Cartes sur table d’ AGATHA CHRISTIE

« Non !

— Vous dites que vous n’aviez pas conçu le crime à l’avance ?

— Je vous jure que non !

— Alors… alors… Vous mentez… Vous devez me mentir… »

La voix de Mme Lorrimer devint tranchante comme de la glace.

« Monsieur Poirot, vous oubliez les convenances. »

Le petit Belge se leva d’un bond, arpenta la pièce, marmottant entre ses dents. Soudain, il dit :

« Vous permettez, madame ? »

Et, se dirigeant vers le commutateur, il fit jaillir la lumière.

Il revint s’asseoir dans son fauteuil, posa les deux mains sur ses genoux et regarda son hôtesse dans le blanc des yeux.

« Il s’agit de savoir, madame, si Hercule Poirot peut se tromper.

— Personne n’est infaillible, répliqua sèchement Mme Lorrimer.

— Moi, je le suis, affirma Poirot. Jamais je ne me trompe. C’est si vrai que le contraire me renverse. Mais, cette fois, on dirait vraiment que je me suis fourvoyé. Certes, vous devez savoir de quoi il retourne si c’est vous qui avez tué Shaitana. En ce cas, il est fantastique qu’Hercule Poirot sache, mieux que vous, la façon dont vous avez commis ce crime.

— Fantastique et absurde, insista Mme Lorrimer, d’un ton glacial.

— Alors, je suis fou, fou à lier. Pourtant, nom d’un petit bonhomme ! je ne suis pas fou. J’ai raison. Je dois avoir raison. Je veux bien admettre que vous avez tué M. Shaitana, mais pas de la manière dont vous le dites. Il est presque impossible de ne pas agir suivant son caractère. »

Il fit une pause. Mme Lorrimer se mordit les lèvres. Elle allait parler, mais Poirot la devança.

« L’assassinat de Shaitana a été prémédité, ou bien ce n’est pas vous la coupable. »

Mme Lorrimer répondit d’une voix tranchante :

« Je commence à croire que vous êtes fou, monsieur Poirot. Si j’avoue avoir commis le crime, pourquoi mentirais-je sur ma façon de procéder ? Je n’en vois pas l’utilité. »

Poirot se leva de nouveau et fit le tour du salon. Quand il regagna son fauteuil, il n’était plus le même. Aimable et courtois, il dit à Mme Lorrimer :

« À présent, je vois que ce n’est pas vous qui avez tué Shaitana. Je comprends tout : Harley Street et la petite Anne Meredith debout, désemparée, sur le trottoir. J’aperçois aussi une autre femme… dans le passé, une femme qui a vécu seule… lamentablement seule. Oui, je saisis tout cela, mais une chose demeure pour moi énigmatique : pourquoi êtes-vous si certaine qu’Anne Meredith est la meurtrière ?

— Réellement, monsieur Poirot…

— Inutile de protester, de continuer à me mentir, madame, je vous dis que je connais la vérité. Je devine très bien les émotions qui vous ont envahie ce jour-là dans Harley Street. Vous n’auriez pas agi de la sorte pour le docteur Roberts, pas davantage pour le major Despard, mais vous avez eu pitié d’Anne Meredith parce qu’elle a commis un acte identique à celui dont vous vous êtes autrefois rendue coupable. Vous ignorez même, j’imagine, à quel mobile elle a obéi. Mais quand le chef de la police vous a interrogée, vous saviez à quoi vous en tenir. Vous voyez bien que je sais tout. À quoi bon persister dans le mensonge ? »

Il attendit la réponse, mais en vain. D’un air satisfait, il hocha la tête.

« Oui, madame, votre conduite mérite des éloges. Vous accomplissez là une noble action en voulant assumer la responsabilité du crime pour sauver cette enfant.

— Vous oubliez que je ne suis pas une femme sans reproche. Voilà bien des années, monsieur Poirot, j’ai tué mon mari. »

Il y eut un moment de silence.

« Après tout, vous êtes logique et vous possédez le sens de la justice. Vous êtes prête à souffrir pour une faute passée. Un meurtre est un meurtre, quelle qu’en soit la victime. Madame, vous êtes courageuse et clairvoyante. Mais je vous pose nouveau la question : Comment pouvez-vous affirmer qu’Anne Meredith a tué Shaitana ? »

Un profond soupir s’échappa des lèvres de Mme Lorrimer. M. Poirot venait de vaincre ses dernières résistances. Elle répondit simplement, comme une enfant :

« Parce que je l’ai vue ! »

CHAPITRE XXVII

LE TÉMOIN OCULAIRE

Incapable de se contenir, Poirot s’esclaffa. Il rejeta sa tête en arrière et son gros rire gaulois emplit le salon.

« Pardon, madame, dit-il en s’essuyant les yeux, c’est plus fort que moi. Nous voilà tous sur les dents, en train de discuter, d’argumenter et d’interroger. Nous faisons appel à la psychologie alors qu’il y avait un témoin oculaire du crime. Racontez-moi cela, je vous prie.

— C’était vers la fin de la soirée. Anne Meredith faisait le « mort » au bridge. Elle se leva, regarda les cartes de son partenaire et se promena dans la pièce. La partie n’offrait aucun intérêt et j’en connaissais d’avance le résultat ; je ne vis donc point la nécessité de concentrer mon attention sur le jeu. Je tournai mon regard vers la cheminée : Anne Meredith était penchée sur M. Shaitana. Soudain, elle se redressa. Sa main venait de toucher la poitrine de l’homme, ce qui me surprit. J’aperçus alors sur son visage une expression de trouble et d’effroi. Naturellement, sur le moment j’ignorais ce qui s’était passé, je me demandais simplement ce que la jeune fille pouvait avoir fait. Plus tard… je compris.

— Mais elle ignorait que vous saviez tout. Elle ne se doutait pas que vous l’aviez vue.

— Pauvre enfant, dit Mme Lorrimer. Si jeune… avec toute la vie devant elle ! Mon silence ne peut vous surprendre, monsieur Poirot.

— Non, non, pas du tout.

— Surtout maintenant que vous savez que moi-même… (Elle fut secouée d’un frisson.) Ce n’était pas à moi de l’accabler. À la police de faire son métier.

— Je vous l’accorde. Mais aujourd’hui vous avez outrepassé vos intentions.

— Je n’ai jamais été une femme tendre et sensible, mais ces vertus vous viennent avec l’âge. Croyez-moi, monsieur Poirot, je ne me laisse pas facilement apitoyer.

— La pitié est rarement un guide sûr. Mlle Anne est jeune, fragile, elle a l’air timide et craintive. Oh ! certes, elle est capable d’inspirer de la compassion. Mais je ne partage pas votre façon de voir. Vous dirai-je, madame, pourquoi Miss Anne Meredith a supprimé M. Shaitana ? Parce qu’il savait qu’elle avait déjà tué une vieille dame chez qui elle était gouvernante… parce que cette personne l’avait surprise en flagrant délit de larcin. »

Mme Lorrimer parut étonnée.

« Est-ce possible, monsieur Poirot ?

— Il n’y a aucun doute là-dessus. Avec ses airs doucereux, la petite Anne Meredith est très dangereuse. Dès que sa sécurité et son bien-être sont menacés, elle ne connaît aucun scrupule… elle frapperait avec traîtrise. Mlle Anne ne s’arrêtera pas à ces deux crimes. Si elle s’en tire indemne, sa confiance en sera doublement accrue…

— Ce que vous dites là est horrible, monsieur Poirot, horrible. »

Le petit détective se leva.

« Madame, permettez-moi de prendre congé. Réfléchissez bien à ce que je viens de vous dire. »

Légèrement ébranlée dans ses convictions, Mme Lorrimer s’efforça de reprendre son ton habituel.

« Si bon me semble, monsieur Poirot, je nierai tout cet entretien. Vous n’avez aucun témoin, souvenez-vous-en. Ce que je vous ai révélé touchant cette fatale soirée, c’est simplement entre nous. »

Poirot répondit gravement :

« Rien, madame, ne sera fait sans votre consentement. Dormez en paix. J’ai mes méthodes personnelles. Maintenant, je sais à quoi m’en tenir. »

Il lui prit la main et la porta à ses lèvres.

« Madame, laissez-moi vous dire toute mon admiration. Il n’existe pas une femme comme vous sur mille. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent, dans votre cas, eussent été incapables de résister à…

— À quoi ?

— À me dire pour quel motif vous avez tué votre mari… et comme vous avez eu raison de vous abstenir ! »

Mme Lorrimer se cabra.

« Monsieur Poirot, ce motif ne regarde que moi.

— Magnifique ! » s’écria Poirot, lui baisant de nouveau la main, et il quitta la pièce.

Dehors, le froid piquait. Poirot chercha des yeux un taxi. N’en apercevant pas à l’horizon, il se décida à marcher dans la direction de King’s Road. Il réfléchissait et, de temps à autre, hochait la tête. Une fois, il la secoua négativement.

Il se détourna et aperçut quelqu’un qui montait le perron de la maison de Mme Lorrimer. La silhouette ressemblait à celle d’Anne Meredith. Il se demanda s’il allait, oui ou non, rebrousser chemin ; en fin de compte, il poursuivit sa route.

Arrivé chez lui, il apprit que Battle était parti sans lui laisser aucun message.

Il alla au téléphone et appela le chef de police.

« Allô ! répondit la voix de Battle. Vous avez du nouveau ?

— Je crois bien. Mon ami, il faut arrêter Anne Meredith et sans tarder.

— Bon. J’y vais… mais pourquoi cette hâte ?

— Parce que, mon ami, cette demoiselle peut devenir dangereuse. »

Après une pause, Battle reprit :

« Je vois ce que vous voulez dire. Mais il n’y a personne. En tout cas, inutile de précipiter les décisions. Je lui ai déjà envoyé une lettre officielle lui annonçant ma visite pour demain. Ce serait peut-être une excellente chose de la confondre.

— Voulez-vous que je vous accompagne ?

— Très honoré de votre société, monsieur Poirot. »

Poirot reposa le récepteur.

Il avait le visage pensif et l’esprit préoccupé. Il demeura longtemps assis devant son feu, le front plissé. Enfin, bannissant ses craintes et ses doutes, il alla se coucher.

« Nous verrons cela demain », murmura-t-il.

Il était loin de se douter de ce que lui réservait le jour suivant.

CHAPITRE XXVIII

SUICIDE

La sonnette du téléphone retentit au moment où Poirot venait de s’asseoir devant son café et ses petits pains.

Il prit le récepteur et entendit la voix de Battle.

« Est-ce vous, monsieur Poirot ?

— Oui, c’est moi. Qu’y a-t-il ? »

Les inflexions de la voix du chef de police l’avertissaient que quelque chose d’anormal venait de se passer. Ses vagues pressentiments de la veille lui revinrent à l’esprit.

« Dites vite, mon ami.

— Il s’agit de Mme Lorrimer.

— Lorrimer… eh bien ?

— Que diable lui avez-vous raconté hier… ou que vous a-t-elle révélé ? Vous ne m’avez rien répété. De fait, vous m’avez laissé croire que nous devions plutôt nous occuper d’Anne Meredith.

— Qu’est-il arrivé ? demanda Poirot avec calme.

— Un suicide.

— Mme Lorrimer s’est suicidée ?

— Effectivement. Il paraît que depuis quelque temps elle paraissait très déprimée. Son médecin lui avait ordonné un narcotique et hier soir elle en a pris une dose trop forte. »

Poirot poussa un profond soupir.

« Il ne s’agit point… d’un accident ?

— Pas le moins du monde. Elle avait mûri son plan et écrit aux trois autres.

— À quels trois ?

— Roberts, Despard et Miss Meredith. Elle n’y a pas été par quatre chemins. Elle leur a fait savoir qu’elle choisissait le plus court chemin pour sortir de ce gâchis. C’était elle qui avait tué Shaitana et elle s’excusait – oh ! combien – des inquiétudes et des ennuis qu’elle leur avait causés. Une lettre des plus calmes et des plus positives, reflétant admirablement la nature de cette femme bizarre. »

Poirot ne répondit pas tout de suite.

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