Chapitre 2
Dans quelques jours Kehlmark, Blandine etGuidon quitteraient l’Escal-Vigor sans esprit de retour.
Blandine, avertie par des pressentiments,avançait même les préparatifs du départ. Elle avait hâte deregagner la grande ville et la villa où s’était éteinte ladouairière de Kehlmark.
Landrillon voyait sa proie lui échapper. Il seflattait d’obtenir Claudie, mais il tenait peut-être davantage à sevenger des gens du château. Aussi résolut-il de brusquer lesévénements de part et d’autre.
C’était la veille de la véhémente kermesse deSmaragdis, la date sacramentelle des fiançailles. Landrillon serendit aux Pèlerins et pressa Claudie de faire un choix entre lecomte et lui. La rustaude lui demanda quelques heures de répit.Elle se proposait de faire le lendemain matin une suprême démarcheauprès du comte.
– Ah çà, qu’est-ce qu’elles ont donctoutes à s’entorcher de ce particulier ! se récria Landrillon.Non, non, Claudie, il n’y a pas d’avance à t’entêter à son sujet.Tourne-toi plutôt de mon côté, maintenant qu’il est ruiné, je vauxmieux que lui sous tous les rapports. Consens…
– Pas avant que je lui aie parlé unedernière fois.
– Peine perdue… Autant te flatter deréchauffer un refroidi, de faire un homme d’un…
Landrillon se retint et ne lâcha pas encore lemot abominable qu’il avait sur les lèvres.
– Il suffit de savoir s’y prendre !observa Claudie.
– De plus appétissantes que toi yperdraient leurs avances ! Voyons, tu tiens tant que ça àdevenir comtesse !
– En effet.
– Mais quand je te dis qu’il n’a plus unclou. C’est Blandine qui l’entretient. Dans quelques jours, ilsauront quitté le pays et le château sera vendu. Si tu voulais,Claudie, nous nous marierions, nous rachèterions l’Escal-Vigor…
– Non, Kehlmark sera mon époux. Il fautune comtesse dans un château. D’ailleurs, il n’aime plus cetteBlandine…
– Mais il ne t’aime pas davantage…
– Il m’aimera…
– Jamais…
– Pourquoi, jamais ?
– Tu verras !
– Écoute, lui dit-elle, tu sais l’usageétabli en cette île. Demain est le grand jour de la kermesse, laSaint-Olfgar… Or, malgré les évêques catholiques ou protestants,depuis que les femmes de Smaragdis déchirèrent l’apôtre qui serefusait à leur folie, à chaque anniversaire du martyre les jeunesfilles ont coutume de se déclarer au garçon timide ou récalcitrantqu’elles convoitent pour époux. Je vais user de ce droit. Demainmatin, je me rendrai à l’Escal-Vigor et je me fais fort de revenirdu château avec la promesse du châtelain…
– Lanlaire !
– Tu ne crois point ? Eh bien j’ensuis si sûre, moi, que s’il me refuse je me donnerai à toi,Landrillon. Je serai ta femme, et même, dès demain soir, après ladanse, je te paierai comptant…
Par cette brutale promesse, l’orgueilleusefille ne croyait s’engager à rien.
En ce cas, je cours faire publier nosbans ! exulta Landrillon, sachant, mieux que la pataude, àquoi s’en tenir sur les velléités matrimoniales de son ancienmaître. Saint Olfgar te soit secourable ! ajouta-il enricanant, comme elle se retirait, persuadée de sa conquête.
Le Dykgrave reçut Claudie avec beaucoup dedignité et de déférence. Son air de mélancolie sereine en imposad’abord à la visiteuse. Elle finit tout de même par lui dire sansprécautions oratoires l’objet de sa démarche.
Kehlmark ne la rebuta point. Il l’interrompitd’un geste distant et la remercia avec un sourire qui parut à lagrossière paysanne un défi, une moquerie, incapable qu’elle étaitd’y scruter un immense, un tragique renoncement.
– Vous riez, protesta-t-elle rageuse,mais songez donc, monsieur le comte, que tout comte que vous êtes,je vous vaux bien… Les Govaertz, établis depuis aussi longtempsdans Smaragdis que les Kehlmark, sont presque aussi nobles queleurs seigneurs.
Mais se faisant subitement câline etsuppliante :
« Écoutez, monsieur le comte,reprit-elle, prête à se donner à lui s’il l’y eût encouragée par lemoindre signe, je vous aime, oui, je vous aime… Je me suis mêmeimaginée longtemps que vous m’aimiez, dit-elle en élevant le ton,exaspérée par cette attitude sereine dans laquelle elle ne devinaitpas une douleur tarie, la cicatrice d’une plaie longtempsincurable. Autrefois, vous me témoigniez quelque gentillesse… Jen’eus point l’air de vous déplaire, il y a trois ans, au début devotre installation ici. Pourquoi ce jeu ? Moi, je vous ai cruet j’ai rêvé devenir votre femme ! Forte de cette conviction,j’ai éconduit les plus riches prétendants de la contrée, même desnotables de la ville…
Comme il ne soufflait mot, après un silenceelle se décida à frapper le coup décisif :
– Écoutez, reprit-elle, on dit, commecela, que vous n’êtes plus très bien dans vos affaires ; saufrespect, si vous vouliez il y aurait peut-être moyen…
Cette fois il pâlit ; mais d’un tonmesuré, paterne :
– Ma bonne fille, les Kehlmark ne sevendent point… Vous trouverez plus d’un épouseur sortable chez ceuxde votre caste. Toutefois, croyez bien que ce n’est point parorgueil que je refuse votre offre… Moi, je ne puis vous aimer,entendez-vous ? Je ne le puis… Suivez mon conseil… Acceptez unbrave garçon pour mari… Il n’en manque point dans cette île siprospère. Je ne suis point le compagnon qui vous conviendrait.
Plus il parlait avec componction, sage etpersuasif, plus la passion de Claudie se mettait à bouillir. Elleétait tentée de ne voir en lui qu’un mystificateur hautain, qu’unfat orgueilleux qui s’était moqué d’elle.
– Vous disiez à l’instant qu’un Kehlmarkn’était pas à vendre ! dit-elle, haletant de dépit. Peut-êtren’y ai-je pas mis le prix ! Mamzelle Blandine, à ce que l’onraconte, vous a tout de même fait accepter quelquedouceur !
– Ah Claudie ! dit-il, d’un tonnavré qui ne la désarma pourtant point. En voilà assez !Rompons cet entretien, mon enfant. Vous devenez méchante… Mais jene vous en veux pas !… Adieu !
Son regard froid et fixe, étrangement chaste,où se concentrait on ne sait quelle foi, quelle résolution, lacongédia mieux que tout geste.
Elle sortit en battant les portes, outrée.
– Eh bien, fit Landrillon, qui laguettait à l’entrée du parc, que vous avais-je dit ? Il net’aime point, il ne t’aimera jamais.
– Mais qu’est-ce donc que cethomme-là ? Ne suis-je point belle, la plus belle detoutes ?… D’où provient tant de froideur !
– Pardine, c’est facile à t’expliquer… Ilne faut point chercher bien loin… C’est, comment dirai-je, un typedans le genre de saint Olfgar… Non, je fais injure au grandsaint.
– Que veux-tu dire ?
– Pour parler plus clairement, ce beaumonsieur a eu le mauvais goût de te préférer ton frère…
Elle lui éclata de rire au nez, malgré sarage. Était-il assez farceur, ce Landrillon ?
– Il n’y a pas à rire, c’est comme je tele dis…
– Tu mens ! tu déraisonnes !Comment avancer pareilles bourdes…
– Mieux que ça. Guidon le paie deretour.
– Impossible !
– Mettez donc le gamin à l’épreuve… C’estbien simple. Il a passé vingt et un ans, je présume, quoiqu’il yparaisse à peine… Tu viens de recourir à l’une des coutumes dupays. Il en est une autre qui s’applique à ton frère. Ce soir, toutgars de son âge n’est-il pas tenu d’aller à la danse et de fairechoix d’une compagne provisoire ou définitive ?… Gageons quele damoiseau se montrera aussi frigide en présence de n’importequel cotillon que, tout à l’heure, son protecteur l’était devantvous.
– Va donc ! proféra Claudie d’unevoix à la fois sourde et sifflante. Ah, les hypocrites, lesinfâmes ! Mais malheur à eux !
– Pardi ! Ah, tu vois clair,enfin ! Ce n’est pas malheureux ! En faisant l’empresséauprès de toi, le noble sire se flattait de donner le change surses véritables ardeurs…
Et il lui raconta tout ce qu’il avaitsurpris ; inventant, amplifiant, là où il n’aurait pu invoquerle témoignage de ses sens.
Elle suffoquait de dépit, mais manifestaitsurtout un vertueux dégoût :
– Écoute, disait-elle à Thibaut ; jeme donnerai à toi, ce soir même. C’est juré. Mais d’abord, tu mevengeras de tous, à commencer par mon frère, ce sournois, ce pourrique je renie !
Avec cette intelligence de la haine, elleétait résolue à frapper Guidon pour mieux atteindre Kehlmark.
– Pas d’esclandre, surtout ! ditLandrillon.
– Sois tranquille. Le moment nousfavorise. La kermesse excuse bien des extravagances !murmura-t-elle avec un sourire affreux.
Pour l’honneur du nom de Govaertz, elle nedivulguerait point ce qu’elle savait de la situation de son frèreauprès du Dykgrave. Elle se contenterait de mettre Guidon enposture humiliante et désagréable. Elle le mettrait aux prises avecquelques gaillardes, au préalable suffisamment préparées à uneagression par les liqueurs et les bières. Mais, comme la suite leprouvera, elle avait trop présumé de son sang-froid et compté sansl’ardeur et le vertige de sa vengeance.
