Fernande

Chapitre 20

 

Pendant ce temps, comme on le sait, les deuxamis se promenaient en fumant leurs cigares.

– Eh bien, Léon, dit Fabien suivant del’œil la colonne de fumée qui s’élevait en tournoyant au-dessus desa tête, eh bien, n’admires-tu pas la tournure merveilleuse que leschoses ont prise, et comme les bonnes actions sontrécompensées ? J’ai toute ma vie eu le désir de savoir quelleétait Fernande ; maintenant, grâce à l’indiscrétion de madamede Neuilly, je le sais. Tu grillais de l’envie de connaître quelétait le souverain régnant rue Saint-Nicolas, n° 19 ;grâce au trouble de M. de Montgiroux, tu l’as appris.

– Sans compter, reprit Léon, la charmantecomédie que nous avons eue toute la journée sous les yeux. Sais-tu,mon cher, que c’est une maîtresse femme que Fernande, et que, si jen’en viens pas à mes fins, je suis capable d’en faire une maladiecomme Maurice ?

– Je ne te le conseille pas, car je douteque Fernande fasse pour toi ce qu’elle a fait pour Barthèle.

– Tu crois donc qu’elle l’aimetoujours ?

– Elle en est folle, c’est visible.

– Mais si elle en est folle, alors quesignifie sa liaison avec M. de Montgiroux ?

– Oh ! mon cher, ceci c’est un deces mystères de l’organisation féminine, qui seront toujours uneénigme pour les La Rochefoucauld et les La Bruyère de tous lestemps : peut-être est-ce un caprice, peut-être une vengeance,peut-être un calcul.

– Fernande intéressée, fi donc !

– Eh ! mon Dieu, qui sait ? tuas vu la surface de toutes ces figures groupées aujourd’hui autourde Maurice convalescent ; eh bien, qui aurait dit que derrièreces masques souriants, il y avait au fond de chaque poitrine unebonne petite passion qui dévorait tout doucement le cœur.

– Et à propos de passion, où en est latienne, Fabien ?

– Oh ! moi, ce sera long, c’est unegrande affaire que j’ai entreprise là, une affaire d’été ;l’hiver, je n’aurais pas le temps.

– Mais enfin, es-tu satisfait ?Crois-tu t’apercevoir que tu fais quelque progrès dans l’esprit dela belle jalouse ?

– Oui, je n’ai pas perdu majournée ; j’allais même risquer ma déclaration entière, quandcette sotte de Fernande est venue nous déranger ; aussi, jelui en veux sérieusement, et si je puis lui jouer le mauvais tourde t’aider à devenir son amant, je m’y emploierai de tout moncœur.

– Il me semble, au bout du compte, que cene serait pas plus malheureux pour elle que d’avoir été lamaîtresse de Maurice et de M. de Montgiroux.

– À propos de cela, as-tu réfléchi à unechose ?

– À laquelle ?

– Mais à ce que l’on dit dans le monde,que Maurice est le fils du comte.

– Ah ! c’est pardieu vrai. Eh bien,mais alors Fernande serait donc…

– Une véritable Jocaste, mon cher ;seulement Œdipe ne succède pas à Laïus, c’est Laïus qui succède àŒdipe : il ne leur manque plus que de se rencontrer dansquelque étroit passage, et de mettre l’épée à la main l’un contrel’autre, pour compléter la ressemblance. Vois donc un peu à quoil’on est exposé dans ce monde.

Les deux jeunes gens éclatèrent de rire ;Fabien, qui avait fini son cigare, en tira un autre de sa poche, ets’arrêta un instant devant Léon pour l’allumer.

– Et toi, lui dit-il quand l’opérationfut terminée, où en es-tu ?

– Moi, dit Léon, je n’ai pas fait un pasen avant ; mais à cette heure je sais qui est Fernande ;j’ai appris que Maurice en est amoureux ; je n’ignore plus queM. de Montgiroux s’en va séchant de jalousie, et j’espèrebien tirer parti de ces trois secrets.

– Comment, tu ferais del’intimidation ?

– Que veux-tu ? si elle me réduit àcette extrémité, il me faudra bien l’employer.

– Mauvais moyen, mon cher, mauvais moyen,crois-moi ; j’en ai essayé une fois et il m’a malréussi ; à ta place je jouerais le sentiment ; jetenterais hypocritement le respect au malheur ; les femmesdéchues tiennent beaucoup à être respectées, et elles sont fortreconnaissantes à ceux qui veulent bien se prêter à cettefantaisie.

– Oui, quand elles ne s’en moquent pas.Que ce manège te réussisse auprès de la naïve madame de Barthèle,je le comprends, mais auprès de la rusée Fernande, ce serait, j’enai bien peur, perdre ma peine et mon temps.

– Eh ! ce n’est pas sûr, il estquelquefois plus facile de tromper les esprits subtils que legrossier bon sens. En définitive, quel est ton projet ?

– D’attendre et de voir venir ;j’avais compté sur notre retour à Paris ; mais la voilà dansla maison Dieu sait pour combien de temps.

– En attendant, mon cher, faisons unechose.

– Laquelle ?

– Formons à nous deux une ligne offensiveet défensive. Tu veux Fernande, moi je veux Clotilde ; ehbien, sers-moi près de Clotilde, et, moi, je te servirai près deFernande.

– Je le veux bien, mais d’abordexplique-moi comment je dois m’y prendre, et dis-moi comment tu t’yprendras.

– J’avoue que mon rôle est plus facileque le tien ; je puis, moi, aborder franchement la questionsans marchander avec les mots. Quant à toi, il faut louvoyer :tu commenceras par t’excuser, au nom de la nécessité, d’avoir oséintroduire la courtisane près de la femme honnête ; fais toutce que tu pourras pour éveiller la jalousie de Clotilde ;dis-lui, par exemple, que Maurice t’a chargé de la rassurer en luidisant qu’il était décidé à ne plus voir Fernande, ce qui lui seratout naturellement une preuve du contraire.

– Ne faut-il pas entrelarder tout celad’un mot d’éloge pour toi ?

– Ce n’est pas absolumentindispensable ; il serait plus adroit, je crois, demédire ; comme tu es mon ami, la chose paraîtra toutenaturelle.

– Tu me rends la tâche facile, mon cherFabien ; ainsi c’est entendu.

– Ne m’abîme pas trop, cependant.

– Je ne dirai que ce que je pense.

– Diable ! je crois que nous neferions pas mal alors d’arrêter le programme.

– Non, rapporte-t’en à moi.

– Chut ! voilà quelqu’un.

– Ainsi, c’est entendu.

– Ta main ?

– La tienne ?

Les deux jeunes gens se serrèrent la main, etle pacte fut conclu.

La personne qui venait à eux était madame deNeuilly ; elle marchait vivement et avec la hâte d’unepersonne qui porte de fâcheuses nouvelles.

– Enfin, c’est vous, messieurs,dit-elle ; c’est galant de nous laisser ainsi seules, nousautres pauvres femmes ; heureusement que vous êtes faciles àtrouver pour qui a affaire à vous ; vos cigares brillent commedeux lanternes.

Les deux jeunes gens jetèrent leurscigares.

– Croyez, madame, dit Fabien, que, sinous avions su que vous aviez quelque chose à nous dire, nous nousserions empressés d’aller au-devant de vous.

– J’avais à vous dire, messieurs, quevous aviez fait un charmant cadeau en amenant à madame de Barthèleet à Clotilde la respectable personne que vous avez conduiteici.

– Comment cela, madame ? demandaLéon de Vaux ; expliquez-vous, je vous prie.

– Ah ! oui, faites semblant de nepas comprendre ; essayez de me faire accroire que vous nesaviez pas ce que c’était que votre prétendue madame Ducoudray.

Les deux jeunes gens se regardèrent.

– Eh bien ! qu’y a-t-il d’étonnant,voyons, à ce que j’aie découvert la vérité ? Ah ! monDieu, la chose n’a pas été difficile, allez. Madame de Barthèlem’avait priée de faire transmettre, par son valet de chambre, aucocher de cette créature l’ordre de retourner à Paris, comme si cetordre venait de sa maîtresse. J’ai fait mieux que cela, j’ai faitvenir son cocher lui-même, lequel, lorsque je lui ai parlé demadame Ducoudray, a ouvert de grands yeux ébaubis, en homme quidemande : Qu’est-ce que c’est que cela, madameDucoudray ? J’ai insisté, comme vous comprenez bien ;alors j’ai appris que la prétendue madame Ducoudray n’étaitaucunement mariée ; que le Ducoudray n’existait mêmepas ; qu’elle s’appelait tout bonnement Fernande, et sansdoute avait pris ce nom-là pour s’introduire dans une maisonhonnête. Je ne m’étonne plus que la jeune personne tenait tant à ceque le nom de son père ne fût pas prononcé. Eh bien, maintenanttout s’explique, excepté l’amour de Maurice pour une pareillefemme ! En quel temps vivons-nous, mon Dieu, que les jeunesgens de famille fréquentent de pareilles créatures ? Quant àmoi, je sais qu’à la place de madame de Barthèle et de Clotilde,j’en voudrais mal de mort à ceux qui ont amené cette gentillepersonne à Fontenay.

– Ce serait une grande injustice, madame,dit Léon de Vaux parvenant enfin à glisser une phrase entre letorrent de paroles qui tombaient de la bouche de la prude indignée,– car c’est madame de Barthèle elle-même qui nous a priés de luiprésenter Fernande.

– Madame de Barthèle ? Ah ! jereconnais bien là l’inconséquence de ma chère cousine, mais aumoins Clotilde ignore…

– Madame Maurice de Barthèle sait tout,dit Fabien.

– Comment ! elle sait que son mari aaimé cette créature ?

– Parfaitement.

– Et elle a permis qu’elle entrât dans lachambre de Maurice !

– C’est elle-même qui l’a conduite aupied de son lit.

– Oh ! par exemple, s’écria madamede Neuilly, voilà qui passe toute croyance ; cela ne m’étonneplus qu’en arrivant j’aie dérangé tout le monde, jusqu’àM. de Montgiroux. Est-ce que par hasardM. de Montgiroux avait un rôle dans cette scandaleusecomédie ?

– Oui, dit en riant Léon de Vaux, mais ilfaut rendre au digne pair de France cette justice, qu’il ignoraitparfaitement qu’il dût trouver ici mademoiselle de Mormant ;sans cela, je suis bien convaincu qu’il se serait gardé de quitterParis.

– Je le crois bien ; on ne se souciepas de coudoyer de pareilles femmes, et moi qui l’ai embrassée, monDieu, moi qui l’ai tutoyée, moi qui ai couru après elle toute lajournée ; voilà ce que c’est que d’être trop bonne !

Les deux jeunes gens échangèrent unsourire.

– Et d’après ce que vous nous dites là,madame, répondit Fabien, nous ne faisons pas de doute que nous nesoyons bientôt privés de votre aimable compagnie ; car, sansdoute, vous ne voudrez plus vous trouver dans la même chambre quevotre ancienne amie.

– Sans doute, c’est ce que je devraisfaire, reprit la veuve de son ton le plus aigre ; sans doutemadame de Barthèle et Clotilde mériteraient que je leur donnassecette leçon ; mais je suis curieuse de savoir comment celleque vous appelez mon ancienne amie soutiendra ma présence.

– Mais, sans doute, comme elle l’a faitjusqu’à présent, avec beaucoup de modestie et de dignité à la fois,reprit Léon, car elle ignorera que vous savez son secret, à moinsque vous ne le lui disiez ou que quelqu’un ne le lui dise pourvous.

– Et c’est ce que je ne manquerai pas defaire pour mon compte, si elle a l’audace de venir m’adresser laparole ; mais au reste, maintenant je suis au courant de tout,ou à peu près, car il y a peut-être encore d’autres choses quej’ignore, je suis curieuse de voir la figure que chacun fera autourdu lit de notre malade, et Maurice tout le premier. Ah ! mais,j’y pense, s’écria madame de Neuilly, si Maurice aime cette femme,Maurice n’aime donc pas Clotilde !

Et un rayon de joie hideuse illumina le visagede madame de Neuilly. Cette seule pensée avait calmé le grandcourroux de la veuve, et une sensation indéfinissable de bien-êtrese répandait dans toute sa personne ; elle était vengée desdédains de l’homme dont elle avait désiré devenir la femme, et decelle qui l’avait emporté sur elle ; grâce au secret qu’elleavait pénétré, elle se sentait maîtresse absolue de tous ceux quise trouvaient mêlés au mystère de cette aventure ; elleenvisagea, d’un seul coup d’œil, toutes les ressources que luioffrait sa position supérieure et inattaquable. Le génie du mal luisouffla au cœur qu’elle pouvait, en un seul instant et d’un seulmot, écraser de tout le poids de son dédain l’ancienne amie quil’avait constamment emporté sur elle autrefois ; et toutejoyeuse et suivie des deux amis, elle s’achemina vers lechâteau.

Arrivée au perron, elle s’arrêta.

– Messieurs, dit-elle, une idée.

– Laquelle ?

– Répondez-moi franchement.

– Parlez d’abord.

– M. de Montgiroux a-t-il vuaujourd’hui la prétendue madame Ducoudray pour la premièrefois ?

Les deux jeunes gens se regardèrent, admirantl’instinct diabolique de cette femme.

– Je n’oserais en répondre, dit ensouriant Léon de Vaux.

– Et moi je suis sûre qu’ils seconnaissent ; oui, ils se connaissent, et même il y a plus,M. de Montgiroux est amoureux de Fernande ; j’aisurpris des regards de madame de Barthèle. Ah ! en vérité, ceserait charmant, si Maurice et M. de Montgiroux…

Et, emportée par sa méchante nature, la veuve,à une idée qui se présenta à son esprit, éclata de rire.

– Charmant ! répéta Fabien.

– Je veux dire affreux, reprit madame deNeuilly d’un air grave ; affreux, c’est le mot, car…

– Car… ? reprit Fabien.

– Rien, rien, répondit la veuve. Vousavez raison, messieurs, il faut garder le silence, et laisser allerles choses où elles vont. Ce que Dieu fait est bien fait.

Et, avec un sourire d’indicible méchanceté, laveuve s’élança dans les escaliers, ayant hâte de se retrouver enface de toutes ces personnes qu’elle croyait désormais tenir danssa main.

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