiquer avec lui. Il y a une lettre pour lui portant le cachet de la poste de Chelsea. »

Poirot posa une question insolite.

« Le docteur Roberts avait-il pris son petit déjeuner avant de venir ici ce matin ? »

Battle ouvrit de grands yeux.

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