Cartes sur table d’ AGATHA CHRISTIE

— Mon cher monsieur, celui-là est vieux jeu. On s’en est servi des centaines de fois. J’entends quelque chose d’inédit. »

Le major Despard répondit sèchement :

« Les tribus primitives sont plutôt démodées. Elles recourent aux bonnes vieilles recettes jadis en usage chez leurs ancêtres.

— J’aurais cru, au contraire, qu’elles continuaient à inventer de nouvelles décoctions d’herbes et autres ingrédients. Quelle manne pour les explorateurs d’antan ! De retour au pays, ils pouvaient supprimer leurs vieux oncles à héritage en leur faisant avaler quelque drogue inconnue.

— Vous trouverez cela plutôt chez les civilisés, dans les laboratoires modernes, par exemple, dit Despard. Des cultures de germes, apparemment inoffensifs, engendrent les maladies mortelles.

— Ces raffinements scientifiques ne conviendraient pas à mes lecteurs, dit Mme Oliver. En outre, il est facile de mélanger tous ces noms scientifiques : staphylocoques, streptocoques, que sais-je ? Ma secrétaire n’y comprendrait goutte et mon public pas davantage. Qu’en pensez-vous, monsieur Battle ?

— Dans la vie réelle, madame Oliver, les gens se soucient peu de telles subtilités, répondit le chef de police. Ils s’en tiennent d’ordinaire à l’arsenic, ce poison d’un emploi si commode et qu’on peut se procurer si facilement.

— Bêtises que tout cela, monsieur Battle ! Vous parlez ainsi parce que vous autres, de Scotland Yard, ne découvrez qu’une mince partie des crimes commis quotidiennement. Si au moins vous aviez une femme…

— Mais nous avons…

— Oui, ces affreuses femmes-agents coiffées de chapeaux ridicules et qui importunent les gens dans les parcs. Je veux parler d’une femme à la tête du service des recherches criminelles. Elle s’acquitterait fort bien de sa tâche.

— Les femmes sont elles-mêmes d’habiles criminelles, observa le chef de police Battle. D’ordinaire elles témoignent d’un remarquable sang-froid et d’un aplomb déconcertant. »

M. Shaitana esquissa un sourire.

« Le poison étant l’arme préférée de la femme, dit-il, il doit exister de par le monde bien des empoisonneuses insoupçonnées.

— Sans aucun doute, approuva Mme Oliver, se servant généreusement d’une mousse de foie gras.

— Un médecin a également maintes occasions propices, poursuivit M. Shaitana.

— Je proteste ! s’écria le docteur Roberts, en riant de bon cœur. Lorsque nous empoisonnons nos patients, c’est seulement par accident.

— Si je voulais commettre un crime… » dit M. Shaitana.

Il s’interrompit et tous les regards se tournèrent vers lui.

« …je m’y prendrais de façon très simple. Des accidents se produisent tous les jours : accidents de chasse, par exemple, un accident purement domestique. »

Il haussa les épaules et prit son verre de vin. « Mais qui suis-je pour parler devant tant de… spécialistes ici présents ? »

Il but. La clarté des bougies projeta l’ombre rouge du vin sur son visage à la moustache cosmétiquée, à la petite impériale et aux sourcils fantastiques. Il y eut un moment de silence.

CHAPITRE III

UNE PARTIE DE BRIDGE

Lorsque les invités regagnèrent le salon, ils y trouvèrent une table de bridge. On servit le café à la ronde.

« Qui joue au bridge ? demanda M. Shaitana. Mme Lorrimer joue, je le sais. Le docteur Roberts également. Et vous, Miss Meredith ?

— Oui, mais je vous préviens, je ne suis pas très forte au bridge.

— Parfait ! Et le major Despard ? Bon. Si vous jouiez ici tous les quatre ?

— À la bonne heure ! On va jouer au bridge, glissa Mme Lorrimer en aparté à Poirot. Je suis enragée à ce jeu-là. Je ne puis plus m’en passer. C’est bien simple, désormais je n’accepte plus d’invitation à dîner si la soirée ne se termine point par une partie de bridge. Autrement, je m’endors tout de suite. J’en ai honte, mais qu’y faire ? »

Ils tirèrent leurs partenaires. Mme Lorrimer eut pour partenaire Anne Meredith entre le major Despard et le docteur Roberts.

« Les femmes contre les hommes », observa Mme Lorrimer en s’asseyant. Elle se mit à battre les cartes d’une main experte. « Nous prenons les cartes bleues, n’est-ce pas ? Je joue le deux fort.

— Tâchez de gagner, dit Mme Oliver, ses instincts féministes prenant le dessus. Montrez aux hommes qu’ils ne sont pas toujours les plus forts.

— Il ne leur reste aucun espoir, les malheureux, proféra le docteur Roberts tout en battant l’autre paquet de cartes. À vous de donner, madame Lorrimer. »

Le major Despard s’assit lentement, les yeux fixés sur Anne Meredith comme s’il venait de découvrir qu’elle était très jolie.

« Coupez, s’il vous plaît », ordonna Mme Lorrimer impatiente.

Avec un mot d’excuse, Despard coupa le paquet qu’elle lui présentait.

Mme Lorrimer distribua vivement les cartes.

« Dans la pièce à côté il y a une autre table de bridge », dit M. Shaitana.

Il se dirigea vers une porte et les quatre autres le suivirent dans un fumoir confortablement meublé où attendait une seconde table de bridge.

« Tirons les places », proposa le colonel Race.

M. Shaitana hocha la tête.

« Je ne joue pas. Le bridge ne m’amuse pas du tout. »

Les autres protestèrent et menacèrent de ne pas jouer sans lui, mais il les mit fermement à la raison et, en fin de compte, ils prirent place : Poirot et Mme Oliver contre Battle et Race.

M. Shaitana les étudia un moment. Son sourire méphistophélique reparut sur son visage tandis que Mme Oliver annonçait deux sans atout.

Puis, sans bruit, il passa dans l’autre pièce.

Là, le jeu battait son plein. Les visages étaient sérieux et les annonces se succédaient rapidement. « Un cœur. » « Passe. » « Trois trèfles. » « Trois piques. » « Quatre carreaux. » « Contre. » « Quatre cœurs. »

M. Shaitana les observa un moment, le sourire toujours aux lèvres.

Puis il traversa le salon et s’assit dans un large fauteuil, devant la cheminée. Un plateau chargé de verres et de carafes se trouvait placé sur une table voisine et la lueur du feu jouait sur les bouchons de cristal.

En artiste consommé, M. Shaitana avait fait en sorte que le salon parût éclairé simplement par les flammes du foyer. Une petite lampe à abat-jour, placée à son côté, lui permettait de lire s’il en éprouvait l’envie. Un éclairage indirect tombait discrètement du plafond et se répandait dans la pièce, tandis qu’une lumière un peu plus forte inondait la table de bridge, d’où partaient les voix des joueurs.

« Sans atout ! s’exclamait Mme Lorrimer d’une voix claire et décidée.

— Trois cœurs ! annonçait le docteur Roberts d’un ton agressif.

— Passe ! » disait tranquillement Miss Meredith.

Une légère pause se produisait toujours avant l’annonce de Despard. Non pas qu’il eût l’esprit lent, mais il ne voulait jouer qu’à coup sûr.

« Quatre cœurs.

— Contre. »

Le visage rutilant sous les réverbérations du foyer, M. Shaitana souriait.

Il souriait et ne cessait de sourire, les paupières clignotant légèrement.

Cette soirée semblait prodigieusement le divertir.

*

« Cinq carreaux, manche et robre, annonça le colonel Race. Bravo, partenaire, dit-il à Poirot. Je n’aurais pas cru que vous l’auriez fait. Heureusement qu’ils n’ont pas attaqué pique.

— À mon avis, cela revenait à peu près au même », fit le chef de police Battle, très magnanime.

Il avait annoncé du pique. Sa partenaire, Mme Oliver, avait eu du pique, mais elle attaqua d’un trèfle… et le résultat fut désastreux.

Le colonel Race consulta sa montre :

« Minuit dix. Avons-nous le temps de faire une autre partie ?

— Veuillez m’excuser, dit le chef de police Battle, mais d’habitude je me couche de bonne heure.

— Moi de même, appuya Hercule Poirot.

— Faisons les comptes », proposa Race.

Le sexe fort remporta une victoire écrasante. Mme Oliver avait perdu trois livres et sept shillings. Le plus gros gagnant de la soirée était le colonel Race.

Bien que piètre joueuse au bridge, Mme Oliver était une bonne perdante. Elle paya, le sourire aux lèvres.

« Tout, ce soir, a marché de travers pour moi. Cette déveine m’arrive parfois. Hier, j’avais un jeu magnifique. Cent cinquante d’honneur trois fois de suite. »

Elle se leva, ramassa son petit sac de soirée brodé, arrêtant juste à temps le geste de relever ses cheveux sur son front.

« Le maître de céans doit être dans la pièce voisine », dit-elle.

Elle franchit la porte de communication, suivie des autres.

M. Shaitana se tenait toujours assis près du feu, et les joueurs de bridge étaient absorbés par leur partie.

« Je contre cinq trèfles, disait Mme Lorrimer d’une voix grave.

— Cinq sans atout.

— Je contre les cinq sans atout. »

Mme Oliver s’approcha de la table à jouer. La partie s’annonçait palpitante.

Le chef de police s’approcha des joueurs.

Le colonel Race se dirigea vers M. Shaitana, Poirot sur ses talons.

« Excusez-moi, il faut que je rentre, Shaitana », dit Race.

M. Shaitana ne broncha point. La tête inclinée sur sa poitrine, il semblait dormir. Race échangea un regard furtif avec Poirot et avança plus près. Soudain, il étouffa un cri et se pencha en avant. Poirot le rejoignit en une seconde et son œil s’arrêta sur un endroit que désignait le colonel Race. On aurait pu croire qu’il s’agissait d’un bouton de chemise orné d’un rubis, mais tel n’était pas le cas.

Poirot se baissa, prit une des mains de M. Shaitana et la laissa retomber. Race l’interrogea du regard et Poirot fit un geste affirmatif de la tête.

Le colonel éleva la voix.

« Monsieur Battle, une minute, s’il vous plaît. »

Le chef de police alla vers eux. Mme Oliver continuait de suivre le jeu de cinq sans atout contré.

Le chef de police Battle, malgré son air stupide, avait l’esprit vif. Il leva les sourcils et demanda à voix basse :

« Qu’est-ce qui ne va pas ? »

D’un signe de tête le colonel Race indiqua l’homme, silencieux, assis dans le fauteuil.

Comme Battle se penchait vers lui, Poirot regarda la figure de M. Shaitana. À présent, les traits avaient perdu toute leur expression intelligente… la bouche était béante… et l’aspect diabolique du visage avait disparu.

Hercule Poirot hocha la tête.

Le chef de police Battle se redressa après avoir examiné, sans le toucher, l’objet qui ressemblait à un bouton supplémentaire sur le plastron de M. Shaitana. Il avait aussi levé la main inerte et l’avait laissée retomber.

Le corps droit, impassible, l’allure martiale et l’air compétent, il se disposait à prendre en main la situation.

« Une minute, s’il vous plaît », dit-il d’une voix officielle qui ne ressemblait pas du tout à celle qu’il avait d’habitude.

Toutes les têtes se retournèrent vers lui et la main d’Anne Meredith resta en suspens sur un as de pique au mort.

« Je suis navré de vous apprendre que notre hôte, M. Shaitana, est mort », ajouta-t-il.

Mme Lorrimer et le docteur Roberts se levèrent.

Despard, le sourcil froncé, regardait fixement devant lui. Anne Meredith étouffa un cri.

« Est-ce possible ? ».

Mû par l’instinct professionnel, le docteur Roberts traversa la pièce du pas rapide du médecin appelé d’urgence.

Sans en avoir l’air, de son corps massif, le chef de police Battle lui barra la route.

« Attendez, docteur. Pouvez-vous me dire qui est entré ici et en est sorti ce soir ? »

Roberts écarquilla les yeux.

« Qui est entré ou sorti ? Je ne saisis pas, personne n’a bougé. »

Le chef de police se tourna d’un autre côté.

« Est-ce bien exact, madame Lorrimer ?

— Tout à fait exact.

— Ni le maître d’hôtel ni les autres domestiques ?

— Non, le maître d’hôtel a apporté ce plateau au moment où nous nous asseyions à la table de bridge et il n’a pas reparu depuis. »

Le chef de police Battle lança un regard interrogateur vers Despard. Celui-ci confirma d’un signe de tête les paroles de Mme Lorrimer.

Anne dit d’une voix haletante :

« Oui, oui, c’est bien vrai.

— Voyons, laissez-moi l’examiner ! s’écria le médecin avec impatience. Il ne s’agit peut-être que d’une syncope.

— Excusez-moi, mais personne ne touchera le cadavre avant l’arrivée du médecin légiste. Mesdames et messieurs, M. Shaitana a été assassiné.

« Assassiné ? » soupira Anne Meredith, horrifiée.

Despard ouvrait toujours de grands yeux inexpressifs.

Mme Lorrimer prononça d’un ton incisif :

« Assassiné ?

— Bon Dieu ! » s’exclama le docteur Roberts.

Le chef de police Battle hocha lentement la tête.

On eût dit un mandarin chinois en porcelaine.

« Poignardé ! déclara-t-il. C’est bien cela : poignardé ! »

À brûle-pourpoint, il lança une question.

« Un de vous a-t-il quitté la table de bridge au cours de la soirée ? »

Quatre visages changèrent d’expression. Il lut sur leurs traits : la peur, la compréhension, l’indignation et l’épouvante, mais il n’y discerna aucune indication utile.

« Eh bien ? »

Le major Despard se leva et se tint comme un soldat à la revue, son visage fin et intelligent tourné vers Battle. Après une pause, il répondit avec calme :

« Chacun de nous, ce me semble, a quitté la table de jeu à un moment donné pendant la soirée, soit pour prendre une consommation, ajouter du bois au feu… Personnellement, j’ai fait les deux. Lorsque j’allai vers la cheminée, Shaitana était assoupi.

— Assoupi ?

— Du moins, je l’ai cru.

— Possible, dit Battle. Ou peut-être était-il déjà mort. Nous verrons cela tout à l’heure. Maintenant je vais vous prier de bien vouloir entrer dans la pièce à côté. »

Il se retourna vers l’homme au visage grave debout à côté de lui :

« Colonel Race, veuillez les accompagner. »

Race acquiesça d’un signe de tête.

« Bien, chef. »

Les quatre joueurs de bridge franchirent lentement le seuil.

Mme Oliver alla s’asseoir à l’autre bout de la pièce et éclata en sanglots.

Battle souleva le récepteur du téléphone et échangea quelques paroles dans l’appareil. Puis il annonça :

« La police arrivera d’un instant à l’autre. J’ai ordre de me charger de cette affaire. Le médecin légiste sera ici dans une minute. À votre avis, monsieur Poirot, depuis combien de temps M. Shaitana est-il mort ? Moi, je dirai une heure et peut-être davantage.

— Nous ne pouvons, hélas ! mieux préciser. Si seulement il nous était possible d’affirmer : « Cet homme est mort depuis une heure vingt-cinq minutes et quarante secondes ! »

— Il était assis devant le feu, voilà qui complique l’enquête. Plus d’une heure… moins de deux heures et demie. Telles, je gage, seront les constatations de notre médecin. Et personne n’a rien entendu, personne n’a rien vu. Étonnant ! Quel risque courait l’assassin ! Shaitana aurait dû crier.

— Mais il n’en a rien fait. Une chance inouïe a favorisé le meurtrier. Comme vous dites, mon ami, l’assassin risquait mille fois de se faire prendre.

— Monsieur Poirot, avez-vous quelque idée sur le mobile du crime ? »

Le détective belge répondit lentement :

« Oui, j’ai quelque explication à fournir là-dessus. Dites-moi : M. Shaitana n’a-t-il pas fait devant vous quelque allusion sur le genre de réception qu’il donnait ce soir ? »

Le chef de police Battle le regarda avec curiosité.

« Non, monsieur Poirot. Il ne m’a rien dit. Pourquoi ? »

Une sonnette vibra au loin, puis des coups de heurtoir résonnèrent sur la porte.

« Voici nos gens, annonça le chef de police. Je vais leur ouvrir. Un instant, monsieur Poirot. Vous nous raconterez votre histoire tout à l’heure. Je dois procéder aux formalités d’usage. »

Poirot acquiesça.

Battle sortit de la pièce.

Mme Oliver continuait à sangloter.

Poirot se dirigea vers la table de bridge. Sans toucher à rien, il examina les marques. Une ou deux fois, il hocha la tête.

« Le stupide bonhomme ! Oh ! le stupide Oriental ! murmura Hercule Poirot. S’habiller comme le démon pour essayer d’effrayer les gens. Quel enfantillage ! »

La porte s’ouvrit. Le médecin légiste entra, trousse en main, et suivi par l’inspecteur divisionnaire, en conversation avec Battle. Un photographe venait ensuite. Dans le vestibule, un agent montait la garde.

Les formalités de l’enquête suivaient leur cours.

CHAPITRE IV

EST-CE LE PREMIER ASSASSIN ?

Une heure plus tard, Hercule Poirot, Mme Oliver, le colonel Race et le chef de police Battle prirent place autour de la table de la salle à manger.

Le cadavre avait été examiné, photographié et enlevé du salon. Un employé du service anthropométrique avait relevé les empreintes digitales, puis était parti.

Le chef de police Baille se tourna vers Poirot :

« Avant d’interroger ces quatre invités, j’aimerais à entendre ce que vous avez à une dire. Selon vous, cette réception cachait une intention ? »

Très lentement, et avec prudence, Poirot répéta la conversation qu’il avait eue avec Shaitana à Wessex House.

Le chef de police pinça les lèvres et fut sur le point de siffler d’étonnement.

« Des pièces rares, hein ? Des assassins tout vivants ? Et vous affirmez que telle était son idée ? N’aurait-il pas voulu se payer notre tête ?

— Oh ! pas le moins du monde ! Shaitana affectait de prendre une attitude méphistophélique. Sa vanité ne connaissait pas de bornes, pas plus que sa bêtise. Et il a payé de sa vie sa stupidité.

— Maintenant, je vous comprends, dit le chef de police. Une réception de huit invités, plus lui-même. Quatre « limiers » et… quatre assassins.

— Impossible ! protesta Mme Oliver. Absolument impossible ! Aucune de ces personnes ne peut avoir commis un crime. »

Battle hocha pensivement la tête.

« Je n’en mettrais pas ma main au feu, madame Oliver. Les assassins ressemblent fort aux honnêtes gens et rien ne les en distingue dans la vie courante. Ce sont très souvent des gens charmants, polis et raisonnables.

— En ce cas, ce ne peut être que le docteur Roberts, déclara Mme Oliver. À première vue, j’ai deviné qu’il n’avait pas la conscience tranquille. Mon instinct ne me trompe jamais. »

Battle se retourna vers le colonel Race.

« Qu’en dites-vous, colonel ? »

Race haussa les épaules. Laissant de côté les soupçons de Mme Oliver, il donna son avis sur les déclarations de Poirot.

« Cette hypothèse, très vraisemblable, démontre que Shaitana avait deviné juste, au moins en ce qui concerne un de ses invités. Il conservait des soupçons sur les quatre, mais n’aurait su rien affirmer. Sa mort prouve surabondamment que, dans un des cas, il avait vu clair.

— L’un d’eux a pris peur. N’est-ce pas votre avis, monsieur Poirot ? »

Poirot approuva de la tête.

« Feu M. Shaitana avait une étrange réputation, dit-il. Ses plaisanteries étaient rien de moins que dangereuses et on le disait impitoyable. L’assassin s’imagina sans doute que Shaitana s’offrait une soirée d’amusement qu’il terminerait en livrant le coupable à la police, à vous, monsieur Battle. Lui (ou elle) se figurait que Shaitana possédait des preuves formelles.

— En avait-il réellement ? »

Poirot haussa les épaules.

« Nous ne le saurons jamais.

— C’est le docteur Roberts, répéta Mme Oliver avec conviction. Un homme apparemment si cordial ! Pour cacher leur jeu, les assassins se montrent souvent sous un jour sympathique. À votre place, monsieur Battle, je l’arrêterais séance tenante.

— Nous n’hésiterions pas à le faire s’il y avait une femme à la tête de Scotland Yard, déclara le chef de police Battle, avec un léger clignement d’œil, mais, voyez-vous, la police étant dirigée par de simples hommes, nous devons avancer avec prudence et lenteur.

— Oh ! les hommes… les hommes !… » soupira Mme Oliver.

Et, mentalement, elle se mit à composer un article de journal.

« Si nous procédions l’interrogatoire ? proposa le chef de police Battle. Ils n’attendraient pas trop longtemps. »

Le colonel Race se leva à demi.

« Si vous désirez que nous nous retirions… »

Battle hésita un instant devant le coup d’œil éloquent de Mme Oliver. Il reconnaissait la situation officielle du colonel Race et Poirot avait collaboré en plusieurs occasions avec la police. Quant à garder Mme Oliver, c’était une autre question. En galant homme, Battle se rappela que Mme Oliver, malgré sa perte de trois livres sept shillings au bridge, s’était comportée en bonne joueuse.

« Restez tous si vous voulez, je n’y vois, pour ma part, aucun inconvénient… pourvu que personne ne nous interrompe (il jeta un regard vers Mme Oliver), et qu’on ne fasse aucune allusion à ce que M. Poirot vient de nous dire. C’était le secret de Shaitana et il l’a emporté en mourant. C’est compris ?

— Parfaitement », dit Mme Oliver.

Battle alla vers la porte et appela le constable de service dans le vestibule.

« Allez au petit fumoir. Vous y trouverez Anderson avec les quatre invités. Priez le docteur Roberts de bien vouloir nous rejoindre ici.

— Moi, je l’aurais gardé pour la fin, observa Mme Oliver. Je veux dire dans un roman, ajouta-t-elle en manière d’excuse.

— La vie réelle diffère un peu des romans, madame Oliver, répliqua Battle.

— Je le sais. C’est mal construit. »

Le docteur Roberts entra, d’une allure un peu moins souple qu’auparavant.

« Monsieur Battle, cette affaire me paraît inextricable. Du point de vue professionnel, j’admets difficilement qu’on puisse poignarder un homme lorsque trois autres personnes se trouvent à quelques mètres de vous. Brrr… Je ne voudrais pas avoir commis ce crime. – Un léger sourire crispa les coins de sa bouche. – Comment vous convaincre que je ne suis pas le coupable ?

— On ne tue pas sans mobile, docteur Roberts. »

Le médecin hocha la tête énergiquement.

« Cela saute aux yeux. Je n’avais pas le moindre motif de me débarrasser de ce pauvre Shaitana, que je connaissais à peine. Cet homme m’amusait par ses excentricités. Je m’attends à ce que vous preniez des renseignements sur mes relations avec lui. Je ne suis pas un imbécile. Vous en serez pour vos frais. Je n’avais aucune raison de supprimer Shaitana et je ne l’ai pas tué.

— Bien, docteur Roberts, dit Battle. Comme vous le savez, je dois me livrer à une enquête. En homme raisonnable, répondez à mes questions : Connaissez-vous bien les trois autres personnes ?

— Pas beaucoup. Ce soir, j’ai rencontré Miss Meredith et Despard pour la première fois. Je connaissais Despard de réputation, par son livre de voyages, très intéressant, entre nous.

— Saviez-vous que lui et M. Shaitana se fréquentaient ?

— Non, Shaitana ne m’en avait jamais parlé. Comme je viens de le dire, je l’ai vu ce soir pour la première fois, ainsi que Miss Meredith. Je connaissais un peu Mme Lorrimer.

— Que pouvez-vous nous apprendre sur son compte ?

— C’est une veuve, très aisée, intelligente, bien élevée, elle joue admirablement au bridge. C’est, du reste, ce qui nous a rapprochés.

— Et M. Shaitana ne vous a jamais parlé d’elle non plus ?

— Non.

— Voilà qui ne nous avance guère. Voyons, docteur Roberts, ayez l’obligeance de rappeler vos souvenirs et de me dire combien de fois vous avez quitté la table de bridge. Essayez également de vous remémorer les allées et venues des autres. »

Après quelques minutes de réflexion, le docteur Roberts avoua franchement :

« Je puis me souvenir de mes propres mouvements d’une façon assez exacte. Je me suis levé à trois reprises… Chaque fois que je faisais le mort. Une fois je suis allé mettre une bûche sur le feu, une autre fois j’ai rapporté des rafraîchissements aux deux dames et la troisième fois je me suis servi un whisky à l’eau de Seltz.

— À quelle heure ?

— Je ne pourrais préciser. Nous avons, je crois, commencé à jouer vers neuf heures et demie. Environ une heure plus tard, j’ai tisonné le feu ; peu après, j’ai été chercher les boissons (à l’avant-dernière main, il me semble) et vers onze heures et demie je me suis versé un whisky. Mais ces données sont tout à fait approximatives. Je ne saurais rien affirmer.

— Les tables où se trouvaient les rafraîchissements étaient placées de l’autre côté du fauteuil de M. Shaitana, n’est-ce pas ?

— Oui, ce qui revient à dire que je suis passé tout près de lui trois fois.

— Et à chaque occasion, autant qu’il vous a été permis d’en juger, il dormait ?

— C’est ce que je pensai la première fois. À la deuxième, je ne l’ai même pas regardé et, à la troisième, je me rappelle vaguement avoir en moi-même fait cette réflexion : « Ce qu’il en écrase, le vieux « bougre ! » Mais, à vrai dire, je ne l’ai pas examiné de près.

— Très bien. À présent, dites-moi, quand vos partenaires ont-ils quitté leurs places ? »

Le docteur Roberts fronça le sourcil.

« Il m’est difficile… très difficile de vous répondre. Despard se leva pour se procurer un cendrier, puis, une seconde fois, pour prendre un rafraîchissement, un peu avant moi ; je me souviens, en effet, qu’il me demanda si j’avais bu et je lui répondis que je prendrais quelque chose plus tard.

— Et les dames ?

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