Cartes sur table d’ AGATHA CHRISTIE

« Anne Meredith était placée chez une vieille dame alors que celle-ci avala du poison par erreur et passa de vie à trépas. »

L’effet produit par cette révélation ne laissa rien à désirer.

Le chef de police Battle virevolta dans son fauteuil et considéra la romancière avec stupéfaction.

« Serait-ce vrai ? Qui vous l’a appris ?

— Moi aussi, j’ai mené ma petite enquête. D’ordinaire, j’inspire confiance aux jeunes filles. Je suis allée voir les deux amies et leur ai fait croire que mes soupçons se portaient sur le docteur Roberts. La jeune Rhoda se montra très aimable et fort impressionnée en pensant qu’elle se trouvait devant une femme célèbre. La petite Meredith ne cacha pas son dépit de ma visite inopinée. Elle se méfiait. Pourquoi ? Parce qu’elle cachait un secret. Je les ai invitées toutes deux à venir me voir à Londres. La jeune Rhoda n’y manqua pas, et m’a tout dévoilé, essayant d’excuser la mauvaise grâce de son amie envers moi l’autre jour. Une parole malencontreuse prononcée par moi avait rappelé à Miss Meredith un pénible incident que Rhoda me décrivit en détail.

— Vous a-t-elle dit où et à quelle date il s’est produit ?

— Dans le Devonshire, voilà trois ans. »

Le chef de police murmura quelques mots entre ses dents et griffonna sur son bloc-notes. Son calme était ébranlé.

Mme Oliver savourait pleinement son triomphe.

Battle se ressaisit.

« Madame Oliver, je m’incline devant vous. Cette fois, vous me damez le pion. Vos renseignements sont extrêmement précieux. Vous nous prouvez là combien il est facile de laisser échapper une bonne piste. Toujours est-il que Miss Meredith n’a pas dû rester longtemps là-bas… tout au plus deux mois, entre son séjour dans l’île de Wight et celui chez la tante de Miss Dawes. Oui, cela concorde assez. La sœur de Mme Eldon se souvient que Miss Meredith se rendit dans le Devon, mais elle ignorait sa destination exacte.

— Dites-moi, fit Poirot. Cette Mme Eldon était-elle une femme désordonnée ? »

Battle le regarda, l’air intrigué.

« Votre réflexion me semble pour le moins bizarre, monsieur Poirot. Comment savez-vous cela ? La sœur m’a donné toutes les précisions désirables. Elle m’a dit, entre autres : « Mme Eldon est tellement désordonnée ! » Mais comment l’avez-vous deviné ?

— Parce qu’elle avait besoin d’une nurse ? demanda Mme Oliver.

— Non, non, non ! Vous vous trompez. Mais ce détail n’offre aucun intérêt. C’était simple curiosité de ma part. Poursuivez, je vous prie, monsieur Battle.

— Pour moi, je croyais que Miss Meredith, en quittant l’île de Wight, était entrée chez la tante de Miss Dawes. Cette petite futée m’a menti effrontément sur toute la ligne.

— Le mensonge n’est pas toujours un signe de culpabilité.

— Je le sais, monsieur Poirot. Il y a le menteur inné, qui raconte les choses sous leur jour le plus favorable. Tout de même, il est dangereux de faire ainsi des entorses à la vérité.

— Elle était loin de se douter que vous conceviez des soupçons sur son passé, dit Mme Oliver.

— Raisons de plus pour ne rien supprimer. Ce décès ayant été considéré comme une mort naturelle. Miss Meredith n’avait rien à redouter… à moins qu’elle ne fût coupable.

— À moins qu’elle ne fût coupable de cette mort dans le Devonshire » approuva Poirot.

Battle se tourna vers lui.

« Même si cette mort n’était pas accidentelle, il ne s’ensuit pas pour autant que Miss Meredith ait tué Shaitana. N’empêche que les autres crimes restent des crimes, et nous nous efforcerons de retrouver les coupables.

— M. Shaitana prétendait que ce tour de force paraissait irréalisable, remarqua Poirot.

— Pas en ce qui concerne le cas du docteur Roberts. Reste à savoir s’il en va de même pour Miss Meredith. Dès demain, je file pour le Devon.

— Saurez-vous où aller ? demanda Mme Oliver. Je n’ai pas osé insister auprès de Rhoda pour connaître le nom du village.

— Et je vous en félicite. Ma tâche sera facile. Une enquête a certainement eu lieu et j’en trouverai le procès-verbal dans le registre du coroner. C’est un simple travail de routine.

— Et le major Despard ? s’enquit Mme Oliver.

— J’attendais le rapport du colonel Race. Bien entendu, j’ai fait pister le major. Fait intéressant : il est allé voir Miss Meredith à Wellingford. Si vous vous souvenez bien, il a fait connaissance avec elle, l’autre soir, chez M. Shaitana.

— Mais c’est une jolie fille », murmura Poirot.

Battle éclata de rire.

« Voilà, je crois, pourquoi Despard lui a fait une visite. Entre nous, le major est un homme prudent : il s’est assuré le concours d’un avocat. C’est donc qu’il redoute des ennuis.

— Despard n’abandonne rien au hasard, dit Poirot. Il se prépare à toute éventualité.

— Ce n’est donc pas le type à poignarder quelqu’un sans préméditation ?

— À moins d’y être obligé par les circonstances. Il a l’habitude des décisions rapides. »

Battle le regarda.

« Dites-moi, monsieur Poirot, qu’attendez-vous pour abattre vos cartes ? »

Poirot sourit.

« Mon jeu est tellement médiocre ! Vous vous imaginez que je vous cache certains faits ? Erreur. Je n’ai pas appris grand-chose. Je me suis entretenu avec le docteur Roberts, Mme Lorrimer, le major Despard (je dois voir également Miss Meredith) et qu’en ai-je tiré ? Ceci : le docteur Roberts est un fin observateur, Mme Lorrimer, au contraire, demeure aveugle à ce qui se passe autour d’elle, mais possède une puissance remarquable de concentration. Elle adore les fleurs. Quant au major Despard, il observe simplement les objets qui l’intéressent : tapis, trophées de chasse. Sa vision se limite à ce qui concorde et s’harmonise avec sa tournure d’esprit.

— Et vous appelez cela des faits ? lui dit Battle.

— Parfaitement… peut-être sont-ils insignifiants à vos yeux, ils n’en existent pas moins.

— Et Miss Meredith ?

— Je la réserve pour la fin, mais je lui demanderai ce qu’elle a remarqué dans le salon.

— Curieuse méthode de pressentir les gens, observa Battle. Croyez-vous que cet interrogatoire purement psychologique vous apportera la clef du mystère ?

— Non, ce serait trop demander. Toutefois, soit qu’ils dissimulent ou essaient de nous aider, ces gens trahissent nécessairement le fond de leur caractère.

— Vous avez peut-être raison. Quant à moi, je ne pourrais employer une telle méthode de travail. »

Toujours souriant, Poirot ajouta :

« Je reconnais la médiocrité de mes résultats comparés à ceux de Mme Oliver, aux vôtres et à ceux du colonel Race. Les cartes que je jette sur la table ne sont vraiment pas fameuses. »

Poirot lança au chef de police un clignement d’œil malicieux.

« Évidemment, monsieur Poirot, le deux d’atout est une carte basse, mais elle peut prendre n’importe lequel des trois as. Attendez, je vais vous charger d’un travail spécial.

— Lequel ?

— Vous irez voir la veuve du professeur Luxmore.

— Pourquoi n’y allez-vous pas vous-même ?

— Comme je viens de vous le dire, je pars pour le Devon…

— Pourquoi ne vous chargez-vous pas vous-même de cette corvée ? insista Poirot.

— Allons, ne vous emportez pas. Je vais vous avouer le vrai motif. Vous tirerez certainement de cette femme plus de renseignements que moi.

— Parce que je suis moins brutal ?

— Si vous voulez, fit Battle en riant. L’inspecteur Japp m’a dit que vous aviez l’esprit tortueux.

— Tout comme feu M. Shaitana ?

— Vous croyez qu’il aurait su la faire parler ? »

Poirot répondit lentement :

« Je crois même qu’il lui a bel et bien arraché quelques secrets.

— Qu’est-ce qui vous le fait supposer ?

— Une réflexion que le major Despard a laissé échapper.

— Il se serait donc trahi ? Cela m’étonnerait de lui.

— Mon cher, un jour ou l’autre on finit par se trahir… à moins de ne jamais desserrer les dents. Quoi de plus dangereux que la parole ?

— Même pour les menteurs ? demanda Mme Oliver.

— Oui, madame, parce qu’on devine aussitôt le genre de mensonges dont ils sont capables.

— Vous me mettez mal à l’aise », dit Mme Oliver en se levant.

Le chef de police l’accompagna jusqu’à la porte et lui serra chaleureusement la main.

« Vous vous êtes surpassée, madame Oliver. Vous êtes un bien meilleur détective que cet escogriffe de Lapon de vos romans.

— Finlandais, rectifia Mme Oliver. J’en conviens, c’est un idiot, mais il plaît à mes lecteurs. Au revoir.

— Moi aussi, je m’en vais », annonça Poirot.

Battle écrivit une adresse sur un morceau de papier et la glissa dans la main du petit Belge.

« Voilà. Allez voir cette dame.

— Quel renseignement dois-je apporter ?

— La vérité sur la mort du professeur Luxmore.

— Mon cher Battle ! Sait-on jamais la vérité ?

— En tout cas, je vais la découvrir en ce qui concerne le meurtre du Devonshire, déclara le chef de police d’un ton décidé.

— Voire ? » murmura Poirot.

CHAPITRE XX

LES RÉVÉLATIONS DE MADAME LUXMORE

La femme de chambre qui vint ouvrir la porte de Mme Luxmore, à South Kensington, considéra M. Poirot d’un air rébarbatif. Elle ne semblait nullement empressée de lui laisser franchir le seuil.

Imperturbable, Poirot lui tendit sa carte.

« Remettez cela à votre maîtresse. Elle me recevra. »

C’était une de ses cartes les plus ostentatoires. Les mots « détective privé » figuraient dans un coin. Il les avait fait spécialement graver pour s’insinuer plus facilement auprès du prétendu beau sexe. Presque toutes les femmes, qu’elles aient ou non la conscience tranquille, sont curieuses de voir un détective privé et de connaître le but de sa visite.

Ignominieusement abandonné sur le paillasson, Poirot considéra avec indignation le heurtoir en cuivre qui avait perdu tout son éclat.

« Ah ! si seulement j’avais du brillant belge et un chiffon ! » murmura Poirot.

Essoufflée, la servante reparut et pria M. Poirot d’entrer.

Elle l’accompagna au premier étage et l’introduisit dans une pièce plutôt sombre où flottait une odeur de fleurs fanées et de cendres de cigarettes oubliées dans les cendriers. Partout, s’étalaient des coussins de soie aux couleurs exotiques et d’une propreté douteuse. Les murs étaient d’un vert émeraude et le plafond imitation cuivre.

Une grande et belle femme se tenait debout près de la cheminée. Elle s’avança et demanda d’une voix rauque :

« Monsieur Hercule Poirot ? »

Le détective s’inclina. Il affectait des manières qui n’étaient pas tout à fait les siennes. Il exagérait à dessein son allure d’étranger et ses gestes bizarres rappelaient de loin, de très loin, ceux de feu M. Shaitana.

« Pourquoi désirez-vous me voir, monsieur ? »

De nouveau, Poirot fit la révérence.

« Pourrais-je m’asseoir ? Ce sera un peu long… »

Impatiente, elle lui désigna un siège et s’assit elle-même au bord d’un canapé.

« Eh bien, je vous écoute, monsieur.

— Voici, madame. Je me livre à des enquêtes… des enquêtes privées. Vous comprenez, madame ? »

De plus en plus, il éveillait sa curiosité.

« Oui… Et alors ?

— Je fais une enquête sur la mort du professeur Luxmore. »

Elle poussa un soupir. Sa consternation était visible.

« Mais pourquoi ? Qu’est-ce à dire ? En quoi cela vous concerne-t-il ? »

Avant de poursuivre, Poirot étudia longuement la femme.

« Un auteur est en train d’écrire une biographie de votre mari, l’éminent professeur Luxmore. Mon client voudrait, bien entendu, connaître tous les faits avec exactitude. Par exemple, en ce qui touche la mort du professeur… »

Elle l’interrompit :

« Mon mari est mort des fièvres… sur l’Amazone. »

Poirot se renversa sur le dossier de son fauteuil. Lentement, très lentement, il hocha la tête de droite à gauche… dans un mouvement monotone et affolant.

« Madame, madame… protesta-t-il.

— Je sais ce que je dis. J’y étais, voyons.

— Ah ! c’est vrai. Vous étiez là. Mes renseignements me le confirment.

— Quels renseignements ? » s’exclama-t-elle.

La dévisageant de près, Poirot répondit :

« Les renseignements que je tiens de feu M. Shaitana. »

Elle recula comme sous la morsure d’un coup de fouet.

« Shaitana ? murmura-t-elle.

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