Cartes sur table d’ AGATHA CHRISTIE

CHAPITRE XVII

LE TÉMOIGNAGE DE RHODA DAWES

Rhoda Dawes sortit d’un grand magasin et, debout sur le trottoir, demeura pensive quelques instants. L’indécision se lisait sur ses traits. Son visage expressif reflétait la moindre émotion de son âme et changeait constamment.

À cet instant, il semblait dire : « Irai-je, oui ou non ? J’aimerais bien y aller… mais peut-être ferais-je mieux de m’abstenir. »

Un groom lui demanda :

« Taxi, miss ? »

Rhoda refusa d’un signe de tête.

Une énorme femme, portant des paquets de provisions pour la fête de Noël, la bouscula. Mais Rhoda, toujours immobile, essayait de prendre une décision.

Des pensées plus bizarres les unes que les autres se succédaient en son esprit.

« Après tout, pourquoi ne pas y aller ? Elle m’a invitée… mais peut-être est-ce une politesse qu’elle sert à tout le monde. Elle ne croit pas qu’on va la prendre au sérieux. D’autre part, Anne m’en a dissuadée. Elle m’a fait nettement comprendre qu’elle irait plutôt sans moi chez l’avocat en compagnie du major Despard… Et pourquoi pas ? À trois, on serait de trop. Et cette affaire-là ne me regarde pas. On pourrait s’imaginer que je cours après le major Despard… cet homme si charmant… Je le soupçonne d’avoir un faible pour Anne. Les hommes ne se mettent pas en frais pour quelqu’un qui leur est indifférent… ils n’agissent jamais ainsi par pure bonté. »

Un jeune commissionnaire heurta Rhoda et lui dit, d’un ton de reproche :

« Pardon, mademoiselle ! »

« Voyons, songea-t-elle, je ne vais tout de même pas rester plantée ici toute la journée. Suis-je sotte et indécise ! Ce manteau et cette robe me vont très bien, mais je me demande si le marron n’aurait pas été plus pratique que le vert ? Après tout, non. Eh bien, faut-il y aller ? Trois heures et demie. Une bonne heure pour une visite. Je n’aurai pas l’air de m’inviter à dîner. Alors, c’est entendu, j’y vais. »

Elle traversa prestement la chaussée, tourna à droite, puis à gauche, dans Harley Street, et s’arrêta enfin devant un bel immeuble.

« Après tout, elle ne me mangera pas », se dit Rhoda en pénétrant dans la maison.

L’appartement de Mme Oliver se trouvait au dernier étage. Un garçon d’ascenseur en livrée fit monter Rhoda et la déposa sur un joli paillasson flambant neuf, devant une porte peinte en vert clair.

« Ah ! c’est ennuyeux ! Pire que chez le dentiste. Maintenant, impossible de reculer. »

Toute rose d’émotion, elle pressa le bouton de sonnette.

Une vieille servante vint ouvrir. « Est-ce que… Puis-je… Mme Oliver est-elle chez elle ? » demanda Rhoda.

La servante recula, Rhoda entra et fut introduite dans un salon tout en désordre.

« Qui dois-je annoncer, s’il vous plaît ?

— Oh !… euh… Miss Dawes, Miss Rhoda Dawes. »

La domestique se retira. Après ce qui sembla un siècle à Rhoda, mais ne dura en réalité qu’une minute et quarante-cinq secondes, la servante reparut.

« Voulez-vous passer par ici, mademoiselle ? »

Plus rose que jamais, Rhoda suivit la bonne le long d’un couloir, tourna au coin, et une porte s’ouvrit. Nerveuse, elle entra dans ce qui lui parut être une forêt tropicale.

Des oiseaux de toutes sortes, des perroquets, des macaos, etc., sautillaient dans les branches. Au milieu de ce fouillis d’oiseaux et de verdure, Rhoda aperçut une vieille table de cuisine sur laquelle était posée une machine à écrire. Des feuilles dactylographiées jonchaient le parquet, et Mme Oliver, les cheveux en désordre, se leva d’une chaise branlante.

« Chère amie, quel plaisir de vous revoir ! » s’écria-t-elle, en tendant à Rhoda une main maculée de papier carbone et s’efforçant, de l’autre main, d’arranger ses cheveux rebelles, effort bien inutile, d’ailleurs.

Un sac de papier, qu’elle frôla du coude, tomba de la table et des pommes roulèrent sur le parquet.

« Ne vous dérangez pas, ma chère, on les ramassera tout à l’heure. »

Pantelante, Rhoda se releva, tenant cinq pommes entre ses mains.

« Oh ! merci… non, ne les remettez pas dans le sac, il doit être percé. Posez-les plutôt sur la cheminée. Très bien ! À présent, asseyez-vous et parlons. »

Rhoda accepta une chaise aussi peu engageante que celle de son hôtesse et concentra son regard sur Mme Oliver.

« Excusez-moi, madame, je vous dérange, peut-être ? demanda la jeune fille.

— Oui et non. Je suis en plein travail, comme vous voyez. Mais cet épouvantable Finlandais s’est empêtré dans l’intrigue. Il avait tiré de remarquables déductions d’un plat de haricots verts et voici qu’il vient de découvrir un poison mortel dans la farce de l’oie de la Saint-Michel. Or, je viens de me rappeler qu’il n’y a plus de haricots verts à la Saint-Michel. »

Ravie de pénétrer ainsi dans la confection d’un roman policier, Rhoda observa :

« Ces haricots étaient peut-être en conserves !

— C’est juste. Mais cela pourrait m’attirer des ennuis. Je m’embrouille toujours sur le chapitre de l’agriculture. Des lecteurs se plaignent de ce que je me trompe constamment sur les saisons des fleurs. Comme si ce détail avait de l’importance ! Dans la boutique du fleuriste, ne retrouve-t-on pas toutes les fleurs à n’importe quel mois de l’année ?

— Évidemment, dit Rhoda. Oh ! madame Oliver, que cela doit être passionnant d’écrire ! »

Mme Oliver se frotta le front d’un doigt teinté de carbone et demanda :

« Pourquoi ?

— Oh ! fit Rhoda, légèrement déconcertée, parce que… parce que… cela doit être très intéressant de composer un roman d’un bout à l’autre.

— Ce n’est pas aussi facile que vous le croyez. Il faut d’abord réfléchir, inventer une intrigue. De temps à autre, on s’embrouille et on ne sait comment en sortir, mais on finit toujours par s’en tirer. C’est une tâche ardue, comme tout autre travail.

— Je n’appellerais pas cela du travail.

— Parce que vous n’êtes pas obligée de le faire ! répliqua Mme Oliver. Pour moi, c’est autre chose. Certains jours, je n’ai d’autre stimulant que l’espoir de vendre mon roman en feuilleton. Surtout quand mon compte en banque touche à sa fin.

— Je n’aurais jamais imaginé que vous dactylographiiez vos manuscrits vous-même. Je croyais que vous aviez une secrétaire.

— J’en avais une et j’essayais de lui dicter, mais elle était tellement instruite, elle connaissait si bien la grammaire et la ponctuation, que j’en étais humiliée. J’ai engagé ensuite une dactylo ignorante, mais cela ne rendait pas.

— Comme ce doit être amusant d’imaginer des tas de situations !

— Oui, mais il s’agit de les coucher sur le papier. Il me semble toujours être arrivée au bout, mais quand je compte les pages, il m’en manque toujours la moitié. Force m’est d’ajouter un nouveau crime ou un nouvel enlèvement. Que tout cela est donc fastidieux ! »

Rhoda étudiait Mme Oliver avec tout le respect qu’éprouve la jeunesse pour les gens célèbres. Toutefois, elle était légèrement déçue.

« Aimez-vous ce papier de tenture ? demanda Mme Oliver, avec un petit geste de la main. Je raffole des oiseaux. Ce feuillage tropical me donne l’impression de la chaleur, même lorsqu’il gèle. Je ne puis travailler que si j’ai très chaud, mais mon héros finlandais Sven Hjerson doit briser la glace chaque matin pour se baigner dans la rivière.

— Madame Oliver, j’espère que ma visite ne vous dérange pas.

— Au contraire. Nous allons prendre une bonne tasse de café noir avec des rôties. »

Elle alla vers la porte, l’ouvrit et cria un ordre à la bonne. Puis, se retournant, elle demanda à Rhoda :

« Qu’est-ce qui vous amène en ville ? Des emplettes ?

— Oui, je suis allée dans les magasins.

— Miss Meredith vous a-t-elle accompagnée ?

— Oui, elle s’est rendue avec le major Despard chez un avocat.

— Chez un avocat ? »

Mme Oliver leva les sourcils d’un air interrogateur.

« Le major Despard lui a conseillé de prendre un avocat. Il s’est montré on ne peut plus aimable.

— Moi aussi, j’ai été aimable, mais en pure perte. De fait, votre amie ne semblait guère enchantée de ma visite. »

Très embarrassée, Rhoda s’agita sur sa chaise.

« Oh ! vous vous trompez. Je tenais justement à vous voir aujourd’hui pour vous expliquer. Vous avez dû mal interpréter son attitude. Certes, elle n’a pas été très gracieuse envers vous, mais attribuez-en la cause à une phrase malencontreuse prononcée par vous.

— Moi ? Qu’ai-je donc dit ?

— Vous ne vous en souvenez peut-être pas. Vous avez parlé d’accident et de poison.

— Vraiment ?

— Vous voyez bien : je savais que vous auriez oublié. Voici, Anne a eu autrefois une tragique aventure chez une personne morte empoisonnée. Cette femme avait bu par erreur de la peinture à chapeaux. Après ce coup-là, Anne ne peut plus entendre parler de poison. Vos paroles ont évoqué en son esprit de mauvais souvenirs et elle s’est cabrée. J’ai bien vu que vous l’aviez remarqué, mais comment vous donner des explications devant elle ? Cependant, je ne voulais pas que vous conserviez d’elle une impression défavorable. »

Mme Oliver regarda fixement Rhoda, qui s’empourpra.

« À présent, je comprends, dit-elle.

— Anne est supersensible et craint toujours de considérer la vérité en face. Elle répugne à parler de ses propres ennuis. À mon avis, elle a tort ; elle ferme les yeux pour ne pas voir le danger, mais il existe tout de même. Quant à moi, je préfère l’affronter, si pénible que ce soit.

— Ah ! oui. Vous, au moins, vous êtes courageuse comme un soldat. Ce n’est pas le cas de votre amie. »

Rhoda rougit.

« Mais Anne est si gentille !

— Je n’ai jamais prétendu le contraire, dit Mme Oliver en souriant. J’ai simplement insinué qu’elle n’avait pas votre bravoure. »

Elle poussa un soupir, puis demanda à bride-pourpoint à la jeune fille :

« Croyez-vous, mademoiselle, en la valeur morale de la vérité ?

— Évidemment, madame.

— Vous le dites, mais vous n’y avez pas réfléchi. La vérité blesse parfois et détruit les illusions.

— Tant pis ! J’aime mieux la connaître.

— Je partage votre sentiment, mais je me demande si nous avons raison », répliqua la romancière.

Rhoda s’empressa d’ajouter :

« Surtout, ne répétez pas à Anne ce que je viens de vous dire. Elle pourrait m’en vouloir.

— Comptez sur mon entière discrétion. Cette histoire remonte à combien de temps ?

— À environ quatre ans. Il y a des phénomènes bizarres. Une de mes tantes se trouvait toujours dans des naufrages, et voici Anne témoin de deux morts soudaines… mais, cette fois-ci, c’est pis : il s’agit d’un meurtre. »

Le café noir et les rôties toutes chaudes apparurent au même instant. Rhoda mangea et but avec un plaisir enfantin. Elle ressentait une joie particulière à partager une collation avec une célébrité. Le café bu, elle se leva et dit :

« J’espère n’avoir pas trop abusé de vos précieux instants. Me permettriez-vous de vous envoyer un de vos livres pour que vous me le dédicaciez ?

— Attendez ! Je vais faire mieux. (Elle ouvrit une armoire au fond de la pièce.) Lequel désirez-vous ? Moi j’ai un faible pour L’Affaire du second Poisson rouge. C’est peut-être moins vulgaire que le reste. »

Un peu scandalisée d’entendre un auteur qualifier de la sorte un enfant de sa plume, Rhoda accepta avec empressement. Mme Oliver prit le volume, l’ouvrit et y apposa une dédicace de sa meilleure écriture.

« Voici, dit-elle à Rhoda.

— Merci infiniment, madame. Je vous suis reconnaissante des bons instants que je viens de passer en votre société.

— Vous êtes une charmante personne, mademoiselle. Au revoir et soyez bien prudente. »

« Pourquoi diable ai-je ajouté ces derniers mots ? » se dit Mme Oliver une fois la porte refermée derrière la jeune fille. Elle secoua la tête, ébouriffa sa chevelure et revint aux savantes élucubrations du détective Sven Hjerson sur la farce aux oignons de l’oie de la Saint-Michel.

CHAPITRE XVIII

UN INTERMÈDE

Madame Lorrimer sortait d’un immeuble de Harley Street.

Elle s’immobilisa un instant en haut du perron, puis descendit lentement les marches.

Son visage reflétait une curieuse expression : un mélange de ferme détermination et d’indécision. Elle fronçait le sourcil comme pour se concentrer sur un problème qui l’absorbait tout entière.

À ce moment précis, elle aperçut Anne Meredith sur le trottoir d’en face. La jeune fille levait les yeux vers une gigantesque maison au coin de la rue.

Mme Lorrimer traversa la chaussée.

« Oh ! bonjour, Miss Meredith. »

Anne se retourna et regarda son interlocutrice.

« Bonjour, madame. Comment allez-vous ?

— Très bien, merci. Vous êtes toujours à Londres ?

— Non. Je suis venue simplement y passer la journée pour m’occuper de certaines affaires légales. »

Elle tournait toujours les yeux vers le grand immeuble.

Mme Lorrimer lui demanda :

« Que se passe-t-il donc ? »

Anne parut mal à l’aise.

« Rien du tout. Pourquoi cette question ?

— Vous regardiez de ce côté d’un air si préoccupé !

— En effet, mais cela n’a aucune importance. Simple curiosité de ma part, ajouta-t-elle en riant. J’ai cru voir mon amie… la jeune fille chez qui je vis… entrer dans cette maison, et je me demandais si elle était allée voir Mme Oliver.

— C’est là qu’habite la romancière ?

— Oui. Elle est venue nous faire une visite l’autre jour et nous a laissé son adresse en nous priant de venir la voir. Était-ce bien Rhoda ?

— Tenez-vous à monter pour vous en assurer ?

— Non, je n’oserais pas.

— Venez donc prendre le thé avec moi, invita Mme Lorrimer. Je connais, à deux pas d’ici, un petit salon de thé tranquille.

— Vous êtes bien aimable », répondit Anne.

Côte à côte, elles descendirent la rue, tournèrent à droite et entrèrent dans une pâtisserie où on leur servit du thé et des gâteaux.

Elles ne parlaient guère, chacune semblant apprécier le silence de l’autre.

Anne demanda soudain :

« Avez-vous eu la visite de Mme Oliver ?

— Non, je n’ai vu jusqu’ici que M. Poirot et le chef de police Battle.

— Que vous a demandé celui-ci ? interrogea Anne, d’une voix hésitante.

— Des détails ordinaires… de simples formalités. Il s’est, d’ailleurs, montré très correct.

— Sans doute a-t-il été chez tout le monde ?

— Le contraire m’étonnerait. »

Il y eut une deuxième pause.

« Madame Lorrimer, demanda Anne, croyez-vous… qu’on retrouvera le coupable ? »

La jeune fille, les yeux baissés sur son assiette, ne remarqua point l’expression bizarre de la vieille dame en train de l’observer. Mme Lorrimer répondit lentement :

« Oh ! je n’en sais vraiment rien.

— C’est affreux », murmura Anne.

Avec une curiosité née de la sympathie que lui inspirait la jeune fille, Mme Lorrimer demanda :

« Quel âge avez-vous, mademoiselle ?

— Moi… moi ? J’ai vingt-cinq ans.

— Et moi soixante-trois, poursuivit lentement Mme Lorrimer. Vous êtes encore au seuil de l’existence. »

Anne frissonna.

« Je puis être écrasée par un autobus en sortant d’ici.

— C’est juste. Je puis vivre plus longtemps que vous. »

Elle prononça ces paroles d’un ton si bizarre qu’Anne la regarda, étonnée.

« La vie est une rude épreuve, continua la vieille dame. Vous vous en rendrez compte quand vous aurez atteint mon âge. Elle exige infiniment de courage et d’endurance. Et, arrivée au bout du rouleau, on se demande : « Cela en valait-il la peine ? »

— Oh ! Je vous en prie, madame ! »

Mme Lorrimer éclata de rire et redevint elle-même, une femme d’une grande sagesse.

« Il est très facile de se montrer pessimiste. »

Elle appela la serveuse et régla l’addition.

Comme elles franchissaient le seuil de la pâtisserie, un taxi passa. Mme Lorrimer héla le chauffeur.

« Voulez-vous monter avec moi ? demanda-t-elle à la jeune fille. Je vais au sud du parc. »

Le visage d’Anne s’éclaira :

« Non, merci. Je vois justement mon amie qui tourne au coin de la rue. Je n’oublierai pas les instants que je viens de passer avec vous, madame. Au revoir.

— Au revoir et bonne chance ! »

Mme Lorrimer monta dans le taxi, qui s’éloigna, et Anne courut vers Rhoda Dawes.

La joie se peignit sur le visage de cette dernière, mais bientôt un nuage assombrit ses traits. Elle se sentait prise en faute.

« Rhoda, vous avez été voir Mme Oliver ? s’enquit Anne.

— J’en sors à l’instant.

— Ah ! Je vous y attrape !

— Je ne sais ce que vous voulez dire par là. Descendons la rue pour prendre un autobus. Vous étiez sortie de votre côté avec le major. Vous a-t-il, au moins, offert le thé ? »

Anne ne répondit point. Une voix lui sonnait aux oreilles. Despard avait proposé :

« Allons donc chercher votre amie et nous prendrons le thé ensemble. »

Sans réfléchir, elle avait répondu :

« Merci mille fois, mais nous sommes attendues toutes deux chez des amies pour le thé. »

Un mensonge… un mensonge stupide ! Elle avait simplement voulu évincer Rhoda et garder Despard pour elle seule. Elle était jalouse de Rhoda. Rhoda avait une conversation si brillante, elle était si enthousiaste et si spirituelle ! L’autre soir, le major s’était montré extrêmement aimable envers Rhoda, mais c’était pour elle, Anne, qu’il s’était dérangé. Telle était Rhoda. Sans mauvaise intention, elle vous reléguait toujours au second plan.

Dans sa hâte d’écarter Rhoda, Anne avait répondu de façon très maladroite. Avec un peu plus de diplomatie, en ce moment, elle eût été assise devant une tasse de thé en compagnie de Despard, à son club ou ailleurs.

Elle en voulait à son amie. Qu’était-elle allée faire chez Mme Oliver ?

Elle lui demanda tout haut :

« Pourquoi êtes-vous montée chez Mme Oliver ?

— Ne nous a-t-elle pas invitées ?

— Oui, mais je ne crois pas qu’elle s’attendait à nous voir réellement. Elle doit inviter tout le monde.

— Mais si, elle comptait sur notre visite. Elle a été on ne peut plus gentille et m’a offert un de ses romans. Tenez ! »

Rhoda exhiba le volume dédicacé. Anne lui demanda d’un air méfiant :

« De quoi avez-vous parlé ? De moi ?

— Regardez-moi cette petite vaniteuse !

— Non, mais répondez-moi franchement, Rhoda. Avez-vous parlé de… du meurtre ?

— Nous avons parlé de ses meurtres, à elle. En ce moment, elle écrit un roman où l’assassin a empoisonné la farce de l’oie de la Saint-Michel. Très cordiale, elle m’a expliqué combien il était difficile d’écrire et nous avons pris ensemble du café noir avec des rôties beurrées », acheva Rhoda d’une voix triomphante.

Puis elle ajouta :

« Anne, vous n’avez pas pris le thé ?

— Si, avec Mme Lorrimer.

— Mme Lorrimer ? N’est-ce point cette personne qui jouait au bridge chez M. Shaitana ? »

Anne acquiesça d’un signe de tête.

« Comment l’avez-vous rencontrée ? Êtes-vous allée la voir ?

— Non. Nous nous sommes croisées dans Harley Street.

— Comment était-elle ?

— Je ne sais pas… plutôt drôle. Tout à fait différente de l’autre soir.

— La croyez-vous toujours coupable ? »

Anne hésita avant de répondre :

« Je ne pourrais le dire. Si vous voulez, n’en parlons plus, Rhoda. Vous savez comme ce sujet m’est pénible.

— Bien, ma chère Anne. Comment était l’avocat ? Sévère comme la justice ?

— Un juif, à l’air débrouillard.

— Et le major Despard ?

— Très aimable, comme toujours.

— Il a un béguin pour vous, Anne, j’en suis certaine.

— Rhoda, ne dites pas de sottises !

— Vous verrez. »

Rhoda fredonnait un petit air. Elle pensait en elle-même : « Bien sûr, qu’il s’est entiché d’elle. Anne est jolie… mais sans énergie. Jamais elle n’aura le cran de le suivre dans ses voyages. Elle pousse des cris dès qu’elle voit un serpent. Les hommes s’engouent toujours de la femme qui ne leur convient pas. »

Elle dit tout haut :

« Cet autobus nous conduira à la gare de Paddington. Nous arriverons juste pour prendre le train de quatre heures quarante-huit.

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