Cartes sur table d’ AGATHA CHRISTIE

Comme Poirot s’éloignait avec son achat, l’autre vendeuse du comptoir dit à sa collègue :

« Elle en a de la chance, celle-là. Qui cela peut-il bien être ? Sûrement un vieux grincheux. Mais elle doit le faire marcher au doigt et à l’œil. Songez donc ! Des bas à trente-sept shillings six pence ! »

Inconscient du mépris qu’il inspirait aux jeunes vendeuses de la maison Harvey Robinson, Poirot regagnait sa demeure en hâte.

Il était rentré depuis une demi-heure environ lorsqu’il entendit un coup de sonnette à la porte. Quelques instants plus tard, le major Despard pénétrait dans la pièce. De toute évidence, il rongeait son frein.

Poirot sourit.

« Je voulais connaître la version authentique de la mort du professeur Luxmore.

— La version authentique ? Croyez-vous cette femme capable de dire la vérité sur quoi que ce soit ? demanda Despard courroucé.

— C’est la question que je me suis posée en l’écoutant, dit Poirot.

— Rien d’étonnant : cette femme est piquée. »

Poirot hésita.

« Là, vous faites erreur. Elle a simplement une imagination romanesque.

— Au diable le romanesque. C’est une fieffée menteuse qui finit par croire à ses propres mensonges.

— Possible…

— Quelle femme terrible ! Pendant ce voyage, elle m’en a fait voir de toutes les couleurs.

— Je n’ai pas de peine à vous croire. »

Despard s’assit brusquement.

« Écoutez, monsieur Poirot. Je vais vous raconter la vérité.

— En d’autres termes, vous allez me donner votre version des faits ?

— Oui, la vraie. »

Il poursuivit d’un ton sec :

« Je me rends compte que je n’ai aucun mérite à la révéler maintenant. Si je vous dis la vérité, c’est que je ne vois pas d’autre issue pour le moment. Croyez-moi si vous voulez, mais je ne puis fournir aucune preuve à l’appui de mes déclarations. »

Il fit une légère pause et continua :

« C’est moi-même qui organisai l’expédition des Luxmore. Lui était un agréable vieillard qui raffolait de mousses, de plantes et de botanique en général. Elle était… vous l’avez bien jugée par vous-même. Le voyage fut un vrai cauchemar. Cette femme ne m’intéressait pas le moins du monde… elle m’inspirait plutôt de l’antipathie. Exaltée et sentimentale à l’excès, sa seule présence suffisait pour m’exaspérer. Tout marcha à souhait pendant la première quinzaine. Puis nous fûmes tous atteints par la fièvre, elle et moi très légèrement, mais le vieux professeur en eut presque le délire. Écoutez bien ce que je vais vous dire : une nuit, alors que j’étais assis devant ma tente, j’aperçus Luxmore au loin qui s’avançait vers la rivière d’un pas chancelant. Inconscient, il ne comprenait pas qu’il allait tomber à l’eau. Que faire pour le sauver ? Le temps me manquait pour le rattraper. Comme d’habitude, j’avais mon fusil à portée de la main. Je m’en saisis aussitôt. Je suis excellent tireur et je voulais le faire tomber en lui décochant une balle dans la jambe. À la seconde où je pressais sur la détente, cette stupide femme, surgie je ne sais d’où, se précipita sur moi en hurlant : « Ne tirez pas ! Pour l’amour de Dieu, ne tirez pas ! » Elle m’attrapa le bras et le secoua lorsque le coup partit, si bien que le projectile pénétra dans le dos du professeur et le tua net.

« Je puis vous jurer que je passai là un vilain moment. Et cette sacrée femme qui ne comprenait pas encore son acte insensé ! Au lieu de reconnaître qu’elle était responsable de la mort de son vieux mari, elle s’imagina que je l’avais tué par amour d’elle. Une violente scène éclata entre nous… elle insistait pour que nous déclarions qu’il était mort d’un accès de paludisme. En moi-même, je la plaignais, car je constatais qu’elle ne se rendait pas encore à l’évidence. Elle croyait dur comme fer que j’étais follement épris d’elle et que je redoutais par-dessus tout son indiscrétion. De guerre lasse, je résolus de ne point la contredire. Fièvre ou accident, qu’importait après tout ? Il me répugnait d’attirer un tas d’ennuis à cette femme, même si elle était folle. Le lendemain, j’annonçai que le professeur était mort de la fièvre et nous l’enterrâmes. Les porteurs étaient, bien sûr, au courant de la vérité, mais ils m’étaient entièrement dévoués et prêts à jurer de mon innocence. Depuis, j’ai eu bien du mal à tenir cette femme à distance. »

Après une nouvelle pause, il ajouta tranquillement :

« Telle est mon histoire, monsieur Poirot. »

Le détective répondit lentement :

« M. Shaitana n’a-t-il point fait allusion à cet incident l’autre soir au dîner ?

— Oui, il l’a sûrement entendu raconter par Mme Luxmore. Rien de plus facile que de la faire parler. Ces confidences ont bien dû l’amuser.

— Elles auraient pu devenir très dangereuses pour vous si un homme tel que M. Shaitana s’en était servi. »

Despard haussa les épaules.

« Je ne craignais pas Shaitana. Ici, encore, je vous prie de me croire sur parole. J’avais, certes, un mobile pour vouloir me défaire de notre hôte. En tout cas, je vous ai raconté la vérité. Libre à vous de l’accepter. »

Poirot lui tendit la main :

« Je vous crois, monsieur Despard. Je n’ai aucun doute que les événements se sont déroulés, en Amérique du Sud, exactement comme vous venez de me les décrire. »

Le visage de Despard s’éclaira.

« Merci ! » se contenta-t-il de dire.

Et il serra chaleureusement la main de Poirot.

CHAPITRE XXII

L’ENQUÊTE À COMBEACRE

Battle se trouvait au poste de police de Combeacre.

L’inspecteur Harper, à la face rougeaude, s’exprimait avec l’accent traînant et si agréable du Devonshire.

« Voilà comme cela s’est passé, monsieur. Tout semblait marcher à merveille. Le médecin, comme tout le monde, était satisfait. Pourquoi pas ?

— Veuillez me relater de nouveau les faits concernant les deux flacons. Je veux en avoir le cœur net.

— Dans un flacon, il y avait du sirop de figues que la vieille dame prenait régulièrement. Dans un autre, du vernis à chapeaux dont s’était servi la jeune demoiselle, sa dame de compagnie, pour raviver la couleur d’un vieux chapeau de jardin. Il en restait pas mal, mais un beau jour, le flacon fut brisé accidentellement. Alors Mme Benson elle-même dit : « Versez le reste dans ce vieux flacon… le flacon du sirop de figues. » Les servantes ont parfaitement entendu les paroles de la vieille dame. Miss Meredith, la cuisinière et la femme de chambre sont toutes d’accord là-dessus. Le vernis fut transvasé dans une vieille bouteille de sirop de figues et placé sur l’étagère supérieure de la salle de bains, avec un tas d’autres choses.

— Et on n’a pas changé l’étiquette ?

— Non. Une regrettable négligence, commenta le coroner.

— Continuez.

— Cette nuit-là, feu Mme Benson alla dans la salle de bain, prit un flacon de sirop de figues, s’en versa une forte dose dans un verre et l’avala. Se rendant compte de son erreur, elle envoya aussitôt chercher le médecin. Celui-ci, en visite chez un malade, n’arriva pas tout de suite. En attendant, on la soigna du mieux possible, mais elle mourut.

— Elle-même, croyait-elle à un accident ?

— Oui, comme tout le monde, du reste. Les flacons avaient dû être déplacés par la femme de chambre, lorsqu’elle épousseta les rayons, mais elle jura que non. »

Le chef de police se tut… il réfléchissait. Explication par trop simpliste : un flacon pris sur l’étagère supérieure et posé sur celle du dessous. Comment retrouver le responsable ? Il avait pu se servir de gants et les dernières empreintes eussent été celles de Mme Benson. Procédé facile. Il s’agissait certainement là d’un crime… d’un beau crime !

Mais pourquoi ? Cette question l’intriguait au plus haut point. Pourquoi ?

« Cette jeune demoiselle de compagnie figurait-elle parmi les héritiers de Mme Benson ? »

L’inspecteur Harper hocha la tête.

« Non. Elle n’était à son service que depuis six semaines. La place était difficile, paraît-il. Les jeunes personnes n’y restaient pas longtemps. »

La curiosité de Battle n’était point encore satisfaite. Les jeunes filles ne demeuraient pas longtemps dans cette place. La vieille dame devait être insupportable. Si Anne ne s’y était pas plu, elle aurait quitté comme les autres avant elle. Inutile de tuer… à moins d’une rancune irraisonnée et tenace. Il hocha la tête. Cette hypothèse ne lui semblait point convaincante.

« Alors qui a hérité de Mme Benson ?

— Des neveux et des nièces, je crois. Mais chacun reçut en partage une somme assez modeste. La vieille avait mis, dit-on, son bien en viager. »

Donc, rien de louche là-dessous. Cependant, Mme Benson était morte empoisonnée et Anne Meredith n’avait point fait part à lui, Battle, de son séjour à Combeacre.

Nullement satisfait, Battle reprit l’enquête à son point de départ. Le médecin lui fit des déclarations nettes et véhémentes. Pour lui, il s’agissait d’un accident. Miss… il ne se souvenait pas de son nom… une gentille personne, au demeurant, mais sans grand ressort, fut bouleversée par cette mort. Le pasteur se rappelait la dernière demoiselle de compagnie de Mme Benson… une jeune fille agréable et modeste, qui accompagnait toujours sa maîtresse à l’église. Mme Benson, très pratiquante et à cheval sur les principes, se montrait un tantinet sévère pour les jeunes.

Battle interrogea une ou deux autres personnes, mais n’apprit rien d’intéressant. À peine si ces gens se souvenaient de Miss Meredith. Elle n’avait séjourné que quelques mois parmi eux, et sa personnalité n’était pas suffisamment marquante pour laisser une impression durable.

Quant à Mme Benson, on s’en souvenait un peu mieux. Un vrai grenadier faisant trimer les gens à son service et changeant souvent de serviteurs. En un mot, une femme désagréable !

Néanmoins, le chef de police quitta le Devon avec la ferme conviction que, pour un mobile inconnu, Anne Meredith avait délibérément empoisonné sa patronne.

CHAPITRE XXIII

UNE PAIRE DE BAS DE SOIE

Tandis que le train emmenait le chef de police Battle à l’est du pays, Anne Meredith et Rhoda Dawes se trouvaient dans le salon d’Hercule Poirot.

Tout d’abord, Anne ne voulait point accepter l’invitation parvenue au courrier du matin, mais Rhoda avait fini par la persuader de s’y rendre.

« Anne, vous êtes une froussarde… parfaitement, une froussarde. Pourquoi vouloir imiter l’autruche et se cacher la tête dans le sable pour ne pas voir le danger ? Un meurtre a été commis et vous figurez sur la liste des suspects… peut-être la dernière.

— Cela aggraverait mon cas, observa Anne avec une nuance de mauvaise humeur dans la voix. C’est toujours celle qu’on soupçonne le moins qui a commis le crime.

— Puisqu’on vous soupçonne, poursuivit son amie sans se démonter, à quoi sert de prétendre que cette affaire ne vous regarde pas ?

— Je n’ai rien à y voir, insista Anne. Je suis prête à répondre aux questions des policiers, mais cet homme, cet Hercule Poirot, ne fait pas partie de Scotland Yard.

— Que pensera-t-il si vous vous retirez dans votre tour d’ivoire ? Il vous croira coupable.

— Je ne suis pas coupable.

— Je le sais bien, ma chérie. Vous êtes incapable de faire du mal à une mouche. Mais cet étranger ignore tout de vous. Il serait sage, à mon sens, d’aller le voir. Autrement, il viendra lui-même ici et essaiera de tirer les vers du nez des domestiques.

— Nous n’avons pas de domestiques !

— Et que faites-vous de la mère Astwell ? Elle a une langue de vipère. Allons, Anne, décidez-vous. Je vous accompagne et nous allons nous divertir un brin.

— Je ne comprends pas pourquoi il veut me voir, fit Anne, toujours obstinée.

— Dans l’espoir de surpasser la police officielle. Les amateurs se ressemblent tous. Ils s’imaginent que Scotland Yard est une paire de bottes sans cervelle.

— Croyez-vous que ce Poirot soit très compétent ?

— Il n’a certainement pas l’air d’un Sherlock Holmes. Peut-être a-t-il montré quelque habileté autrefois. À présent, il est gaga. Il doit avoir au moins soixante ans. Allons, Anne, venez avec moi voir le bonhomme. Il nous apprendra sans doute des détails effrayants sur les autres.

— Bien, acquiesça Anne. Vous semblez prendre un plaisir pervers à toute cette affaire, Rhoda.

— Peut-être parce que je ne suis pas en cause. Vous êtes une sotte. Anne. Si seulement vous aviez levé les yeux au moment opportun, vous pourriez mener une vie de duchesse pour le restant de vos jours, grâce au chantage. »

Voilà en quelles circonstances Rhoda Dawes et Anne Meredith se trouvaient ce même après-midi, vers trois heures, dans le coquet salon de Poirot, en train de boire un sirop de mûres, dans des verres anciens. Elles n’aimaient guère cette liqueur, mais elles l’avaient acceptée par politesse.

« Vous êtes très aimable de répondre à mon invitation, mademoiselle, dit Poirot.

— Je serais enchantée de vous aider dans votre enquête, si toutefois je le puis.

— Il s’agit simplement de faire appel à vos souvenirs.

— À mes souvenirs ?

— Oui, j’ai déjà posé la même question à Mme Lorrimer, au docteur Roberts et au major Despard. Aucun d’eux ne m’a donné – hélas ! – une réponse satisfaisante. »

Anne continua de le regarder d’un œil interrogateur.

« Je vous prie, mademoiselle, de bien vouloir vous reporter à cette soirée dans le salon de M. Shaitana. »

Une ombre de lassitude passa sur les traits d’Anne. Ne se débarrasserait-elle jamais de ce cauchemar ?

Poirot ne fut pas sans remarquer cette expression.

« Mademoiselle, je n’ignore pas que cette épreuve est pour vous très pénible, dit-il avec bienveillance. À votre âge, être mêlée à une si horrible tragédie… Peut-être est-ce la première fois que vous êtes témoin d’une mort soudaine ? »

Rhoda remua nerveusement les pieds sur le parquet.

« Eh bien ? demanda Anne.

— Fouillez dans votre mémoire et dites-moi, je vous prie, ce que vous avez remarqué dans cette pièce ? »

Anne le regarda avec méfiance.

« Je ne comprends pas votre question.

— Mais si, voyons. Les chaises, les tables, la décoration, le papier de tenture, les rideaux, les chenets. Vous avez vu tout cela ? Pourriez-vous me le décrire ?

— Oh ! c’est très difficile. Je ne me souviens même pas de quelle couleur était le papier de tenture… il me semble que les murs étaient peints d’un ton neutre. Le parquet était recouvert de tapis et il y avait un piano. (Elle hocha la tête.) Je ne me souviens pas d’autre chose.

— Essayez encore, mademoiselle. Vous devez vous rappeler quelque objet de bric-à-brac ou d’ornementation ?

— Je crois avoir vu un écrin de bijoux égyptiens… tout près de la fenêtre.

— Ah ! oui, à l’autre bout de la pièce, en partant de la table où se trouvait le petit poignard. »

Anne le dévisagea.

« J’ignorais qu’il se trouvât sur une des tables. »

« Pas bête, la petite, se dit Poirot. Mais Hercule Poirot ne l’est pas davantage. Si elle me connaissait mieux, elle saurait que je ne suis pas homme à tendre un piège aussi grossier que celui-là. »

Il dit tout haut :

« Un écrin de bijoux égyptiens, dites-vous ? »

Anne répondit avec enthousiasme :

« Oh ! oui. Certains étaient même très beaux. Des émaux bleus et rouges… des bagues, des scarabées… ceux-ci me plaisaient moins.

— M. Shaitana était un fameux collectionneur, murmura Poirot.

— Oui. La pièce était un véritable musée : on ne savait où jeter les yeux.

— En sorte que rien d’autre de spécial n’a retenu votre attention ? »

Anne esquissa un sourire et répliqua :

« Non, excepté un vase de chrysanthèmes dont l’eau avait réellement besoin d’être changée.

— Ah ! les domestiques négligent souvent ces détails. »

Poirot se tut un instant. Anne lui demanda, timidement :

« Je crains de n’avoir peut-être pas remarqué l’objet que vous avez en vue.

— Peu importe, mon enfant, la rassura Poirot avec un aimable sourire. Le contraire eût été un pur hasard. Dites-moi : avez-vous eu récemment la visite du major Despard ? »

Il vit rougir le visage délicat de la jeune fille.

« Il nous a promis de revenir bientôt à la maison. »

Rhoda s’exclama avec véhémence :

« Mais nous l’attendons encore ! »

Poirot les gratifia d’un clignement d’œil.

« Il doit jubiler d’avoir convaincu de son innocence deux charmantes personnes ! »

« Oh ! mon Dieu, songea Rhoda. Le voilà qui nous fait des compliments à la française. Tout à l’heure, je ne vais savoir où me fourrer. »

Elle se leva pour contempler quelques estampes accrochées au mur.

« Ces gravures sont ravissantes, dit-elle.

— Oui, pas mal », fit Poirot.

Il hésita, puis se tourna vers Anne :

« Mademoiselle, dit-il enfin, pourrais-je vous demander un grand service ? Oh ! rassurez-vous, cela n’a rien à voir avec le crime. Il s’agit d’une affaire tout à fait personnelle. »

Anne parut légèrement surprise et Poirot poursuivit, avec une gêne simulée :

« Noël approche, je dois offrir des cadeaux à mes nièces. Je suis très embarrassé dans mon choix. Mes goûts datent un peu.

— Alors ? demanda Anne.

— Des bas de soie… Est-ce un cadeau qu’on puisse vraiment offrir ?

— Pourquoi pas ? Cela fait toujours plaisir de recevoir de jolis bas.

— Vous me rassurez. À présent, je vais vous demander un petit service. Je me suis procuré des bas de différentes couleurs… quinze ou seize paires. Auriez-vous l’obligeance de mettre de côté les six paires qui vous paraîtront les plus susceptibles de plaire ?

— Très volontiers. »

Anne se leva en riant.

Poirot la conduisit dans un renfoncement dont le désordre contrastait singulièrement avec la minutie habituelle du détective. Mais elle ne connaissait pas suffisamment Poirot pour s’en rendre compte. Sur une table, des bas s’entassaient au petit bonheur à côté de gants fourrés, de calendriers et de boîtes de bonbons.

« D’ordinaire, j’envoie mes présents de Noël assez longtemps à l’avance, expliqua-t-il. Tenez, mademoiselle, voici les bas en question. Choisissez-en six paires, je vous prie. »

Il se tourna et barra la route à Rhoda, qui le suivait.

« Quant à Mlle Dawes, je vais lui montrer un objet qui… j’imagine, soulèverait le cœur de Mlle Meredith.

— Qu’est-ce donc ? » demanda Rhoda.

Poirot baissa la voix.

« Un couteau, mademoiselle, avec lequel douze personnes ont poignardé un homme. La Compagnie internationale des wagons-lits me l’a offert en souvenir.

— Horrible ! s’écria Anne.

— Oh ! faites-moi voir ça », dit Rhoda.

Tout en parlant, Poirot l’emmena dans l’autre pièce.

« Il m’a été donné par la Compagnie des wagons-lits parce que… »

Ils reparurent quelques minutes après.

Anne s’avança vers eux.

« Monsieur Poirot, voici, à mon avis, les six plus jolies paires. Ces deux-ci conviendront très bien pour le soir, et ces autres aux nuances plus claires siéront mieux pour les soirées d’été où il fait jour très tard.

— Mille remerciements, mademoiselle. »

Il leur proposa encore un verre de sirop, mais elles refusèrent. Finalement, il les accompagna à la porte en devisant toujours gaiement.

Les deux jeunes filles parties, il revint au salon et se dirigea tout droit vers la table jonchée de bas. Poirot compta les six paires choisies par Anne et y ajouta les autres.

Il en avait acheté dix-neuf paires, et il n’en restait plus que dix-sept.

Il hocha lentement la tête.

CHAPITRE XXIV

TROIS ASSASSINS ÉLIMINÉS

Dès son retour à Londres, le chef de police Battle se rendit chez Poirot. Anna et Rhoda avaient quitté le salon du détective une heure auparavant.

Sans préambule, Battle rapporta à Poirot le résultat de son enquête dans le Devonshire.

« Nous flairons la bonne piste. Aucun doute là-dessus, dit-il en manière de conclusion. Voilà à quoi se référait Shaitana lorsqu’il parlait de « petits accidents domestiques ». Ce qui m’intrigue le plus, c’est le mobile. Pourquoi diable a-t-elle tué cette femme ?

— Je crois pouvoir vous éclairer sur ce point, mon ami.

— Je vous écoute, monsieur Poirot.

— Je viens de tenter une petite expérience. J’ai invité Miss Meredith et son amie à me rendre visite. Comme aux autres, j’ai demandé à Mlle Anne si elle se souvenait des objets en évidence dans le salon de M. Shaitana le soir du crime. »

Battle regarda le détective avec curiosité.

« Ah ! Vous y tenez, à ces détails ?

— Parfaitement. Ils ont leur utilité. Miss Meredith se montra méfiante… extrêmement méfiante. Cette jeune personne ne se laisse pas circonvenir. Alors, ce bon chien d’Hercule Poirot lui joue un de ses petits tours à sa façon et lui tend un piège grossier. Elle mentionne un écrin à bijoux. « Cet objet n’était-il pas à l’autre bout de la pièce en partant de la table où était posé le poignard ? » lui demandai-je. Mlle Anne ne tombe pas dans le panneau. Elle l’évite même très adroitement. Ensuite, satisfaite d’elle-même, sa vigilance se détend. Je l’avais conviée avec l’intention de lui faire avouer qu’elle connaissait l’endroit où se trouvait le poignard et qu’elle l’avait bien remarqué. Elle devait, à part soi, se féliciter d’avoir déjoué mes plans, car elle se mit à parler sans aucune contrainte des bijoux dont maints détails l’avaient frappée. Elle ne se souvenait pas d’autre chose… excepté d’un vase de chrysanthèmes dont l’eau avait grand besoin d’être changée.

— Eh bien ! fit Battle.

— Cette réflexion mérite d’être retenue. Si nous ne savions rien de la vie de cette jeune fille, ces paroles nous révéleraient son caractère. Elle remarque des fleurs. Elle les aime donc ? Pas précisément puisqu’elle omet de parler d’un grand vase de tulipes précoces qui auraient dû attirer immédiatement l’attention d’une femme aimant les fleurs. Non, c’est la dame de compagnie qui prend la parole. La jeune fille chargée de renouveler l’eau dans les vases et, de plus, une jeune fille qui aime les bijoux. Son attitude n’est-elle pas significative ?

— Je commence à voir où vous voulez en venir, monsieur Poirot.

— Comme je vous le disais l’autre jour, je joue cartes sur table. Lorsque vous m’avez raconté son histoire et que Mme Oliver fit une déclaration sensationnelle, mon esprit se concentra sur un point important. L’assassinat n’avait pas été commis pour l’appât du gain, puisque Miss Meredith dut continuer à gagner sa vie. J’étudiai le tempérament de Miss Meredith tel qu’il m’apparaissait superficiellement. Une jeune fille assez timide, pauvre, mais élégamment vêtue, aimant les belles choses… plutôt le tempérament d’une voleuse que d’une meurtrière. Je vous ai alors demandé si Mme Eldon était une femme d’ordre. Vous m’avez répondu par la négative. J’imaginai une hypothèse : admettons qu’Anne Meredith ait un point faible dans sa cuirasse… qu’elle vole dans les magasins. Pauvre et aimant la toilette, elle a sans doute dérobé de menus objets à sa patronne, une broche, peut-être, une pièce de monnaie, un collier de perles. Mme Eldon, négligente et sans soin, en eût attribué la perte à son étourderie. Jamais elle n’aurait soupçonné la gentille gouvernante de ses enfants. Imaginons maintenant une patronne tout à fait différente de la première. Elle n’eût pas manqué de s’apercevoir de la disparition d’un bijou et en eût accusé Miss Meredith. Voilà un motif plausible d’assassinat. Comme je le disais l’autre soir, Miss Meredith ne peut avoir tué que par peur. Une seule chose peut la sauver : la mort de sa patronne. Elle changea donc les flacons de place… Mme Benson mourra… et, détail assez ironique, elle mourra convaincue d’avoir elle-même commis l’erreur, et ne songera pas un instant à suspecter la jeune poltronne, épouvantée de son acte.

— Possible, dit le chef de police Battle, mais ce n’est là qu’une hypothèse.

— Une hypothèse… et même une probabilité… car cet après-midi, je lui ai tendu un piège bien amorcé, après l’échec de ma première tentative. Si mes présomptions se confirment… jamais Anne Meredith n’a pu résister à la vue d’une jolie paire de bas. Après lui avoir laissé entendre que j’ignorais le nombre exact de bas posés sur la table, je la laissai seule dans la pièce. Résultat : au lieu de dix-neuf paires de bas, je n’en possède plus que dix-sept. Il m’en manque donc deux, qui sont maintenant dans le sac à main de Miss Anne Meredith.

— Oh ! quel danger elle courait !

— Aucun. De quoi puis-je la soupçonner ? De meurtre ? Elle se figure qu’en volant une ou deux paires de bas de soie, elle ne risque rien. Je ne suis pas à la recherche d’une voleuse. D’autre part, la voleuse, disons la kleptomane, est toujours convaincue de pouvoir se tirer d’affaire.

— C’est ma foi vrai, dit Battle en hochant la tête. Ces femmes sont stupides, mais tant va la cruche à l’eau… Entre nous, je crois que nous brûlons. Anne Meredith a été prise la main dans le sac. Elle a changé un flacon de place. Nous savons qu’elle a commis un crime… mais comment le prouver ? Crime impuni n°2. Roberts en sort indemne. Miss Meredith également. Et Shaitana ? Anne Meredith l’aurait-elle tué ? »

Après un court silence, il reprit :

« Je demeure perplexe. Anne Meredith n’est pas de taille à entreprendre un tel coup. Changer un flacon de place, passe encore. Elle savait que personne ne l’en accuserait. Elle jouait sur le velours : n’importe qui, dans la maison, aurait pu avoir touché ce flacon. Le stratagème risquait aussi bien d’échouer. Mme Benson aurait pu se méfier au moment d’absorber la drogue ou peut-être n’en serait-elle pas morte. Pour Shaitana, le cas se présente différemment. Ce crime audacieux a été commis de sang-froid.

— Je suis d’accord avec vous, lui dit Poirot. Ces deux crimes ne se ressemblent pas du tout.

— Dans le second cas, nous pouvons donc écarter Anne Meredith. Éliminons de notre liste la jeune fille et le docteur Roberts. Et Despard ? Votre enquête chez Mme Luxmore a-t-elle donné d’appréciables résultats ? »

Poirot relata sa visite de l’après-midi précédent.

Battle fit la grimace.

« J’ai eu affaire à ce genre de femmes. Impossible de démêler dans leurs paroles la part de vérité. »

Poirot décrivit ensuite son entrevue avec Despard et répéta à Battle la version de l’explorateur.

« Vous le croyez ? demanda brusquement Battle.

— Ma foi, oui. »

Battle poussa un soupir.

« Moi aussi. Ce n’est pas l’homme à en tuer un autre pour lui voler sa femme. Et puis, à quoi sert le divorce ? Les frais du procès n’auraient pas ruiné le major. Non, je crois que notre malheureux Shaitana s’est fourvoyé : l’assassin n°3 n’en était pas un, en réalité. »

Battle interrogea Poirot du regard.

« Reste ?…

— Mme Lorrimer », dit Poirot.

La sonnette du téléphone retentit et Poirot se leva pour répondre. Il prononça quelques mots et attendit. Puis il reposa le récepteur et se retourna vers Battle.

« C’est Mme Lorrimer, annonça-t-il d’un air grave. Elle me prie de passer la voir à l’instant même. »

Battle hocha la tête.

« Me tromperais-je ? J’ai l’impression que vous vous attendiez à une communication de ce genre.

— Oui, vaguement, dit Hercule Poirot.

— Eh bien, ne perdez pas de temps. Peut-être parviendrez-vous à découvrir enfin la vérité. »

CHAPITRE XXV

LES AVEUX DE MADAME LORRIMER

Par cette triste journée, l’appartement de Mme Lorrimer paraissait morne et sans joie. Elle-même avait la mine sombre et l’air vieilli depuis la dernière visite de M. Poirot.

Pleine d’assurance, elle accueillit le détective belge avec son amabilité habituelle.

« Vous êtes très aimable d’être venu si vite, monsieur Poirot. Je sais que vous êtes un homme très occupé.

— À votre service, madame », répondit Poirot en s’inclinant légèrement.

Mme Lorrimer appuya sur une sonnette placée à côté de la cheminée.

« Je vais faire servir le thé. Je ne sais si vous partagez mon avis, mais on a tort de se lancer dans des confidences sans préparer les voies.

— Vous allez donc me faire des confidences, madame ? »

Mme Lorrimer ne répondit point : sa femme de chambre entrait à l’instant même. Lorsque cette dernière eut reçu les ordres de sa maîtresse et se fut retirée, Mme Lorrimer continua d’une voix sèche :

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