Fernande

Chapitre 12

 

À la terreur qu’avait causée le cri de madamede Neuilly, succéda bientôt la plus grande surprise lorsqu’on vitle hautain champion des traditions aristocratiques, les brasouverts et le visage riant, s’avancer au-devant de Fernande, etqu’on l’entendit s’écrier :

– Comment ! c’est toi, chèreamie ! Eh ! mon Dieu ! est-ce bien toi que jeretrouve ?

Aussi les spectateurs, muets d’étonnement,n’osèrent-ils interrompre les manifestations de tendresse queprodiguait à Fernande une des femmes les plus orgueilleuses dufaubourg Saint-Germain, et, témoin inquiet de la reconnaissance,chacun dut attendre une explication sans oser la demander.

Quant à Fernande, comme si aucune émotionnouvelle ne pouvait trouver place en son âme, après les émotionsterribles qu’elle venait d’éprouver, elle se laissa embrasser sanstémoigner d’autre impression que celle d’une agréable surprise.C’était juste ce que les lois du savoir-vivre et de la politesseexigeaient. Cependant Fabien, qui était le plus rapproché d’elle,crut s’apercevoir qu’elle pâlissait légèrement.

– Mon Dieu ! que je suis heureuse,continua la noble veuve, de te revoir ainsi, après cinq années deséparation, encore plus jeune et plus belle, je crois, que le jouroù nous nous quittâmes !

– Qu’es-tu devenue, ma pauvreFernande ? Moi, j’ai été mariée et je suis veuve. J’avaisépousé M. de Neuilly, un vieillard ; ce n’était pasune spéculation, Dieu merci ! car tout son bien était placé enrentes viagères ; mais tu sais comme je suis bonne, j’ai vu undévouement à accomplir, et je l’ai réclamé. Au reste, homme debonne maison, et, comme je le disais encore tout à l’heure, un vraide Neuilly, preuves en main : podagre, goutteux, avare, j’enconviens, mais trente-deux quartiers, et d’Harcourt par lesfemmes.

Tout en énumérant les griefs et les avantagesde sa position, la prude examinait avec empressement, et avec unregard d’envie encore plus que de curiosité, la beauté gracieuse,l’air de distinction et l’élégance de son ancienne amie ;puis, s’adressant à madame de Barthèle :

– Pardon, chère cousine, continua-t-elle,mais je ne puis vous exprimer la joie que je ressens à voiraujourd’hui une de mes plus chères compagnes de Saint-Denis.

– De Saint-Denis ? répétèrent avecsurprise tous les personnages présents à cette scène.

– Oui, oui, de Saint-Denis ; vousl’ignoriez, je le vois, poursuivit madame de Neuilly. Eh bien,sachez que nous avons été élevées ensemble, toujours dans les mêmesclasses ; que Fernande et moi nous ne nous quittions pas.C’est la fille d’un brave général mort sur le champ de bataillependant la campagne de 1823, devant Cadix, sous les yeux demonseigneur le duc d’Angoulême ; qui lui promit de veiller surson enfant, sur sa fille unique. Là-bas, nous savions toute cettehistoire que vous paraissez tous ignorer ici. Permettez donc que cesoit moi qui vous présente mademoiselle de…

– Arrêtez, madame, s’écria Fernande. Aunom du ciel, ne prononcez pas le nom de mon père.

Il y avait un tel accent de prière dans cesparoles échappées au cœur de la jeune femme, que madame de Neuillys’arrêta.

Jusque-là Fernande, comme on l’a vu, avaitgardé le silence. Son maintien annonçait même plus de résignationque d’embarras, plus de honte que de crainte ; ses yeuxbaissés avaient évité tous les regards, et sa dignité naturellesemblait s’accroître à mesure que cette singulière rencontreamenait la révélation d’un secret qui tournait à son avantage. Maisau moment où le nom de son père avait été sur le point d’êtreprononcé, par un geste aussi rapide que la pensée, par un cripresque involontaire, par un mouvement de profond effroi, elleavait suspendu ce nom aux lèvres de madame de Neuilly, quieffectivement, à la prière de Fernande, s’était arrêtée.

– Eh ! pourquoi cela, ma chère, ditla veuve, et quel motif vous force à garder l’incognito comme unereine en voyage ? Mais c’est un fort beau nom que le vôtre, etje dirai comme ce roi de Macédoine : Si je ne me nommais pasAlexandre, je voudrais me nommer…

– Madame, dit Fernande, je vous aisuppliée et je vous supplie encore de vous arrêter ; vous nepouvez savoir quels motifs puissants me font désirer que mon nom dejeune fille reste inconnu.

– Vous avez raison, dit madame deNeuilly ; je ne puis pas deviner une pareille fantaisie, et jene comprendrai jamais que la fille du marquis de Mormant…

Fernande jeta un cri de douleur profonde. Lahonte passa sur son visage comme le reflet d’une flammeardente ; puis la pâleur lui succéda, des larmes mouillèrentses paupières et ruisselèrent sur ses joues ; des sanglotsgonflèrent sa poitrine et s’échappèrent en gémissements étouffés.Enfin, avec cette douleur de l’âme plus forte que l’usage du monde,elle courba la tête, et, ouvrant ses bras comme pour indiquer larésignation devant l’impuissance de sa volonté, ellerépondit :

– Vous m’avez fait bien du mal, madame.J’aurais désiré que le nom de mon père ne fût pas prononcé.

– Mais alors il fallait me dire pour quelmotif tu désirais que je gardasse le silence.

– C’est que nous ne sommes plus aux joursde notre enfance, madame, répondit Fernande avec un accès demélancolie profonde ; c’est que nous ne sommes plus dans cettemaison de paix et d’amitié où la pauvre orpheline fut siheureuse.

– Je crois bien que tu étaisheureuse ! tu étais la plus savante, la plus fêtée et la plusbelle de nous toutes.

– Funestes avantages ! dit Fernandeen relevant la tête et en fixant un regard sévère et triste sur lestrois hommes qui, en proie au plus profond étonnement, assistaientà cette étrange scène sans dire un seul mot.

– Aussi nous te prédisions un beaumariage, continua la noble veuve, et je vois que notre prédictions’est accomplie. Une voiture élégante, car c’est à toi sans doutela voiture que j’avais remarquée en entrant dans la cour, de beauxchevaux de luxe, un train de maison ; mais il est donc riche,ce M. Duponderay, Dufonderay ? Comment appelles-tu tonmari ?

– Ducoudray, dit tristement Fernande, enfemme qui se résigne à mentir.

– Ducoudray ! répéta madame deNeuilly. Ah çà ! j’espère qu’il n’y a rien de substitué danssa fortune, lui ; pas de rentes viagères ? Ah !c’est que c’est affreux, vois-tu, chère amie, surtout quand on apris des habitudes de luxe ; un malheur arrive, et puis plusd’hôtel, plus de voiture, plus de chevaux. Mais ce que je necomprends point, pardon de revenir encore là-dessus, c’est de nepoint se parer du nom de son père quand il est beau ; il y adonc des raisons ? Ah ! j’y suis, pauvre petite, tu asfait un mariage d’argent ? Encore une victime ! ton mariest un enrichi, un homme de banque ? Ah !malheureuse ! je comprends tout maintenant.

Puis, à l’indécision des physionomies, voyantqu’elle n’avait pas encore rencontré juste, elle reprit :

– Ce n’est pas cela, non. Ah !maintenant je devine ; c’est à cause du somnambulisme.M. Ducoudray est comme M. Puységur, un magnétiseur. Ehbien, je préfère le magnétisme à la banque. Et il te force à leseconder dans son charlatanisme ? Ah ! véritablement leshommes sont infâmes ! Il te fait lire les yeux bandés commemademoiselle Pigeaire ? Il te fait voir l’heure aux montresdes autres ? Dans quel temps vivons-nous, mon Dieu !M. de Neuilly avait placé tout son bien en viager, c’estvrai, mais il n’aurait pas forcé mademoiselle de Pommereuse, unefille d’ancienne noblesse, à devenir somnambule, à voir ce qui sepasse dans l’intérieur du corps humain, à guérir des malades ;c’est une indignité, et il y a là matière à séparation. Il fautplaider, ma petite. Tiens, je me connais en procès, moi ; j’enai soutenu un de trois ans contre les héritiers deM. de Neuilly. Je t’aiderai de mes conseils, je tesoutiendrai de mon crédit : puis, lorsque nous aurons envoyécet abominable M. Ducoudray magnétiser tout seul, je teréhabiliterai dans le monde, je te présenterai comme la fille dumarquis de Mormant ; et sois tranquille, sous mon patronage,toutes les portes se rouvriront devant toi. N’est-ce pas, monsieurde Montgiroux ? n’est-ce pas, monsieur de Rieulle ?…n’est ce pas, monsieur… Mais qu’avez-vous donc tous ?qu’est-ce que signifient ces visages consternés ? Y a-t-ildonc encore autre chose ?

En effet, on doit comprendre quelle inquiétudeagitait tous les membres du conciliabule devant ce nouveau flux deparoles. D’abord Fernande était restée stupéfaite devant lanouvelle position que lui assignait son ancienne amie. Elle avaitjeté les yeux sur madame de Barthèle, et elle avait vu celle-ci lesmains jointes et dans la posture d’une suppliante. Alors elle avaitcompris qu’on avait eu recours à quelque subterfuge pour colorervis-à-vis de madame de Neuilly son introduction dans lafamille ; elle eut alors pitié de la duplicité à laquelleparfois sont forcés de s’abaisser les gens du monde ; elleétouffa un soupir, et le souvenir de Maurice lui rendant soncourage prêt à l’abandonner :

– On ignorait le nom de mon père,dit-elle, c’est un secret qu’il était de mon devoir degarder ; vous l’avez divulgué, madame, je ne vous en veux pas,et croyez bien que, dans le bonheur que j’éprouve à vous revoir, jevous pardonne tout le mal que vous m’avez fait.

– Ah ! dit madame de Neuilly,blessée de la réponse de Fernande, ce n’était pas ce froid accueil,cette réserve dédaigneuse que j’avais droit d’attendre d’une amiede dix ans.

– Il n’y a ni froideur ni dédain dans maconduite, madame, croyez-le bien, reprit Fernande d’un ton humbleet doux, et madame de Barthèle que voici, et à qui vous pouvez vousfier, je l’espère, sous le rapport des convenances, vous dira queje ne puis ni ne dois me comporter vis-à-vis de vous autrement queje le fais.

– Je dirai, ma chère Fernande, s’écria labaronne emportée par la reconnaissance qu’elle éprouvait par laconduite digne et dévouée de la jeune femme, je dirai que vous êtesune des plus nobles et des plus charmantes créatures que j’aiejamais vues ; voilà ce que je dirai.

– Mais, en ce cas, reprit madame deNeuilly, pourquoi ne pas me dire tout de suite, comme je l’ai faitmoi-même : « Voilà qui je suis, voilà ce que j’aifait ! »

En ce moment, heureusement pour Fernande qui,attaquée directement et poussée à bout, ne savait plus querépondre, la cloche du déjeuner retentit. Madame de Barthèle saisitavec empressement cette occasion de rompre l’entretien.

– Vous entendez, mesdames ?dit-elle, on sonne le déjeuner ; à plus tard les confidences,vous aurez toute la journée pour cela.

Puis, comme en ce moment le valet entraitannonçant qu’on était servi :

– Monsieur de Vaux, dit-elle, conduisezmadame Ducoudray ; monsieur de Montgiroux, donnez le bras àmadame de Neuilly.

Quant à Fabien, il s’était déjà emparé du brasde Clotilde.

On passa dans la salle à manger.

Comme il y avait quatre femmes et troishommes, deux femmes devaient être placées à côté l’une de l’autre.Madame de Barthèle fit asseoir Fernande à sa droite.

M. de Montgiroux se plaça à sagauche. De l’autre côté de Fernande s’assit Léon de Vaux, puismadame de Neuilly en face de la baronne ; puis, à la droite demadame de Neuilly, Fabien de Rieulle, et enfin Clotilde, qui setrouva ainsi entre Fabien et M. de Montgiroux.

Le secret de la naissance de Fernande, quel’on venait d’apprendre, grâce à l’indiscrétion de madame deNeuilly, préoccupait fort tout le monde, et surtout la baronne.Madame de Barthèle ne cessait de se féliciter intérieurement sur sapénétration, qui lui avait fait reconnaître presque du premier coupd’œil, dans Fernande, toutes les habitudes d’une femme dequalité ; aussi se mit-elle à lui faire les honneurs de latable avec une politesse affectée. Madame de Neuilly devait s’yméprendre, et c’était là pour madame de Barthèle un pointimportant.

– Ah ! c’est une fille de noblesse,pensait madame de Barthèle ; eh bien, il était impossiblequ’il en fût autrement, et sans doute mon fils, en s’attachantcomme il l’a fait à elle, ne l’ignorait pas ; tout serait pourle mieux si madame de Neuilly n’était point là. Envieuse etméchante, cette femme a véritablement un mauvais génie qui lapousse partout où l’on ne voudrait pas la voir.

Ce secret n’avait pas, comme on le devinebien, produit une moindre impression sur M. de Montgirouxque sur la baronne : depuis deux heures, Fernande lui étaitapparue sous un jour si nouveau, qu’il voyait surgir en elle millequalités qu’il n’y avait point encore découvertes ; il luiétait démontré que Léon de Vaux soupirait inutilement ; ilcommençait à croire que Fabien n’avait jamais eu aucun droit surelle ; enfin la douleur de Maurice lui faisait douter queMaurice eût jamais été son amant. Puis, notre orgueil nous souffletoujours à l’oreille que l’on fait pour nous plus que l’on n’a faitpour les autres. À la suite de cette douce caresse de sonamour-propre, de cette séduisante flatterie de sa vanité, une idéeincertaine, vague, indécise, se présentait à l’esprit deM. de Montgiroux, idée folle, idée à laquelle cependantil revenait sans cesse malgré lui, celle de s’attacher sa joliemaîtresse par des liens plus sacrés. Il avait sur ce point, et dansle cas où il voudrait les invoquer, bien des antécédents pour faireexcuser son entraînement, même à la chambre haute. Toutes ces idéesavaient quelque chose de doux à l’imagination blasée du pair deFrance, et dans son for intérieur, il se sentait rajeunir ;comme la lampe qui va s’éteindre, M. de Montgiroux étaitprêt à jeter une dernière lueur, à briller d’un dernier éclat.

Léon, de son côté, loin de renoncer désormaisà ses espérances à l’égard de Fernande, n’avait fait que concevoirun désir plus vif d’atteindre au but qu’il poursuivait depuis troismois ; une nuance de sentiment venait, en effet, se mêlerdésormais à ses désirs : le mystère dont Fernande s’étaitentourée devant tout le monde, lui prouvait qu’elle tenait àménager sa famille, et cette pudeur qu’un cœur délicat eûtrespectée, lui devenait un moyen de triompher de sa résistance enl’effrayant, s’il ne pouvait y parvenir d’une manière plusdigne.

Quant à Fabien, tout entier en apparence à sonamour pour Clotilde, il semblait indifférent à tout ce qui n’étaitpas en rapport direct avec elle, et celle-ci, de son côté, sans serendre compte du sentiment qu’elle éprouvait, écoutait Fabien avecun vague plaisir. On ne craignait plus pour les jours de Maurice,le cœur de la jeune femme s’ouvrait à l’espérance ou à un sentimentqui lui donnait le change, et c’était la voix de Fabien, c’étaientses regards, c’étaient ses prévenances qui répondaient aux doucesémotions qu’elle éprouvait, et même qui les causaientpeut-être.

Madame de Neuilly, sous l’influence de lajalousie secrète qu’elle ressentait toujours pour quiconquel’emportait sur elle, soit en beauté, soit en fortune, soit engrâce, c’est-à-dire pour le plus grand nombre, cherchait às’expliquer quel intérêt son ancienne compagne avait à cacher lenom de son père, et pourquoi elle avait témoigné une douleur sivive en voyant ce nom révélé ; elle ne concevait pas biencomment une femme qui paraissait avoir le train et le luxe d’unegrande fortune, comment une femme qui paraissait tenir un rangdistingué dans le monde, et que d’ailleurs sa beauté, ses talentset son esprit rendaient si remarquable, se trouvait dans cettemaison sans être connue, ou du moins comme une somnambule, prèsd’un jeune malade, entre la mère et la femme de ce jeunemalade : tout cela lui semblait couvrir un secret, voiler uneintrigue ; elle avait donc résolu de ne pas quitter la maisonsans être arrivée à pénétrer ce mystère.

Une grande force d’âme pouvait seule soutenirFernande dans la position où elle était placée ; mais elle enétait venue, en surmontant successivement les émotions différentesqu’elle avait éprouvées depuis le matin, à une telle puissance surelle-même, que ni son regard, ni son maintien, ni l’accent de savoix ne trahissaient le trouble qui l’agitait intérieurement.Blessée dans son orgueil le plus secret et le plus intime par ladécouverte de la haute position dont elle était déchue, maissoutenue par un sentiment plus fort que l’égoïsme, elle comprimaittoutes ses impressions, et elle finissait, en quelque sorte, paréprouver la tranquillité, l’indifférence qu’elle affectait. Libreainsi de ses affections personnelles, tout entières sacrifiées auxautres, son regard profond et investigateur planait sur tout lemonde, et, de temps en temps, plongeait jusqu’au fond des cœursqu’elle avait intérêt à connaître. Ainsi, rien ne luiéchappait ; ni l’adresse de Fabien, ni l’amour naissant deClotilde, ni les nouveaux sentiments de Léon, ni la vieillejalousie de madame de Neuilly, ni les combats du comte, ni lebonheur maternel de madame de Barthèle ; elle attendait doncles événements non-seulement avec une grande liberté d’esprit, maisencore avec une grande supériorité de position ; elle avaitfait le sacrifice de sa personnalité, elle s’était dévouée.

Au milieu de ces préoccupations diverses, uneconversation générale devenait difficile, et cependant chacun ensentait le besoin pour voiler ses propres sentiments ; il enrésulta qu’après un moment de silence et de contrainte, ceux quiétaient les plus intéressés à se ménager des aparté à voixbasse, s’accrochèrent aux premiers mots qui furent dits, et, avecun air d’insouciance plus ou moins bien jouée, poussèrent laconversation vers ces généralités auxquelles tout le monde peutprendre part ; ce fut, au reste, madame de Neuilly qui donnal’essor à la pensée en lui donnant un point de départ.

– J’espère, ma chère Fernande, dit-elle,que ton temps n’est pas tellement pris par les séances magnétiques,qu’il ne te reste pas quelque loisir pour t’occuper depeinture : tu avais, à Saint-Denis, de si admirablesdispositions, je me le rappelle, que notre maître de dessin disaittoujours qu’il voudrait que tu perdisses ta fortune, pour que tufusses forcée de te faire artiste.

– Comment ! s’écria la baronne,madame peint ?

– Mais oui, dit Léon, madame est toutbonnement de première force.

– Vraiment ? dit Clotilde pour direquelque chose.

– C’est-à-dire que si madame exposait,reprit Léon, elle ferait émeute au salon.

– Est-ce vrai ce que dit làM. de Vaux ? demanda madame de Neuilly, et es-tuvéritablement devenue une madame Le Brun ?

– Si elle voyait ce que je fais, ditFernande en souriant, madame Le Brun, je crois, mépriserait fortmes ouvrages.

– Pourquoi cela ? demanda la baronnede Barthèle ; j’ai connu madame Le Brun, et c’était une femmede beaucoup d’esprit.

– Justement, madame la baronne, ditFernande, voilà ce qui fait que nous ne nous entendrions pas ;à tort ou à raison, je déteste l’esprit dans l’art.

– Et qu’y cherchez-vous, madame ?demanda M. de Montgiroux.

– Le sentiment, monsieur le comte, voilàtout, répondit Fernande.

– Et quel est votre maître ? repritmadame de Barthèle.

– La nature pour la forme, ma proprepensée pour l’expression.

– Ce qui veut dire que madame appartientà l’école romantique, dit Fabien avec un sourire légèrementrailleur.

– Je ne sais pas trop ce que l’on entendpar les écoles classique et romantique, monsieur, réponditFernande ; si le peu que je vaux méritait qu’on me classâtparmi les adeptes d’une école quelconque, je dirais quej’appartiens à l’école idéaliste.

– Qu’est-ce que cette école ?demanda madame de Neuilly.

– Celle des peintres qui ont précédéRaphaël.

– Oh ! mon Dieu ! que nousdis-tu donc là, chère Fernande ? est-ce qu’avant Raphaël, il yavait des peintres ?

– Avez-vous visité l’Italie,madame ? reprit Fernande.

– Non, dit madame de Neuilly ; maisClotilde y a passé un an avec son mari, et, comme elle-même s’estoccupée de peinture, elle pourra vous répondre à ce sujet.

– Voyons, dit, tout bas Fabien à la jeunefemme ; voyons si elle aura l’audace de vous adresser laparole.

Mais au lieu de se retourner vers Clotilde,comme semblait le commander l’interpellation de madame de Neuilly,Fernande baissa les yeux et garda le silence. Ce n’était point làl’affaire de madame de Barthèle, qui, sentant la conversationtomber, essaya de la rattacher à une réponse de Clotilde.

– Vous avez entendu ce qu’a dit madameDucoudray, ma chère enfant ? dit la baronne Connaissez-vouscette école dont elle parle ?

– C’est celle des peintres chrétiens, dittimidement Clotilde ; c’est l’école de Giotto, de Jean deFiesole, de Benozzo Gozzoli et du Pérugin.

– Justement, s’écria Fernande emportéemalgré elle par le plaisir de rencontrer une sœur de sa pensée.

– Oh ! mon Dieu ! dit madame deNeuilly, mais excepté le Pérugin, que je connais parce qu’il a étéle maître de Raphaël, je n’ai jamais entendu parler de tous cesgens-là.

– Le Genèse dit qu’avant d’être peupléed’hommes, la terre était habitée par des anges, répondit Fernande.Vous avez peu entendu parler aussi de ces anges-là, n’est-ce pas,madame ? Eh bien, il en est ainsi de ceux que j’ai nommés etqui semblent des messagers divins envoyés du ciel sur la terre,pour montrer d’où l’art vient et de quelle hauteur il peutdescendre.

Le comte de Montgiroux regardait Fernande avecétonnement ; elle se révélait sous un aspect inconnu ;elle n’avait jamais daigné être pour lui autre chose qu’unecourtisane, et voilà qu’elle était une artiste pleine depensée.

– Ma foi, ma chère amie, dit madame deNeuilly, tout cela devient beaucoup trop sublime pour moi. J’iraite voir et tu me montreras tes chefs-d’œuvre.

– Eh bien, tandis que vous y serez,cousine, reprit la baronne, dites-lui de vous chanter l’Ombraadorata de Roméo, qu’elle a chanté tout à l’heure àMaurice, et vous me direz si jamais madame Malibran ou madame Pastavous ont fait plus grand plaisir.

– Ah çà ! mais tu es donc devenueune véritable merveille, depuis que nous nous sommesquittées ?

Fernande sourit tristement.

– J’ai beaucoup souffert, dit-elle.

– Et quel rapport cela avait-il avec lapeinture et la musique ?

– Oh ! dit Clotilde, je comprends,moi.

Fernande lui jeta un regard d’humbleremercîment.

– Alors, dit madame de Neuilly, enmusique comme en peinture, tu as dessystèmes ?

– Il est impossible d’être quelque peuartiste, répondit Fernande, sans avoir ses préférences et sesantipathies.

– Ce qui signifie…

– Que j’ai les mêmes idées en musiquequ’en peinture, c’est-à-dire que je préfère la musique sentiment àla musique d’exécution, celle qui contient des pensées à celle quine renferme que des sons. Cela n’empêche pas d’être juste, je lecrois, envers les grands maîtres. J’admire Rossini etMeyerbeer ; j’aime Weber et Bellini : voilà mon systèmetout expliqué.

– Eh bien, que dites-vous de cettethéorie, monsieur le comte, demanda Léon de Vaux, vous qui êtes unmélomane ?

– Lui, le comte, un mélomane !s’écria madame de Barthèle. Ah ! bien oui ! il déteste lamusique.

– Mais je pensais que M. le comteavait une loge à l’Opéra ! reprit Léon.

– J’en avais une, dit vivement le comte,ou plutôt j’avais un jour de loge ; mais je l’ai cédé.

– Pardon, je croyais vous avoir aperçuvendredi dernier, tout au fond de la loge, il est vrai.

– Vous vous êtes trompé, monsieur, ditvivement le comte.

– C’est possible, reprit Léon deVaux ; alors c’est quelqu’un qui vous ressemblait fort.

– Maintenant, ma chère Fernande, repritmadame de Neuilly, je te ferai observer que tu n’as plus qu’à nousformuler tes opinions littéraires pour nous avoir fait un courscomplet d’art.

– C’est me rappeler, madame, dit Fernandeen souriant, que j’ai pris une part beaucoup trop grande à laconversation, et cependant je n’ai fait que répondre aux questionsque l’on m’a adressées.

– Mais qui vous dit cela, ma chère madameDucoudray ? s’écria madame de Barthèle : tout aucontraire, nous avons à vous remercier mille fois, et vous avez étéadorable.

– J’espère, Fernande, dit tout bas Léonde Vaux, en rapprochant pour la dixième fois son genou du genou queFernande éloignait toujours ; j’espère que vous ne me garderezpas rancune de vous avoir amenée ici ; il me semble que lamanière dont on vous accueille… il est vrai aussi que vous êtescharmante.

– Vous oubliez ce que vous m’avez faite,répondit Fernande. Je suis madame Ducoudray, une somnambule,l’associée de quelque Cagliostro, la complice de quelque comte deSaint-Germain. Il faut bien que j’essaye de justifier la bonneopinion que, sur votre recommandation, on a dû concevoir demoi.

– Ah ! mon cher monsieur Léon, ditla baronne, faites-y bien attention ; si vous prenez ainsimadame Ducoudray pour vous tout seul, nous allons vous faire unebonne grosse querelle.

– Et vous avez raison, madame, ditFabien ; ce Léon est d’un égoïsme ! N’est-ce pas,monsieur le comte ?

– Le fait est, dit vivement le pair deFrance, que madame allait nous donner son opinion.

– Sur quoi ? demanda Fernande.

– Sur la littérature.

– Oh ! monsieur le comte,excusez-moi ; je suis bien excentrique en littérature. Mesadmirations se bornent à cinq hommes ; il est vrai que ceshommes sont des demi-dieux. Si jamais je me retire du monde, ce quipourra bien m’arriver un beau matin, je n’emporterai avec moi queces cinq grands poëtes.

– Et lesquels ? demanda madame deBarthèle.

– Moïse, Homère, saint Augustin, Dante etShakspeare.

– Ah ! ma chère Fernande, quedites-vous là ? s’écria madame de Neuilly. Comment est-ilpossible que vous admiriez Shakspeare, un barbare ?

– Ce barbare est l’homme qui a le pluscréé après Dieu, dit Fernande.

– Croiriez-vous une chose ? ma chèremadame Ducoudray, dit la baronne, c’est que je n’ai jamais eul’idée de lire Shakspeare.

– C’est de l’ingratitude, madame. Nousautres femmes surtout, nous devrions vouer un culte àShakspeare ; les plus admirables types de notre sexe ont étécréés par lui. Juliette, Cordelia, Ophelia, Miranda, Desdemona,sont des anges à qui sa main a détaché les ailes que Dieu leuravait données, pour en faire des femmes.

– Comte, dit madame de Barthèle, puisquevous allez ce soir à Paris, vous me rapporterez un Shakspeare.

– Ce serait avec le plus grand plaisir,baronne, dit le comte, mais j’ai changé d’avis.

– Comment ?

– Je n’irai pas à Paris ce soir ; jecrois ma présence nécessaire ici.

– Pourquoi donc vous gêner, maintenantque Maurice va mieux ? reprit madame de Barthèle ; vousavez promis à vos confrères de la chambre, m’avez-vous dit, de vousrendre à une conférence très-importante.

– Eh bien, madame, répondit le comte ensouriant, je manquerai à ma promesse ; et lorsqu’ils saurontla cause qui m’a retenu loin d’eux, ils me pardonneront.

– Oh ! monsieur, dit Léon, quisemblait avoir pris à tâche de harceler éternellement le pauvrepair de France, pourquoi donc priver vos collègues de vos lumièresdans une circonstance où elles peuvent leur être siutiles ?

– C’est une réunion préparatoire.

– Les affaires de l’État avant tout,monsieur le comte ; n’est-ce pas, madame la baronne ?Diable ! il ne faut pas badiner avec les lois.

– Il veut m’éloigner, se dit lecomte ; c’est bien.

– Oh ! quant à cela, dit madame deBarthèle, voulez-vous que je vous dise une chose ? C’est queje suis convaincue que les lois se font toutes seules, et quecelle-là n’en sera ni meilleure ni pire pour être venue au monde enl’absence de M. de Montgiroux.

À ces mots, madame de Barthèle se leva, car ilétait convenu qu’on irait prendre le café au jardin. Chacun imitason exemple. Au milieu du mouvement, le comte de Montgiroux trouvamoyen de se rapprocher de Fernande et de lui dire sans êtreentendu :

– Vous comprenez que c’est pour vous queje reste, et qu’il faut absolument que je vous parle.

Fernande allait répondre, lorsqu’un cri dejoie poussé par madame de Barthèle la força de se retourner.

Maurice, pâle et chancelant, enveloppé dansune large robe de chambre, venait, profitant de l’absence dudocteur, d’apparaître sur le seuil de la salle à manger.

Il s’arrêta immobile, en reconnaissant lesdifférents personnages qu’il trouvait réunis.

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