Cartes sur table d’ AGATHA CHRISTIE

« Lors de votre dernière visite, souvenez-vous-en, vous m’avez dit que vous accourriez ici au premier appel de ma part. Vous aviez sans doute l’intuition que j’aurais besoin de vous revoir sans tarder. »

Elle n’en dit pas davantage pour l’instant. On apporta le thé. Mme Lorrimer le servit en parlant de choses et d’autres.

Profitant d’une pause, Poirot remarqua :

« Je crois savoir que vous et la petite Meredith avez pris le thé ensemble l’autre jour.

— C’est exact. Y a-t-il longtemps que vous l’avez vue ?

— Cet après-midi même.

— Est-elle venue à Londres, ou êtes-vous allée à Wallingford ?

— Elle et son amie ont eu la gentillesse de me faire une petite visite.

— Ah ! son amie… Je ne l’ai pas encore rencontrée. »

Poirot dit, un sourire aux lèvres :

« Ce meurtre semble rapprocher les gens. Ainsi, vous et Miss Meredith avez pris le thé ensemble, et le major Despard cultive l’amitié de Miss Meredith. Seul, peut-être, le docteur Roberts demeure solitaire.

— J’ai joué au bridge avec lui l’autre jour. Il paraissait aussi joyeux que d’ordinaire.

— Il se passionne toujours pour le bridge ?

— Oui… il continue d’annoncer de façon extravagante… et s’en tire avec honneur. »

Après un silence, elle reprit :

« Avez-vous vu récemment M. Battle ?

— Lui aussi je l’ai vu cet après-midi. Il était chez moi au moment où vous m’avez téléphoné. »

Protégeant son visage de la main, du côté du feu, Mme Lorrimer demanda :

« Comment va son enquête ?

— Le brave Battle n’avance guère, mais il arrivera au bout, madame.

— Reste à savoir ! »

Un sourire légèrement ironique lui pinça les lèvres.

« Il s’est beaucoup intéressé à moi ces jours-ci, et a remonté dans mon passé jusqu’à ma tendre enfance. Il a interrogé mes amis et bavardé avec mes domestiques, celles qui me servent actuellement et celles qui les ont précédées. Je ne sais ce qu’il cherchait, mais il en a été pour ses frais. Il aurait pu s’arrêter à mes déclarations. Je connaissais très peu M. Shaitana. Je l’avais rencontré à Louxor, comme vous le savez, et nos relations n’ont pas été très suivies. Le chef de police ne découvrira rien d’autre.

— Peut-être.

— Et vous, monsieur Poirot, avez-vous fait une enquête ?

— À votre sujet, madame ?

— Oui, à mon sujet ? »

Le petit homme hocha lentement la tête.

« Elle n’aurait servi à rien.

— Qu’est-ce à dire exactement, monsieur Poirot ?

— Je serai tout à fait franc, madame. Dès le début, je me suis rendu compte que, des quatre personnes présentes ce soir-là dans le salon de M. Shaitana, vous étiez celle qui possédait le plus d’intelligence, de sang-froid et de logique. Si je devais parier sur celui des quatre invités le plus capable de commettre le crime et d’échapper à la justice, c’est sur vous que je miserais, madame.

— Est-ce un compliment ? » demanda-t-elle, d’un ton bref et les sourcils levés.

Poirot poursuivit sans attacher d’importance à cette interruption :

« Pour qu’un crime reste impuni, il est parfois indispensable d’en prévoir tous les détails et toutes les contingences éventuelles. Il faut frapper à l’instant propice et à l’endroit voulu. Le docteur Roberts gâcherait tout par trop de précipitation et de confiance en soi ; le major Despard est probablement trop timoré pour commettre un assassinat ; quant à Miss Meredith, elle perdrait la tête et se trahirait aussitôt. Vous, madame, ne tomberiez pas dans ces travers. Vous garderiez vos idées nettes, vous avez une grande prudence et un remarquable esprit de décision. Non, vous n’êtes pas une femme à vous affoler. »

Mme Lorrimer demeura un moment silencieuse, un curieux sourire jouant aux coins de ses lèvres. Enfin, elle prit la parole :

« Alors, voilà votre opinion sur moi, monsieur Poirot ? Je serais, à vos yeux, la femme toute désignée pour commettre un beau crime ?

— En tout cas, vous avez la bonté de ne point vous formaliser de mes pronostics.

— Je les trouve même très intéressants. Alors, je serais la seule personne du groupe douée des qualités requises pour avoir tué Shaitana sans me faire pincer ?

— J’hésiterais à me prononcer de façon catégorique.

— Vraiment ? Je vous en prie, parlez plus clairement.

— Tout à l’heure, j’ai prononcé une phrase se résumant à ceci : pour qu’un crime reste impuni, il est parfois nécessaire d’en prévoir tous les détails. J’attire spécialement votre attention sur ce mot : parfois. On constate, en effet, un autre genre de réussite dans le crime. Vous est-il arrivé de dire à quelqu’un, à brûle-pourpoint : « Lancez une pierre et essayez d’atteindre cet arbre. » L’interpellé s’exécute sans réfléchir et, chose curieuse, la plupart du temps, il touchera l’arbre. Ensuite, s’il veut recommencer la même prouesse, il n’y parviendra que difficilement, parce qu’il a commencé à réfléchir. « Fort… pas si fort… un peu plus à droite… à gauche. » Le premier acte fut presque inconscient, le corps obéissant à l’esprit comme chez l’animal. Eh bien, madame, ce genre de réflexe existe dans le crime : un crime commis sous l’impulsion du moment… une inspiration… un éclair de génie. L’assassin de Shaitana a agi sous l’aiguillon d’une nécessité impérieuse, irrésistible. Et cela, madame, ne répond nullement à votre tempérament. Si vous aviez tué M. Shaitana, vous auriez prémédité votre crime. »

Mme Lorrimer agita légèrement la main, comme pour chasser de son visage la chaleur du foyer.

« Je comprends votre raisonnement. L’assassinat n’ayant pas été prémédité, je ne pourrais, par conséquent, être la coupable, n’est-ce pas, monsieur Poirot ? »

Le détective inclina la tête.

« Non, madame. »

Elle se pencha en avant, la main immobile :

« Et pourtant, monsieur Poirot, c’est moi qui ai tué Shaitana ! »

CHAPITRE XXVI

LA VÉRITÉ

Il y eut un silence qui se prolongea.

L’obscurité envahissait la pièce où dansaient les flammes du foyer.

Mme Lorrimer et Hercule Poirot ne se regardaient pas. Leurs yeux étaient fixés sur le feu. On eût dit que le temps venait de suspendre son cours.

Enfin, Poirot soupira et remua dans son fauteuil.

« Ainsi, c’était vous, madame !… Pourquoi l’avez-vous tué ?

— Allons, vous le savez aussi bien que moi, monsieur Poirot.

— Parce qu’il connaissait un des secrets de votre passé, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Une autre mort. Est-ce bien cela, madame ? »

Elle baissa la tête. Poirot lui demanda :

« Pourquoi ces aveux ? Qu’est-ce qui vous a poussée à m’appeler aujourd’hui ?

— Ne m’avez-vous pas prédit qu’un jour je devrais en arriver là ?

— Oui, j’espérais. Je savais que la vérité sortirait de vos lèvres au moment choisi par vous. S’il ne vous convenait pas de parler, vous garderiez votre secret sans jamais vous trahir. Mais je comptais qu’un jour ou l’autre vous désireriez vous-même parler. »

Mme Lorrimer approuva de la tête.

« Vous avez été très adroit de prévoir que la fatigue, la solitude… »

Sa voix s’éteignit. Poirot regarda Mme Lorrimer avec curiosité.

« Ah ! oui, maintenant je comprends…

— Seule… tout à fait seule… reprit Mme Lorrimer. Personne, à moins d’être passé par là, ne peut s’imaginer ce qu’on souffre de vivre seule avec son remords.

— Ne serait-ce pas déplacé, madame, de vous offrir ma sympathie ?

— Merci, monsieur Poirot », dit la femme en baissant légèrement la tête.

Un autre silence, et Poirot poursuivit, d’un ton un peu plus animé :

« Dois-je comprendre, madame, que vous avez pris les paroles prononcées par M. Shaitana au cours du dîner comme une menace directe contre vous ? »

Elle fit un signe de tête affirmatif.

« Je me suis rendu compte aussitôt qu’elles visaient une des personnes présentes, et c’était moi. Son allusion à l’arme préférée d’une femme, le poison, m’était destinée. Il savait. Je m’en doutais. En une autre circonstance, il avait aiguillé la conversation sur un procès très célèbre et son œil ne me quittait pas. Il reflétait une pénétration perverse. Mais l’autre soir, plus de doute possible.

— Étiez-vous également certaine de ses intentions ?

— La présence insolite du chef de police et de vous-même éveilla mes soupçons. J’en déduisis que Shaitana, pour montrer son habileté, s’apprêtait à vous faire comprendre qu’il avait découvert un meurtre que personne ne soupçonnait.

— À quel moment avez-vous décidé d’agir, madame ? »

Elle hésita avant de répondre.

« Il m’est difficile de préciser ce point. J’avais remarqué le poignard avant qu’on se mît à table. Lorsque nous revînmes dans le salon, je pris l’arme et la glissai dans ma manche. Personne ne vit mon geste, je m’en assurai au préalable.

— Vous avez dû déployer une adresse consommée, madame.

— Je savais exactement ce que j’allais faire. Je n’avais donc qu’à mettre mon projet à exécution. Certes, je courais un gros risque, mais j’estimais que cela en valait la peine.

— Votre sang-froid et votre perspicacité entrèrent alors en jeu. Oui, je comprends.

— La partie de bridge commença, continua Mme Lorrimer d’une voix calme. Enfin l’occasion s’offrit à moi. Je faisais le « mort » au jeu. Je me promenais dans la pièce vers la cheminée. Shaitana s’était assoupi. Je regardai les autres joueurs. Tous absorbés par la partie. Je me penchai et enfonçai le poignard. »

La voix de la femme trembla légèrement, mais aussitôt elle reprit son air détaché.

« Je lui parlai, dans l’intention de me créer un alibi éventuel. Je lui fis quelques remarques au sujet du feu. Je laissai croire qu’il m’avait répondu et regagnai ma place en lui disant : « Je suis de votre avis. Moi aussi, je déteste les radiateurs. »

— Il n’a pas poussé un cri ?

— Non, à peine un grognement qui, à une certaine distance, aurait pu passer pour des paroles.

— Et alors ?

— Alors, je retournai à la table de bridge où l’on jouait la dernière manche.

— Vous vous êtes assise et avez continué à jouer ?

— Oui.

— Et vous avez pris suffisamment d’intérêt au jeu pour être à même de me dire, deux jours plus tard, presque toutes les annonces et les levées ?

— Oui, répéta simplement Mme Lorrimer.

— Épatant ! » s’exclama Hercule Poirot.

Il se renversa dans son fauteuil et hocha plusieurs fois la tête.

« Il reste un point, madame, que je n’arrive pas à éclaircir.

— Lequel ?

— Une femme comme vous, qui pesez le pour et le contre et n’abandonnez rien au hasard, décidez à un certain moment de commettre un acte qui vous fera courir un énorme risque. Vous tentez la chance avec un complet succès. Et, deux semaines plus tard, vous vous dénoncez vous-même. Franchement, madame, il y a là-dessous quelque chose de mystérieux. »

Un étrange petit sourire tordit les lèvres de Mme Lorrimer.

« Vous ne vous trompez pas, monsieur Poirot. Il existe un détail que vous ignorez : Miss Meredith vous a-t-elle dit où elle m’a rencontrée l’autre jour ?

— C’était, si je me souviens bien, à proximité du domicile de Mme Oliver.

— En effet, mais je voulais vous demander si vous connaissez le nom de la rue. J’ai vu Anne Meredith dans Harley Street.

— Ah ! fit Poirot, la considérant avec attention. Je commence à comprendre.

— Naturellement. Je venais de consulter un spécialiste. Il m’a appris ce que déjà je soupçonnais à moitié. »

Le sourire de Mme Lorrimer perdit toute amertume ; il s’épanouit et son visage prit une expression de grande douceur.

« Je ne jouerai plus longtemps au bridge, monsieur Poirot. Le médecin m’a un peu caché la vérité. Grâce à des soins continus, a-t-il dit, je pourrai vivre encore des années. Mais je ne suis pas femme à suivre un régime fastidieux. J’envisageai alors mon cas sous un angle nouveau. Un mois, deux… pas davantage. Et au moment même où je quittai la maison du spécialiste, j’aperçus Miss Meredith sur le trottoir d’en face. Je l’invitai à prendre le thé avec moi. »

Elle fit une légère pause, et continua :

« Après tout, je ne suis pas foncièrement mauvaise. Tandis que nous prenions le thé, je réfléchissais ; par mon acte de l’autre soir, non seulement je privais Shaitana de la vie (l’irréparable était accompli !), mais aussi, à un degré variable, j’avais affecté l’existence de trois autres personnes : le docteur Roberts, le major Despard et Anne Meredith, qui ne m’avaient jamais fait aucun mal, et subissaient pourtant, à cause de moi, une épreuve redoutable. Je pouvais du moins remédier à cet état de choses. Non que la situation du docteur Roberts et du major Despard m’émût particulièrement. Ces hommes sont capables de se défendre seuls, mais je m’apitoyai sur le sort d’Anne Meredith… »

Après une hésitation, elle poursuivit d’une voix lente :

« Anne Meredith n’est qu’une jeune fille avec toute la vie devant elle. Cette misérable affaire peut gâcher tout son avenir…

« Cette pensée me bouleversait…

« Alors, monsieur Poirot, ces idées s’implantant de plus en plus dans mon esprit, je compris que le moment était venu de vous faire mes confidences. Je ne pouvais plus garder mon secret. Voilà qui explique mon coup de téléphone… »

Quelques minutes s’écoulèrent.

Penché en avant, Hercule Poirot, à travers l’ombre qui s’épaississait, plongea ses yeux dans ceux de Mme Lorrimer. Elle soutint son regard sans la moindre nervosité. Poirot prit enfin la parole :

« Madame Lorrimer, êtes-vous sûre… positivement sûre (vous me direz toute la vérité, n’est-ce pas ?) que l’assassinat de M. Shaitana n’a pas été prémédité ? N’avez-vous pas préparé ce crime avant de venir dîner, chez Shaitana ? »

Mme Lorrimer le regarda un instant et hocha violemment la tête.

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