Cartes sur table d’ AGATHA CHRISTIE

— Un véritable puits de science. Un homme remarquable au courant de bien des secrets.

— Je le croirais volontiers », fit-elle, se passant la langue sur ses lèvres sèches.

Penché en avant, Poirot se permit de lui donner une petite tape sur le genou.

« Il savait pertinemment que votre mari n’est pas mort des fièvres. »

Elle le regardait de ses yeux hagards et affolés.

Il se carra dans son fauteuil pour constater l’effet produit par ses paroles.

La femme essaya de se ressaisir et prononça, sans conviction :

« Vraiment… je ne sais ce que vous dites.

— Madame, reprit Poirot, je vais vous parler sans détour et jouer cartes sur table. Votre mari n’est pas mort de la fièvre, mais d’une balle.

— Oh ! »

Elle se couvrit le visage de ses mains et se balança de droite à gauche dans un accès d’angoisse. Mais Poirot en était certain, au tréfonds d’elle-même, Mme Luxmore savourait cette minute d’émotion.

« Rien ne vous empêche donc de me raconter toute l’histoire », dit Poirot d’un ton détaché.

Retirant les mains de sa figure, elle lui dit :

« Cela ne s’est pas passé du tout comme vous le croyez. »

De nouveau, Poirot s’inclina en avant et lui donna une tape sur le genou.

« Vous vous méprenez, madame. Je sais pertinemment que ce n’est pas vous qui l’avez tué. C’est le major Despard… mais à cause de vous.

— Je n’en sais rien ! Je n’en sais rien ! Peut-être que oui. Ce drame m’a bouleversée. Une sorte de fatalité me poursuit.

— Ah ! comme vous dites la vérité, madame ! Combien de fois ai-je constaté de pareils cas chez les femmes ! Où qu’elles aillent, elles sèment le malheur autour d’elles et, pourtant, elles n’y sont pour rien. »

Mme Luxmore poussa un long soupir.

« Vous comprenez… je… vois… maintenant que vous comprenez. Tout se passa si naturellement !

— Vous voyagiez ensemble à l’intérieur du pays, n’est-ce pas ?

— Oui, mon mari écrivait un ouvrage sur diverses plantes rares. Le major Despard nous fut présenté comme un homme connaissant la région et capable d’organiser l’expédition. Mon mari se prit tout de suite d’amitié pour lui. Nous partîmes. »

Il y eut une pause. Poirot murmura, comme s’il se parlait à lui-même :

« Oui. Je vois d’ici la scène : la rivière sinueuse… la nuit tropicale… le bourdonnement des insectes… le jeune major à l’allure martiale… la belle femme… »

Mme Luxmore soupira :

« Mon mari était beaucoup plus âgé que moi. Il m’a épousée alors que j’étais une enfant sans aucune expérience de la vie. »

Poirot hocha tristement la tête.

« Je sais. Je sais. Combien de malheureuses sont dans ce cas-là !

— Tous deux nous cachions nos sentiments, continua Mme Luxmore. John Despard ne m’a jamais rien dit. Il est la loyauté même.

— Mais une femme devine toujours ces choses-là.

— Vous êtes psychologue. Oui, une femme sait toujours… Mais je ne lui ai jamais montré que j’avais lu dans son cœur. Jusqu’au bout, bien décidés à ne pas transiger avec l’honneur, nous sommes restés l’un pour l’autre le major Despard et Mme Luxmore… »

Elle se tut, perdue dans l’admiration de cette noble attitude.

« Oui, l’honneur… l’honneur… répéta Poirot.

— Coûte que coûte, ni l’un ni l’autre n’aurait prononcé le mot fatal. Et puis…

— Continuez !

— Cette sinistre nuit… dit en frémissant Mme Luxmore.

— Eh bien ?

— Ils ont dû se quereller… John et Timothy. Je sortis de ma tente… je sortis de ma tente…

— Oui. Et après ? »

Mme Luxmore ouvrit ses grands yeux sombres. Elle revivait la scène dans tous ses détails.

« Je sortis de ma tente, répéta-t-elle. John et Timothy étaient… Oh ! je ne me souviens pas très bien. Je voulus les calmer et je dis à mon mari : « Non, non, c’est faux ! » Timothy ne voulut rien entendre et menaça John. John, pour sauver sa vie, dut tirer. Ah ! (Elle poussa un cri et se couvrit le visage de ses mains.) Il était mort… raide mort… le cœur transpercé d’une balle.

— Quel instant tragique pour vous, madame !

— Je ne l’oublierai jamais. John, plein de noblesse, parlait de se livrer à la police. Mais je m’y opposai. Nous discutâmes toute la nuit. Pour l’amour de moi ! suppliai-je. Enfin, il finit par se ranger à mon point de vue pour éviter un affreux scandale. Songez donc aux manchettes des journaux : Deux hommes et une femme dans la jungle. Un drame de l’amour.

« Je fis entrevoir à John toutes ces conséquences, et enfin il céda. Nos porteurs n’avaient rien vu ni rien entendu. Comme Timothy venait de subir un accès de fièvre, nous leur avons dit qu’il en était mort. Nous avons enterré mon mari au bord de l’Amazone. »

Elle fut secouée d’une vive émotion.

« John et moi revînmes ensuite en Europe pour nous séparer à jamais.

— Est-ce indispensable, madame ?

— Oui, oui. Timothy, une fois mort, se dressait entre nous, comme pendant sa vie… peut-être même davantage. Nous nous sommes dit adieu pour toujours. Je rencontre parfois John Despard dans le monde. Nous nous sourions, nous échangeons quelques politesses. Personne ne se douterait qu’un horrible drame s’est déroulé dans nos existences, mais je lis dans ses yeux… et lui dans les miens… que nous n’oublierons jamais. »

Une longue pause s’ensuivit. Poirot respecta cette chute de rideau et se garda de rompre le silence.

Mme Luxmore prit une boîte à poudre et se tamponna le nez. Le charme venait de se briser.

« Quel drame ! s’exclama Poirot, mais d’un ton plutôt placide.

— Vous comprendrez, monsieur, que cette vérité ne doit pas être révélée.

— Il serait pénible…

— Dites impossible. Votre ami, cet écrivain, se refuserait certainement à traîner dans la boue une femme tout à fait innocente ?

— Ou de faire pendre un homme tout à fait innocent ?

— Je suis heureuse que vous voyiez les choses sous cet angle. Oui, le major Despard est innocent. Un crime passionnel n’est pas réellement un crime. Et si John a tiré, c’était en cas de légitime défense. Il faut que l’on continue à croire que Timothy est mort de la fièvre !

— Les écrivains sont parfois impitoyables, murmura Poirot.

— Votre ami est sans doute misogyne et veut nous faire souffrir ? Ne le laissez pas faire, monsieur Poirot. S’il le faut, je prendrai tous les torts à mon compte. Je déclarerai que c’est moi qui ai tué Timothy. »

Elle s’était levée et se tenait, droite, la tête rejetée en arrière.

Poirot se leva à son tour.

« Madame, lui dit-il en lui prenant la main, une telle abnégation n’est pas nécessaire. J’userai de mon influence pour que les faits réels continuent à demeurer dans l’ombre. »

Un délicieux sourire s’épanouit sur les traits de Mme Luxmore. Elle leva légèrement la main, en sorte que Poirot, que ce fût ou non son intention, dut y déposer un baiser.

« Une malheureuse femme vous remercie, monsieur Poirot », dit-elle.

C’était là les dernières paroles d’une reine persécutée à son favori… une invite à quitter la scène. En galant homme, Poirot sortit.

Une fois dans la rue, il aspira l’air frais à pleins poumons.

CHAPITRE XXI

LE MAJOR DESPARD

« Quelle femme ! murmura Hercule Poirot. Ce qu’il a dû souffrir, ce pauvre Despard ! Quel voyage épouvantable ! »

Soudain il éclata de rire. Comme il longeait Brompton Road, il s’arrêta, tira sa montre et calcula mentalement :

« Mais oui, j’ai bien le temps. En tout cas, cela ne lui fera pas de mal d’attendre que j’aie réglé l’autre petite question. Quelle est donc cette chanson que fredonnait constamment mon confrère de la police anglaise… il y a quarante ans ? « Un bout de sucre pour le petit oiseau. »

Fredonnant un air depuis longtemps oublié, Hercule Poirot entra dans un luxueux magasin de lingerie féminine et se dirigea vers le comptoir des bas.

Il avisa une vendeuse à l’air sympathique et pas très hautaine et lui expliqua ce qu’il désirait.

« Des bas de soie ? Mais oui, nous en avons tout un assortiment garantis pure soie. »

Il repoussa ceux qu’elle lui montrait et redevint éloquent.

« Des bas de soie français ? Avec les droits de douane, ils sont très coûteux », répliqua la vendeuse.

Elle apporta de nouvelles boîtes.

« Très bien, mademoiselle, mais je désirerais voir une qualité plus fine.

— Nous avons toutes les qualités… les bas extra-fins valent au moins trente-cinq shillings la paire. Et, naturellement, ils n’offrent pas plus de résistance qu’une toile d’araignée.

— C’est cela… exactement cela qu’il me faut. »

Après une absence prolongée, la jeune femme reparut enfin.

« Ils coûtent en réalité trente-sept shillings et six pence la paire. Mais, regardez comme ils sont beaux ! »

Elle enleva d’une enveloppe de papier de soie une paire de bas d’une finesse arachnéenne.

« Enfin, voilà ce qu’il me faut !

— N’est-ce pas qu’ils sont jolis, monsieur ? Combien de paires ?

— Voyons un peu… Donnez-m’en dix-neuf paires. »

La jeune femme en tomba presque à la renverse derrière son comptoir, mais son long entraînement à ne laisser rien paraître devant les clients lui permit de garder l’équilibre.

« Il y aurait une réduction si vous preniez deux douzaine, lui dit-elle.

— Non, j’en veux dix-neuf paires et de couleurs légèrement différentes, je vous prie. »

La jeune femme les choisit docilement, les emballa et lui donna une facture.

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