Cartes sur table d’ AGATHA CHRISTIE

« Non, je me souviens de l’avoir entendu dire qu’il était venu ici à jeun.

— Alors, il doit être chez lui maintenant. Nous pouvons l’avoir au bout du fil.

— Pourquoi cela ? »

Poirot composait déjà le numéro sur le cadran.

« Le docteur Roberts ? fit-il. Est-ce que je parle au docteur Roberts ? Mais oui c’est Poirot. Une question, je vous prie. Connaissez-vous bien l’écriture de Mme Lorrimer ?

— L’écriture de Mme Lorrimer ? Je ne crois pas l’avoir vue avant aujourd’hui ?

— Je vous remercie. »

Poirot reposa vivement le récepteur.

Battle le regarda fixement.

« Quelle est cette idée de génie, monsieur Poirot ? »

Poirot le prit par le bras.

« Écoutez bien, mon ami. Quelques minutes après mon départ de cette pièce hier soir, Anne Meredith est arrivée. Je l’ai vue moi-même monter le perron, mais, à ce moment-là, je n’aurais pu affirmer que c’était elle. Dès qu’elle eût quitté Mme Lorrimer, celle-ci alla se coucher et, d’après la bonne, elle n’a écrit aucune lettre. Pour des raisons que vous comprendrez lorsque je vous aurai raconté notre entrevue, je ne crois pas que Mme Lorrimer ait écrit ces lettres avant ma visite. En ce cas, à quel moment les aurait-elle écrites ?

— Après que les deux domestiques sont allées se coucher, suggéra Battle. Elle se sera levée et les aura portées elle-même à la poste.

— Possible, mais une autre éventualité se présente à nous : peut-être n’a-t-elle pas écrit ces lettres. »

Battle émit un léger sifflement.

« Bon Dieu ! Est-ce à dire que… »

La sonnerie du téléphone vibra. Le sergent saisit le récepteur, écouta un instant, puis se tourna vers Battle.

« Le sergent O’Connor vous parle de l’appartement du major Despard, monsieur. On croit que Despard est allé à Wallingford-on-Thames. »

Poirot prit Battle par le bras.

« Vite, mon ami. Nous aussi, nous devons nous rendre à Wallingford. Je vous avoue que je suis inquiet. Nous ne sommes pas au bout de nos peines. Je vous le répète, mon ami, cette jeune fille est dangereuse. »

CHAPITRE XXIX

L’ACCIDENT

« Anne ? dit Rhoda.

— Mmm ?

— Je vous en prie, Anne, ne me répondez pas comme si vous étiez absorbée par la solution d’un mot croisé. Je veux que vous m’écoutiez.

— Je ne fais que vous écouter. »

Anne se redressa et reposa le journal.

« Voilà qui est mieux. Dites donc, Anne (Rhoda hésita), cet homme dont nous attendons la visite…

— Le chef de police Battle ?

— Oui, Anne. Je désirerais que vous lui parliez de votre séjour chez Mme Benson.

— Vous divaguez. Pourquoi voulez-vous que je lui en parle ?

— Parce que vous avez l’air d’en faire un mystère. Selon moi, mieux vaudrait le mettre au courant.

— À présent, c’est trop tard.

— Vous auriez dû lui en faire part dès sa première visite.

— Je vous le répète : maintenant, c’est trop tard.

— Bien », fit Rhoda, nullement convaincue.

Irritée, Anne répliqua :

« En tout cas, je n’en vois pas la nécessité. Cela n’a rien à voir avec l’affaire actuelle.

— Évidemment non.

— De plus, je n’y suis demeurée que deux mois et il voulait ces renseignements… pour avoir des références. Deux mois ne comptent pas.

— D’accord. Vous me trouvez stupide, mais je suis quelque peu inquiète. Je vous assure, vous feriez bien d’en parler. Si jamais ce détail parvenait aux oreilles de Battle, il la trouverait mauvaise.

— Je ne vois pas comment il l’apprendrait. Tout le monde l’ignore, sauf vous.

— N…on. »

Remarquant la légère hésitation de Rhoda, Anne demanda :

« Comment non ? Qui d’autre le sait ?

— Ma foi, tous les habitants de Combeacre. »

Anne haussa les épaules.

« Il serait extraordinaire que le chef de police Battle rencontrât quelqu’un de ce patelin.

— Méfiez-vous des coïncidences.

— Rhoda, je ne vous reconnais pas. Vous vous faites une bile…

— Excusez-moi, ma chérie. Vous savez comme moi à quel point la police vous en voudrait si elle découvrait que vous lui cachez une partie de la vérité.

— Elle n’en saura jamais rien. Qui la renseignerait ? Vous seule pourriez le lui dire. »

Anne revenait à la charge. Rhoda soupira, mal à l’aise :

« Oh ! ma chérie. C’est à vous de mettre les choses au point. »

Troublée, elle regarda son amie, mais Anne, les yeux baissés et le front soucieux, semblait réfléchir.

« Heureusement que l’arrivée du major Despard va un peu nous distraire, dit Rhoda.

— Hein ?

— Parfaitement. Il est tout à fait délicieux. Anne, si vous ne tenez pas à lui, repassez-le-moi.

— Oh ! vous êtes absurde, Rhoda. Il ne fait aucun cas de moi.

— Alors, expliquez-moi toutes ses visites ? Mais si, il est entiché de vous. Vous avez tout à fait le genre de la beauté fragile et délicate qui a besoin d’être secourue.

— Il se montre aussi aimable envers vous qu’envers moi.

— C’est encore là un joli trait de galanterie de sa part. Mais si vous repoussez ses hommages, moi je jouerai auprès de lui le rôle de l’amie compatissante. Et je ferai peut-être sa conquête. Qui sait ? conclut Rhoda de façon plutôt inélégante.

— Je vous l’abandonne volontiers, ma chère, dit Anne en riant.

— Je raffole de sa nuque rouge brique, admirablement musclée.

— Ne soyez pas si vulgaire, Rhoda !

— Vous plaît-il, Anne ?

— Beaucoup.

— Nous en faisons des manières ! Je crois que vous lui êtes plus sympathique que moi.

— À propos, à quelle heure arrive notre limier ? demanda Rhoda.

— Vers midi et il n’est que dix heures et demie. Si nous allions à la rivière ?

— Mais Despard n’a-t-il pas promis de venir à onze heures ?

— Pourquoi l’attendre ici ? Laissons un mot pour lui à Mme Astwell et indiquons-lui l’endroit où il pourra nous retrouver le long du chemin de halage.

— Il faut se faire désirer, comme disait maman, observa Rhoda en riant. Eh bien, sortons. »

Les deux amies quittèrent la place et traversèrent le jardin.

Le major Despard se présenta à Wendon Cottage dix minutes plus tard. Il arrivait avant l’heure fixée, il le savait : aussi fut-il quelque peu étonné d’apprendre que les deux jeunes filles étaient sorties.

Il passa dans le jardin, traversa les champs et, tournant à droite, suivit le chemin de halage.

Mme Astwell, au lieu de vaquer à ses occupations matinales, resta quelques minutes à regarder le major.

« Il a le béguin pour l’une des deux, songea-t-elle. Ce doit être pour Miss Anne, mais je n’en mettrais pas ma main au feu. Quant à lui, il ne laisse rien deviner sur sa figure. Il se montre aussi gentil envers les deux. Je ne serais pas surprise que toutes les deux en soient amoureuses. En ce cas, finie leur amitié. »

À la perspective d’une idylle, Mme Astwell rentra à la maison pour procéder au lavage de la vaisselle, quand de nouveau on frappa à la porte.

« Au diable cette sonnette ! pesta la femme de ménage. Ils le font exprès, ma parole. C’est peut-être un colis, ou bien un télégramme ? »

Elle se dirigea vers la porte d’entrée.

Deux messieurs se tenaient sur le seuil : un petit homme à l’aspect étranger et un robuste Anglais cent pour cent. Elle se rappelait avoir déjà vu celui-ci.

« Miss Meredith est-elle là ? demanda l’Anglais.

Mme Astwell hocha la tête.

« Elle vient de sortir.

— Ah ! De quel côté ? Nous ne l’avons pas rencontrée en chemin. »

Mme Astwell, tout en étudiant l’étonnante moustache de l’autre visiteur, donna de plus amples renseignements.

« Elle est allée sur la rivière. »

Battle l’interrompit :

« Et son amie, Miss Dawes ?

— Elles sont ensemble.

— Ah ! merci, dit Battle. Dites-moi par où l’on va à la rivière ?

— Vous tournez d’abord à gauche et vous prenez le sentier jusqu’au chemin de halage. Elles ont dit, en partant, qu’elles prendraient cette route. Il y a à peine un quart d’heure qu’elles ont quitté la maison. Vous les rattraperez bientôt. »

« Je me demande, se dit-elle, en refermant à contrecœur la porte d’entrée, après avoir suivi du regard les deux visiteurs, je me demande ce que sont ces deux-là. Je ne me remets pas leurs têtes. »

Mme Astwell retourna à son évier, tandis que Battle et Poirot se dirigeaient à gauche et prenaient un sentier écarté qui les mena au chemin de halage.

Poirot accélérait le pas. Battle le regardait avec curiosité.

« Pourquoi cette hâte, monsieur Poirot ? Vous paraissez bien pressé ?

— C’est vrai, mon ami, je suis inquiet.

— Rien de particulier ? »

Poirot secoua la tête.

« Non, mais sait-on jamais…

— Vous avez une idée de derrière la tête, répliqua Battle. Ce matin, il a fallu partir sans perdre une minute et, pour vous faire plaisir, le constable Turner a marché à pleins gaz. Que redoutez-vous ? »

Poirot ne répondit pas.

« De quoi avez-vous peur ? insista Battle.

— De ce qu’on peut craindre en pareil cas.

— Vous avez raison, dit Battle. Je me demande même…

— Quoi donc, mon ami ?

— Je me demande si Miss Meredith sait que son amie a révélé un certain fait à Mme Oliver.

— Pressons, mon ami, pressons », insista Poirot.

Ils marchèrent à grandes enjambées le long de la berge. On ne voyait pas d’embarcation sur la rivière, mais bientôt ils contournèrent un coude et Poirot s’arrêta net. Battle l’imita et dit :

« Tiens, le major Despard ! »

Deux cents mètres devant eux, le major longeait également la rivière.

Un peu plus loin, les deux jeunes filles se trouvaient dans une petite barque à fond plat. Rhoda pêchait à la ligne et Anne, allongée dans le bateau, riait en regardant son amie. Aucune d’elles ne regardait du côté de la rive.

Et alors… l’accident arriva. Anne allongea le bras, Rhoda chancela, plongea par-dessus bord et s’accrocha désespérément à la manche de son amie. L’embarcation chavira et les deux jeunes filles se débattirent dans l’eau.

« Vous avez vu cela ? s’écria Battle, se mettant à courir. La petite Meredith a empoigné l’autre par la cheville et l’a fichue dans l’eau. Bon Dieu ! C’est son quatrième meurtre ! »

Les deux policiers couraient à toutes jambes, mais quelqu’un les devançait. Visiblement, aucune des deux jeunes filles ne savait nager ; Despard venait de plonger et nageait maintenant de leur côté.

« Mon Dieu ! que c’est intéressant ! s’écria Poirot. (Il saisit le bras de Battle.) Vers laquelle des deux ira-t-il d’abord ? »

Un intervalle d’une douzaine de mètres séparait les deux jeunes filles.

Sans la moindre hésitation, le major nageait droit vers Rhoda.

À son tour, Battle atteignit le point de la rive où le bateau avait chaviré et se jeta à l’eau. Despard venait de ramener Rhoda sur la berge. Il la tira sur le talus, replongea et nagea dans la direction de l’endroit où Anne venait de disparaître.

« Attention aux herbes ! » cria Battle.

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