Escal-Vigor

Chapitre 2

 

 

Henry, nature passionnée et de philosophieaudacieuse, s’était dit, non sans raison, que par ses affinités, ilse sentirait chez lui dans ce milieu bellement barbare etinstinctif.

Il inaugurait même son avènement de« Dykgrave » par une innovation contre laquelle le dominéBalthus Bomberg devait infailliblement fulminer, du haut de sonpupitre pastoral. En effet, pour flatter le sentiment autochtone,Henry avait invité à sa table non seulement quelques hobereaux etgros terriens, deux ou trois artistes de ses amis de la ville, maisil avait convié en masse de simples fermiers, de petits armateurs,d’infimes patrons de chalands et de voiliers, le garde-phare,l’éclusier, les chefs d’équipe de diguiers et jusqu’à de simpleslaboureurs. Avec ces indigènes, il avait prié à cette crémaillèreleurs femmes et leurs filles.

Sur sa recommandation expresse, tous et toutesavaient revêtu le costume national ou d’uniforme. Les hommes semodelaient en des vestes d’un velours mordoré ou d’un rouxaveuglant, ouvrant sur des tricots brodés des attributs de leurprofession : ancres, instruments aratoires, têtes de taureaux,outils de terrassiers, tournesols, mouettes, dont le bariolagepresque oriental se détachait savoureusement sur le fond bleumarin, comme des armoiries sur un écusson. À de larges ceinturesrouges brillaient des boucles en vieil argent d’un travail à lafois sauvage et touchant ; d’autres exhibaient le manche enchêne sculpté de leurs larges couteaux ; les gens de merparadaient en grandes bottes goudronnées, des anneaux de métal finadornaient le lobe de leurs oreilles aussi rouges que descoquillages ; les travailleurs de la glèbe avaient le râble etles cuisses bridés dans des pantalons de même velours que celui deleur veste, et ces pantalons, collant du haut, s’élargissaientdepuis les mollets jusqu’au coup de pied. Leur petit feutrerappelait celui des basochiens au temps de Louis XI. Les femmesarboraient des coiffes à dentelles sous des chapeaux coniques àlarges brides, des corsages plus historiés, aux arabesques encoreplus fantastiques que les gilets des hommes, des jupes bouffantesdu même velours et du même ton mordoré que les vestes et lesculottes ; des jaserans ceignant trois fois leur gorge, despendants d’oreille d’un dessin antique quasi byzantin et des baguesau chaton aussi gros que celui d’un anneau pastoral.

C’étaient pour la plupart de robustesspécimens du type brun, de cette ardente et pourtant copieuse racede Celtes noirs et nerveux, aux cheveux crépus et en révolte.Paysans et marins hâlés, un peu embarrassés au début du repas,avaient vite recouvré leur assurance. Avec des gestes lourds maisnon empruntés, et même de ligne souvent trouvée, ils se servaientdu couteau et de la fourchette. À mesure que le repas avançait, leslangues se déliaient, des rires, parfois un juron, scandaient leuridiome guttural, haut en couleur avec, pourtant, des caresses etdes veloutés inattendus.

Logique dans sa dérogation à l’étiquette,violant toute préséance, l’amphitryon avait eu le bon espritd’asseoir chaque fois à côté d’un de ses pairs de l’oligarchie unefermière, une patronne de chaloupe ou une poissonnière, et,réciproquement, à côté d’une voisine de château, se calait un jeunenourrisseur de crâne encolure ou un chaloupier aux bicepsnoueux.

Les amis de Kehlmark constatèrent que presquetous les convives étaient dans la fleur ou dans la chaude maturitéde l’âge. On aurait dit une sélection de femmes avenantes et degars plastiques et galbeux.

Parmi les invités se trouvait un desprincipaux cultivateurs du pays, Michel Govaertz de la ferme desPèlerins, veuf, père de deux enfants, Guidon et Claudie.

Après le seigneur de l’Escal-Vigor, le fermierdes Pèlerins était l’homme le plus important de Zoudbertinge, levillage sur le territoire duquel était situé le château desKehlmark.

Durant la minorité et l’absence du jeunecomte, Govaertz l’avait même remplacé à la tête de lawateringue ou conseil d’entretien et de préservation desterres d’alluvion, dites polders, conseil dont le Dykgrave était lechef. Et ce n’était pas sans une certaine mortificationd’amour-propre que, par le retour de Kehlmark, le fermier desPèlerins s’était vu relégué au rang d’un simple membre des comicesen question. Mais l’affabilité du jeune comte avait bientôt faitoublier à Govaertz cette petite diminution d’autorité. Puis,auparavant, il ne siégeait dans la wateringue que commereprésentant du Dykgrave, tandis que comme juré il avait droitd’initiative et voix délibérative dans le chapitre. De plus,n’avait-il point été récemment élu bourgmestre de laparoisse ? Gros paysan, quadragénaire de belle prestance, pasméchant, mais vaniteux, de caractère nul, il avait été extrêmementflatté d’être invité au château et d’occuper, avec sa fille, latête de la table. Soutenu par ses compères, surtout stylé etinstigué par sa fille, la non moins ambitieuse mais plusintelligente Claudie, il incarnait les prérogatives et lesimmunités civiles et tenait frondeusement tête au pasteur Bomberg.Un instant, il craignit que le comte de Kehlmarck ne profitât deson influence pour se faire nommer magistrat du village. Mais Henryabhorrait la politique, les compétitions qu’elle engendre, lesbassesses, les intrigues, les compromissions qu’elle impose auxhommes publics. De ce côté, Govaertz n’avait donc rien à craindre.Aussi résolut-il de se faire un ami et un allié du grand seigneur,pour réduire le dominé à l’impuissance. Cette attitude lui avaitété recommandée par Claudie dès qu’on apprit l’arrivée du châtelaind’Escal-Vigor.

Pour honorer le bourgmestre, le comte avaitassis Claudie Govaertz à sa droite.

Claudie, la forte tête de la maison, était unegrande et plantureuse fille, au tempérament d’amazone, aux seinsvolumineux, aux bras musclés, à la taille robuste et flexible, auxhanches de taure, à la voix impérative, type de virago et dewalkyrie. Un opulent chignon de cheveux d’or brun casquait sa têtevolontaire et répandait ses mèches sur un front court, presquejusqu’à ses yeux hardis et effrontés, bruns et fluides comme unecoulée de bronze, dont un nez droit et évasé, une bouche gourmande,des dents de chatte, soulignaient la provocation et la rudesse.Toute en chair et en instincts, un besoin de tyrannie, une ambitionféroce parvenait seule à réfréner ses appétits et à la conserverchaste et inviolée jusqu’à présent, malgré les ardeurs de sanature. Pas l’ombre de sensibilité ou de délicatesse. Une volontéde fer et aucun scrupule pour arriver à ses fins. Depuis la mort desa mère, c’est-à-dire depuis ses dix-sept ans – aujourd’hui elle encomptait vingt-deux – elle gouvernait la ferme, le ménage et,jusqu’à un certain point, la paroisse. C’est avec elle que devraitcompter le pasteur. Son frère Guidon, un adolescent de dix-huitans, et même son père le bourgmestre, tremblaient lorsqu’elleélevait la voix. Un des plus beaux partis de l’île, elle avait ététrès recherchée, mais elle avait éconduit les prétendants les plusargenteux, car elle rêvait un mariage qui l’élèverait encoreau-dessus des autres femmes du pays. Telle était même la raison desa vertu. Magnifique et vibrant morceau de chair, aussi affrioléequ’affriolante, elle décourageait les poursuites des mâlessérieusement intentionnés, quoiqu’elle eût voulu s’abandonner, sepâmer dans leurs bras et leur rendre étreinte pour étreinte, quisait, peut-être même les provoquer et, au besoin, les prendre deforce.

Afin de mater et d’étourdir ses postulations,Claudie se dépensait, la semaine, en corvées, en besogneséreintantes, et, aux kermesses, elle se livrait à des dansesfurieuses, provoquait des algarades, fomentait des hourvaris et desrixes entre ses galants, mais leurrant le vainqueur, le maîtrisantau besoin, affectant encore plus de brutalité que lui, allantjusqu’à le battre et le traiter comme il avait servi ses rivaux,puis s’esquivant, intacte. Ou s’il lui arriva de rendre furtivementune caresse, de tolérer quelque privauté anodine, elle se reprenaitau moment critique, rappelée à la sagesse par son rêve d’unglorieux établissement.

Aussitôt qu’elle eut vu Henry de Kehlmark,elle se jura de devenir châtelaine de l’Escal-Vigor.

Henry était beau cavalier, célibataire,fabuleusement riche à ce qu’on prétendait, et aussi noble que leRoi. Coûte que coûte il épouserait cette altière femelle. Rien deplus facile que de se faire aimer de lui. N’avait-elle pas faittourner la tête à tous les jeunes villageois ? À quellesextrémités les plus huppés ne se seraient-ils pas résolus pour laconquérir ? Il ferait beau voir qu’un homme la refusât si elleconsentait à se livrer à lui.

Claudie savait déjà, pour l’avoir entrevuedans le parc ou sur la plage, que le comte était accompagné d’unejeune femme, sa gouvernante ou plutôt sa maîtresse. Ce concubinageavait même mis le comble à la sainte indignation du dominéBomberg ! Mais Claudie ne s’inquiétait pas outre mesure de laprésence de cette personne. Kehlmark ne devait pas en faire grandcas. À preuve que la demoiselle ne s’était pas même montrée àtable. Claudie se flattait bien de la faire renvoyer et, s’il lefallait, de la remplacer en attendant le mariage ; assez sûred’elle-même pour se donner à Kehlmark et le forcer ensuite àl’épouser. Puis, la jordaenesque femelle jugeait assezinsignifiante cette petite personne pâle et mièvre, vaguementanémique, maigrichonne, privée de ces robustes appas si prisés desrustres.

Non, le comte de la Digue n’hésiterait paslongtemps entre cette mijaurée et la superbe Claudie, la pluséblouissante femelle de Smaragdis et même de Kerlingalande.

Durant le dîner, elle jaugea l’homme avec desregards et un flair lascifs de bacchante, en même temps qu’elleestimait le mobilier, le couvert et la vaisselle avec des yeux detabellion ou de commissaire-priseur. Quant à la valeur du domaine,elle lui était connue depuis longtemps, d’ailleurs comme à tousceux du village. Ce vaste vallon triangulaire, limité de deux côtéspar les digues, et du troisième par une grille et de larges fossés,représentait, avec les cultures et les bois dépendants, près dudixième de l’île entière. Et la rumeur publique attribuait en outreà Kehlmark des possessions en Allemagne, aux Pays-Bas et enItalie.

On se racontait aussi que son aïeule, ladouairière, lui avait laissé près de trois millions de florins entitres de rente. Il n’en fallait pas davantage pour que la positiveClaudie jugeât Kehlmark un épouseur, un mâle très sortable.Peut-être, s’il n’avait pas été riche et titré, l’eût-elle préféréun peu plus membru et sanguin. Mais elle ne se lassait pasd’admirer son élégance, ses traits aristocratiques, ses mains dedemoiselle, ses beaux yeux outre-mer, sa fine moustache, et sabarbiche soigneusement taillée. Ce que le Dykgrave présentait d’unpeu réservé ou d’un peu timide, de presque langoureux etmélancolique par moments, n’était pas fait pour déplaire à lapataude. Non point qu’elle donnât dans le sentimentalisme :rien, au contraire, n’était plus loin de son caractère extrêmementmatériel ; mais parce que ces moments de rêverie chez Kehlmarklui paraissaient révéler une nature faible, un caractère passif.Elle n’en régnerait que plus facilement sur sa personne et sur safortune. Oui, ce noble personnage devait être on ne peut plusmalléable et ductile. Comment aurait-il subi, sinon, si longtempsle joug de cette « espèce », de cette demoiselle, quel’expéditive Claudie n’était pas loin de considérer comme uneintruse ? Le raisonnement auquel se livrait la gaillarde nemanquait pas de logique : « S’il s’est laissé engluer etdominer par cette pimbêche, combien il serait plus vite subjuguépar une vraie femme ! »

Et les façons d’Henry n’étaient point faitespour la décevoir. Il se montra tout le temps d’une gaîté fébrile,presque la gaîté d’un penseur trop absorbé qui cherche às’étourdir ; il lutinait et agaçait sa voisine de table avecune telle persistance, que celle-ci se crut déjà arrivée à sesfins. Ce laisser-aller de Kehlmark acheva de scandaliser lesquelques hobereaux invités à ces excentriques agapes, mais ils n’enfirent rien paraître, et, tout en se gaussant intérieurement decette réunion saugrenue, à laquelle ils avaient consenti d’assisterpar égard pour le rang et la fortune du Dykgrave, en sa présenceils affectèrent de trouver l’idée de cette crémaillèresouverainement esthétique, et se récrièrent d’admiration. Nouslaissons à penser en quels termes ils racontèrent cetteinconvenante mascarade au dominé et à sa femme, dont, avec deux outrois bigotes, ces nobilions gourmés et collet monté formaient lesseules ouailles. L’un après l’autre ils demandèrent leur voiture etse retirèrent furtivement avec leurs prudes épouses et héritières.On ne s’en amusa que mieux après leur départ.

Le comte, qui dessinait et peignait comme unartiste de profession, se plut, au café, à croquer un très pimpantmédaillon de Claudie, qu’il lui offrit après qu’on l’eut faitcirculer à la ronde, pour l’émerveillement des naturels de plus enplus ravis par la rondeur de leur jeune Dykgrave. Michel Govaertz,particulièrement, était aux anges, flatté des attentions du comtepour son enfant préférée. Tout le temps Henry avait trinqué avecelle, et il ne cessait de la complimenter sur son costume :« Il vous sied à ravir, disait-il. Combien vous vous imposezplus naturellement sous ces atours que cette dame, là-bas, qui sefait habiller à Paris ! » Et il lui désignait du regardune baronne très compassée et fagotée, assise à l’autre bout de latable, et qui, flanquée de deux désinvoltes loups de mer, nes’était point départie, depuis le potage, d’une moue dégoûtée etd’un silence plein de morgue.

– Peuh ! avait répondu Claudie, vousvoulez rire, monsieur le comte. C’est bien que vous nous ayezprescrit le costume du pays, sinon je me serais aussi vêtue commenos dames d’Upperzyde.

– Je vous en conjure, reprit le comte,gardez-vous de pareil affublement. Ce serait faire acte detrahison !

Et le voilà qui se lance dans un panégyriquedu costume naïvement approprié aux particularités du terroir, auxdifférences de contrées et de races. « Le costume,déclare-t-il, complète le type humain. Ayons nos vêtementspersonnels comme nous avons notre flore et notre faunespéciales ! » Ses mots imagés semblent peindre et modelerde belles formes humaines harmonieusement drapées.

Au plus fort de sa conférence éthologique, ils’aperçoit que la jeune paysanne l’écoute sans rien comprendre àson enthousiasme.

Pour la distraire, il se mit en devoir de luimontrer les diverses pièces du château fraîchement restauré, bourréde souvenirs et de reliques. Claudie prit le bras du comte et,ouvrant la marche, il invita les autres villageois à les suivred’enfilade en enfilade. Les yeux de Claudie, comme deux charbonsardents, dévoraient l’or des cadres, des lambris et des torchères,les tapisseries féodales, les panoplies d’armes rares, maisdemeuraient insensibles à l’art, au goût, à l’ordonnance de cesluxueux accessoires. De nobles nus, peints ou sculptés, entreautres les copies des jeunes hommes du Buonarotti encadrant lescompositions du plafond de la Sixtine, ne la frappaient que parleur costume in naturalibus. Elle éclatait, en serenversant, d’un rire polisson, ou bien se couvrait le visage,jouant l’effarouchement, la gorge houleuse ; et Kehlmark lasentait frémir et panteler contre sa hanche. Michel Govaertzmarchait sur leurs pas avec la bande ahurie et égrillarde. Desloustics commentaient les toiles de maîtres, s’affriolaient et,devant les nudités mythologiques, faisaient, de l’œil et même dugeste, leur choix.

À plusieurs reprises, le bourgmestre alla leurrecommander plus de discrétion.

Comme il revenait de les rappeler vainement àla décence : « Quelqu’un qui n’est pas content de vousvoir parmi nous, monsieur le comte, dit-il, c’est notre dominé, DomBalthus Bomberg. »

– Ah bah ! fit le Dykgrave. En quoilui porté-je ombrage ? je ne pratique pas, j’en conviens, maisje crois en savoir aussi long que lui sur le chapitre desreligions, et quant à la véritable, l’éternelle vertu jem’entendrai bien avec les braves gens de tous les cultes… Au fait,Dom Balthus a décliné mon invitation d’aujourd’hui, en donnant àentendre que pareilles promiscuités répugnent à son caractère… Envoilà de l’évangélisme !… Il est gentil pour sesparoissiens…

– Savez-vous bien, qu’il a déjà prêchécontre vous ! dit Claudie.

– Vraiment ? Il me fait beaucoupd’honneur.

– Il ne vous a pas attaqué directement ets’est bien gardé de vous nommer, reprit le bourgmestre, mais lesassistants ont tout de même compris qu’il s’agissait de VotreSeigneurie, lorsqu’il dénonçait tels beaux châtelains venus de lacapitale, qui affichent des idées de mécréants et qui, manquant àtous leurs devoirs, donnent le mauvais exemple aux humblesparoissiens, en moquant, par leurs mœurs dissolues, le très saintsacrement du mariage ! Et patati, et patata ! Il paraîtqu’il en a eu pour un bon quart d’heure, du moins à ce que nous ontraconté mes dévotes de sœurs, car ni moi, ni les miens nous nemettons le pied dans son église !…

En entendant cette allusion à son faux ménage,le comte avait légèrement changé de couleur, et ses narinesaccusèrent même une nerveuse contraction de colère qui n’échappapoint à Claudie.

– N’aurons-nous pas l’honneur de saluermadame… ou, comment dirai-je, mademoiselle… ? demanda lapaysanne en balbutiant avec affectation.

Une nouvelle expression de furtifmécontentement passa sur la physionomie de Kehlmark. Ce nuagen’échappa non plus à la futée villageoise. « Tant mieux,songeait-elle, la mijaurée semble déjà l’avoirexcédé ! »

– Vous voulez parler de mademoiselleBlandine, mon économe, fit Kehlmark d’un air enjoué !Excusez-la. Elle est très occupée et, de plus, extrêmement timide…Son grand plaisir consiste à préparer et à diriger, dans lacoulisse, mes petites réceptions… Elle est quelque chose comme monmaître de cérémonies, le régisseur général de l’Escal-Vigor…

Il riait, mais Claudie trouva ce rire un peupincé et étranglé. En revanche ce fut avec une intonationsincèrement attendrie qu’il ajouta : « C’est presque unesœur… À deux nous avons fermé les yeux à monaïeule ! »

Après un silence : « Et vousviendrez nous voir, aux Pèlerins, monsieur le comte ? »demanda Claudie, un peu inquiétée, dans ses spéculationsmatrimoniales, par la flexion presque fervente des dernièresparoles d’Henry.

– Oui, monsieur le comte, vous nousferiez grand honneur par cette visite, insista le bourgmestre. Sansnous vanter, « les Pèlerins » n’ont point leur égal danstout le royaume. Nous ne possédons que bêtes de choix, sujetsprimés, les vaches et les chevaux aussi bien que les porcs et lesmoutons…

– Comptez sur moi, fit le jeunehomme.

– Sans doute, monsieur le comteconnaît-il tout le pays ? demanda Claudie.

– Ou à peu près. L’aspect en est assezvarié. Upperzyde m’a laissé le souvenir d’une jolie villette avecdes monuments et même un musée curieux… J’y découvris autrefois unsavoureux Frans Hals… Ah, un joufflu petit joueur dechalumeau ; la plus merveilleuse symphonie de chair, de vêtureet d’atmosphère dont cet exubérant et viril artiste ait jamaisenchanté la toile… Pour ce ravissant petit drôle, je donneraistoutes les Vénus, même celles de Rubens… Il me faudra retourner àUpperzyde.

Il s’arrêta, songeant qu’il parlait latin àces braves gens.

– On m’a entretenu aussi, reprit-il, desdunes et des bruyères de Klaarvatsch… Attendez donc. N’y a-t-ilpoint par là des paroissiens bizarres ?…

– Ah, les sauvages ! fit lebourgmestre, avec protection et mépris. Une population desacripants ! Les seuls vagabonds et indigents du pays !…C’est notre Guidon, mon vaurien de fils, qui les a pratiqués !Chose triste à dire, il pourrait être des leurs !

– Je prierai votre garçon de me conduireun jour par là, bourgmestre ! dit Kehlmark en faisant passerses hôtes dans une autre pièce. Ses yeux s’étaient allumés, ausouvenir du petit joueur de chalumeau. À présent ils se voilaientet sa voix avait eu un tremblement, un accent d’une indiciblemélancolie, suivi comme d’un sanglot déguisé en toux. Claudiecontinuait à regarder à droite et à gauche, supputant la valeurmarchande des bibelots et des raretés.

Dans la salle de billard, où ils venaientd’entrer, toute une paroi était prise, comme on sait, par leConradin et Frédéric de Bade, peinture de Kehlmarklui-même d’après une gravure très populaire en Allemagne. Lesuprême baiser des deux jeunes princes, victimes de Charlesd’Anjou, mettait sur leur visage une expression d’amour extrême,quasi sacramentel, intensément rendue par Henry.

– Ça ?… Deux petits princes. Lesmaîtres d’un de mes très arrière-aïeux… On va leur couper latête ! expliqua-t-il, singulièrement gouailleur, à Claudie quibéait devant cette peinture presque avec des yeux de badaude,habituée des exécutions capitales.

– Pauvres enfants ! remarqua lagrosse fille. Ils s’embrassent comme des amoureux…

– Ils s’aimaient bien ! murmuraKehlmark comme s’il eût dit amen. Et il entraîna plus loinsa compagne. Comme elle constatait naïvement la profusion destatues et d’académies d’hommes parmi les tableaux et lesmarbres : « En effet, ce sont des machines comme il s’entrouve à Upperzyde et dans d’autres musées !… Celameuble ! Faute de modèles je travaille d’aprèscela ! » répliqua Kehlmark, et cette fois d’un tonindifférent, contrefaisant, aurait-on dit, les intonations profanesde ceux qu’il pilotait.

Moquait-il ses invités ou se surveillait-illui-même ?

Selon la mode villageoise, on s’était mis àtable à midi.

Il était neuf heures et le soir tombait.

Tout à coup on entendit sonner et ronfler descuivres.

Des torches se rapprochèrent avec des rythmesde sérénades foraines et projetèrent, dans la pénombre des salons,un rougeoiement d’aurore boréale.

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