Fernande

Chapitre 16

 

– C’est un temps si doux et si charmantque celui de la jeunesse, reprit Fernande en sortant tout à coup durêve de ses souvenirs, qu’il n’est jamais inutile, dans quelquesituation de la vie que l’on se trouve, d’y retremper son âme. ÀSaint-Denis, j’étais heureuse et fière d’être aimée, de partagerles illusions des autres, de conserver leurs espérances, derecevoir mes impressions d’après les leurs ; mais par cecontrecoup, le sentiment de mon infortune m’intimidait :forcée de me faire une famille par les relations de l’amitié, jedevais nécessairement avoir plus de qualités ou de défauts que mescompagnes, jeunes filles caressées par de riantes promesses, etqu’attendaient au seuil de cette maison les réalités d’uneexistence, sinon exempte de trouble, du moins préparée avecprudence par les soins et la tendresse de leurs parents. Ma natureme soutint heureusement dans mes bonnes dispositions ; sousles regards de nos maîtresses, je grandissais en profitant de lasage éducation que le fondateur de cet établissement avait lui-mêmeméditée, car le génie organisateur de Napoléon se révèle àSaint-Denis comme partout, pour l’ordre et par l’ordre. On mecitait, et constamment encouragée par les succès, je dépassais lebut qui m’avait été fixé. Pour toute chose, hélas ! ajoutaFernande avec un triste sourire, il était dans ma destinée d’allerplus loin que les autres.

» Quand l’empereur fonda l’établissementdes filles de la Légion-d’Honneur, il dit au soldat :

» – Si tu es brave, tu auras lacroix ; alors, pauvre ou riche, général ou soldat, tu pourrasmourir tranquille, car tes enfants auront un père.

» C’était donc l’utile, c’était donc lenécessaire, qu’il avait assuré aux filles pauvres, et pasdavantage ; car leur promettre ou leur assurer davantage,c’était les élever au-dessus de leur état. Sous la Restauration,beaucoup de nobles familles manquaient du nécessaire et de l’utile,et cependant ce fut à cette époque que les vanités mondaines seglissèrent dans l’asile ouvert aux orphelines par la reconnaissancedu guerrier. La loi salique, en nous excluant du trône, ne nouspréserve pas de l’ambition de régner par l’influence de notreesprit ou de notre beauté ; la femme ne porte de titre quecelui de son mari, et par conséquent elle achète ce titre au prixde sa liberté ; mais ses filles ont dans le berceau des langesarmoriés et jouent avec les perles et les fleurons d’une couronne.Si dans les salles d’étude de la royale maison, si dans lesdortoirs, tout restait conforme aux règlements dictés par le soldatcouronné, les cours et les jardins avaient des échos qui répétaientl’agitation de la grande ville ; le babillage enfantin, quin’était que le reflet des causeries des salons paternels, y faisaitnaître dans les cœurs de douze ans l’impatience de briller et lebesoin de plaire. Les splendeurs de la cour y rayonnaient au fonddes imaginations exaltées et les échauffaient de sourdesespérances ; seule peut-être je ne désirais rien, seulepeut-être je n’étais pas distraite de mes travaux présents par mesprojets à venir. Seulement, la vanité de mes compagnes s’exerçaitpour moi aussi bien que pour elles-mêmes ; quand elles étaientlasses de se tirer un horoscope de duché et de pairie, elles meprédisaient un bonheur immense, inconnu, inouï, et cette espèced’hommage qu’on rendait ainsi d’une manière détournée, non pas à maposition, mais à ma supériorité, suffisait à mon ambition, bornaitmes pensées, et, chose étrange, au lieu de me faire désirer dequitter Saint-Denis, renfermait complètement mes espérances entreles murailles de la pension.

» Durant six années, personne ne vint medemander au parloir, pas même mon tuteur. Je lui écrivaisrégulièrement à certaines époques, par le conseil de madame lasurintendante ; j’écrivais aussi au seul parent qui me restât,à un oncle de ma mère, vieil ecclésiastique, qui m’était presqueétranger. Quand l’époque des vacances arrivait, cette époquejoyeuse pour toutes les autres devenait pour moi un temps, sinon detristesse, du moins de réflexions. Mes compagnes partaient commedes hirondelles qui prennent leur volée, allant chercher chacuneune famille heureuse de les recevoir, tandis que moi je restais àles attendre dans la seule famille que le ciel m’eût laissée ;bientôt elles revenaient, et leurs jeunes coquetteries, leursespérances dorées me rapportaient des lueurs de ce monde inconnuauquel j’étais moi-même aussi étrangère que si j’eusse vécu à millelieues du pays où j’étais née.

» Je me sentais donc de plus en plusisolée à mesure que l’âge me faisait comprendre le monde et lebesoin d’y être protégée. Alors, avec ce jugement juste et sévèreque je portais en moi, parce que rien n’avait jamais faussé cejugement, mon ambition douce et pure me portait à désirer de nejamais sortir de Saint-Denis, où les degrés hiérarchiques de lamaison offraient à mon avenir les seules richesses qu’il pûtraisonnablement espérer. Je ne puis pas dire que j’y fusserésignée, je n’avais même pas le mérite de la résignation ; jene voyais rien au delà dans l’avenir, voilà tout. Quant au passé,il se bornait pour moi au château de Mormant, avec ses hautestourelles dépassant les grands arbres du parc, ses grandes chambressombres et sculptées dans lesquelles rayonnaient de temps en tempsl’uniforme brodé et les épaulettes brillantes de mon pauvrepère.

» Tout à coup, un bruit inaccoutumé vinttroubler l’essaim de nos jeunes filles dans les projets qu’ellesformaient avec tant de confiance. Le canon des trois jours retentitjusqu’au fond de l’abbaye, et le mot effrayant de révolution vintporter une terreur vague au milieu de tous ces jeunes visages roseset riants. Parmi ces filles nobles, seule peut-être je n’avais,moi, entendu ni flatter ni maudire. Je ne m’étais pas instruite ausouffle des passions politiques, je n’avais point fait la part dema famille dans les événements de l’histoire. L’admiration exclutl’égoïsme. Je m’étais contentée d’admirer, je ne me croyais liée enaucune façon à l’élévation ou à la chute des trônes. Je ne savaispas encore que les individus font les masses, et que les grandescommotions sociales vont des palais aux chaumières.

» La fortune du comte de C… étaitindépendante, mais il la devait à la famille qu’une révolutionnouvelle chassait du pays, et son amour pour ses maîtres devaits’accroître de leurs malheurs. Cependant son dévouement, qui eûtété jusqu’à se faire tuer pour les Bourbons dans les rangs de lagarde royale ou des Suisses, sans réfléchir un instant qu’ilcombattait contre des Français, n’allait pas jusqu’à suivre sesbienfaiteurs dans l’exil. Une capitulation de conscience luisouffla qu’il serait bien plus utile à Charles X en demeurant enFrance qu’en le suivant à l’étranger. Il resta à peu prèsconvaincu, s’il ne parvint pas à en convaincre les autres, que saplace était à Paris.

» C’était à Paris qu’il pouvait préparerle retour de la famille déchue, veiller à ses intérêts. Paris étaitune ville ennemie qu’il s’agissait de reconquérir, et danslaquelle, par conséquent, il était bon de conserver desintelligences. Le comte resta donc à Paris.

» Il y a plus, le comte, sous prétexte decacher ses projets de profonde politique, en revint à son caractèreprimitif, que la sévérité de mœurs que l’on affectait dansl’ancienne cour avait quelque peu comprimé. Quoique arrivé à l’âgemûr de la vie, il se jeta au milieu des jeunes gens d’une autregénération, il devint l’âme des plus célèbres clubs de la capitale.On le consulta comme un oracle ; il rendit des jugements enmatière de courses, de chasses, de duels. Bref, il vit renaîtrepour lui, toujours, disait-il, dans l’espérance de se faire unepopularité, une seconde jeunesse plus éclatante que lapremière.

» Comment le comte de C…, qui durant sixannées ne s’était pas souvenu de l’orpheline de Saint-Denis, de lafille que son compagnon d’armes mourant lui avait léguée sur lechamp de bataille, qui avait par pure bienséance signé les lettresécrites par son secrétaire, soit pour répondre à mes lettres, soitpour m’envoyer la pension que me faisait, ou plutôt que faisait àla mémoire de mon père le duc d’Angoulême ; comment le comtede C… se rappela-t-il tout à coup que j’existais ?

» Par ennui, par désœuvrement sans doute,un jour qu’il se rendait d’Enghien à Paris, il s’arrêta avec un deses amis devant la porte de l’établissement, descendit, et me fitappeler.

» On vint me dire que le comte de C…demandait à me voir. Je me fis répéter la chose deux fois, je necomprenais pas bien, tant cette visite était inattendue et meparaissait extraordinaire ; j’étais assise devant un dessinque j’achevais, je me levai aussitôt et me rendis à cetteinvitation.

» J’avais complètement oublié le comte deC… ; son souvenir, d’abord assez confus, s’était effacé peu àpeu de ma mémoire. Je le reconnus cependant, mais sans qu’aucuneémotion secrète, je dois le dire à la honte des pressentiments,vint m’avertir de l’influence que cet homme devait avoir sur madestinée. Je n’eus pas besoin de me composer un maintien pourarriver jusqu’à lui, je n’éprouvais aucun embarras ; j’entraidans la salle où il était, calme et souriante, voilà tout.

» On comprend le changement que sixannées avaient apporté dans ma personne. J’allais avoir seize ans.Ce n’était donc plus une enfant qui s’offrait sous un vêtementlugubre aux regards du comte de C…, mais une jeune fille qui paraitde sa jeunesse et de sa fraîcheur l’habit dont elle était revêtue.J’étais grande, j’étais belle peut-être, je fis sur le cœur d’unhomme délivré de la contrainte où l’avaient retenu longtempsl’étiquette et la faveur, une impression d’autant plus vive que,m’ayant quittée enfant et me voyant toujours enfant, il y étaitmoins préparé. Quant à moi, je l’avoue, je n’aperçus rien dans saphysionomie qui me révélât un trouble intérieur quelconque. Si unchangement subit s’opéra dans ses manières, ce changement m’échappaentièrement. Savais-je si ses yeux ne brillaient pas toujours commeje les voyais briller ? savais-je si sa voix ne disait pasconstamment les bienveillantes paroles que je venaisd’entendre ? Mon père lui avait légué ses droits. La pensée dela reconnaissance m’engageait à lui. C’était mon tuteur. Jeconservai en sa présence une attitude simple, modeste, naturelle etréservée. Je pus l’entendre sans trouble, sa présence n’éveillaitpas de souvenirs dans ma mémoire, ne faisait pas naîtred’espérances dans mon cœur. Je répondis à toutes ses questions avecune grande liberté et un grand calme d’esprit. Il n’inspira point àmon âme le profond respect qu’inspire l’idée d’une haute positionsociale, la sympathie que fait naître la certitude d’un granddévouement, mais rien en lui non plus ne donna prise à maconfiance. D’ailleurs ce premier entretien dura peu ; le comtesembla le brusquer, comme s’il eût éprouvé le besoin de se remettred’une émotion combattue ou celui de méditer sa conduite future.Seulement, je me rappelle que je fus surprise de son départ subit,parce qu’il n’y eut aucune logique d’intention dans toute la marchede cette scène ; mais ce fut instinctivement et presque sansle vouloir, que je me rendis compte de cette bizarrerie quand ilm’eut quittée, quand je cherchai à m’expliquer naturellement lemotif de cette visite.

» Bien souvent madame la surintendante,dans sa bienveillance constante pour une élève dont elle étaitfière, s’étonnait, en m’entretenant de mon avenir et de mesintérêts, de l’indifférence de mon tuteur à mon égard. Ellen’ignorait pas, il est vrai, que la position du comte de C… luilaissait peu de liberté ; mais dans ses visites à Saint Denis,madame la Dauphine n’oubliait jamais de m’adresser la parole, de medire qu’elle était de moitié dans les promesses faites à mon pèreau moment de sa mort ; elle me témoignait avec une bontéparfaite la satisfaction qu’elle éprouvait de mes progrès et de maconduite ; elle m’encourageait à continuer, et, pour adieu,elle ajoutait :

» – Je vais rendre M. le comtede C… bien heureux, en lui apprenant que sa pupille est pieuse,savante et raisonnable.

» Malgré toute la satisfaction qu’avaitsans doute éprouvée M. le comte de C… de ces rapportsbienveillants, je n’avais pas, comme je l’ai dit, reçu une seulefois sa visite. Je rêvais donc encore à cette singulièrecirconstance, lorsque madame la surintendante me fit appeler.

» Je la trouvai triste.

» – Ma chère enfant, me dit-elle enm’embrassant, j’espérais que votre peu de fortune et l’indifférencede votre tuteur nous vaudraient la prolongation de votre séjourici, puisque vous y vivez heureuse ; mais je pressens, à mongrand regret, qu’il n’en sera rien.

» – Comment cela ?m’écriai-je ; M. de C… s’est-il expliqué à ce sujetavec vous ? Quant à moi, il ne m’a rien dit, Dieu merci !qui puisse faire pressentir mon départ.

» – Il ne m’a rien dit non plus depositif, ma chère enfant, reprit la surintendante ; cependant,lorsque je me suis hasardée à le questionner sur ses projets àvotre, égard, il a vivement repoussé la pensée de vous voir vousconsacrer à l’éducation. – Mais, monsieur, lui ai-je dit,mademoiselle de Mormant est sans fortune ! – C’est vrai,a-t-il répondu. – Il y a plus ; la pension que lui faisait sursa cassette particulière M. le Dauphin, ne lui sera sans doutepas continuée par le nouveau gouvernement. – C’est plus queprobable. – Eh bien, ai-je continué, vous savez bien qu’une jeunefille ne se marie plus aujourd’hui sans dot, et vous connaissez lasituation d’une femme qui se trouve jetée au milieu du monde sansfortune et sans mari. – J’y pourvoirai, madame, a répondu le comte.– En perdant d’illustres protecteurs, monsieur le comte, ai-jeajouté, Fernande a perdu son avenir. – Vous oubliez que je luireste, madame, et j’ai juré à son père mourant de le remplacer. –Non, monsieur, je ne l’oublie point ; mais les temps sontchangés, et vous-même… – Ma fortune est indépendante, madame ;je n’ai point d’enfant, et je suis libre d’adopter Fernande pour mafille. Alors il m’a saluée et il est parti. Vous le voyez, monenfant, continua la surintendante, nous accusions à tort le comtede C… d’indifférence pour vous. Aujourd’hui il réclame ses droitsde tuteur ; ses droits sont incontestables, et vous devez luiobéir. Sa fortune est indépendante, dit-il. Peut-être s’est-ilrallié au gouvernement actuel, peut-être effectivement est-ilriche ; mais, en tous cas, il dit qu’il veut vous adopter poursa fille : c’est ce qui pouvait vous arriver de plus heureux.Vous le voyez, hélas ! une séparation est inévitable ; etcomme je vous aimais, mon enfant, tout en vous félicitant de votrebonheur, cette séparation m’afflige.

» – Oh ! moi aussi, madame,m’écriai-je ; je ne quitterai cette maison qu’avec le plusprofond regret. La seule pensée du monde m’effraye.

» – Parce que vous ne le connaissezpas, mon enfant ; mais moi qui ai su l’apprécier, je sais quevous devez y réussir, et je n’éprouve aucune crainte à cesujet ; seulement nous vous aimons toutes ici, et l’amitiénous rend égoïstes ; votre bonheur nous dédommagera de votreabsence.

» – Ah ! madame, m’écriai-je,sentant mes paupières se gonfler sous mes larmes, heureusement rienn’est décidé encore ; je puis supplier mon tuteur de melaisser vivre dans cette maison.

» – Gardez-vous en bien, mon enfant.M. le comte de C… n’agit que dans le désir de votre bonheur.Mon expérience me permet de voir plus loin que vous. Vous n’avezpoint seize ans, les années n’ont point encore achevé l’œuvre dudéveloppement de votre cœur et de votre raison, mon devoir est doncde vous conseiller l’obéissance. Votre tuteur est un hommedistingué ; son influence, soyez-en certaine, sera toujoursgrande dans le monde, où il a joué un rôle important… Allons,rassurez-vous ; il est bien rare que je sois dans la nécessitéde sécher les larmes de vos compagnes quand il s’agit de mequitter… D’ailleurs, vous l’avez dit, rien n’est encore décidé…Attendons…

» Je n’eus pas longtemps àattendre : M. de C… revint au bout de quelquesjours ; une femme l’accompagnait, et cette fois il futquestion de ma sortie comme d’une circonstance très-rapprochée.

» Madame de Vercel, à laquelle mon tuteurme présenta dans cette seconde visite, était une femme de cinquanteans, d’un extérieur encore gracieux, d’un esprit agréable ;l’usage du monde se faisait sentir dans toutes ses paroles commedans la moindre de ses actions ; on était involontairemententraîné vers elle par la sympathie. Sa parole avait une sorted’autorité adoucie par l’accent ; le désir de ne rien exigersemblait dominer ses conseils ; la bonté de son cœur serévélait par sa physionomie moins que par un charme secret. Ellesemblait deviner la pensée, y répondre ; elle avait surtoutl’art de donner à la raison le trait incisif d’un bon mot, et devoiler les vérités les plus tristes sous les formules obligeantesde la bienveillance.

» – Si le ciel m’avait accordé unefille, me dit-elle en me pressant dans ses bras, j’aurais vouluqu’elle vous ressemblât. Je voudrais bien, de mon côté, vousinspirer un peu de cette affection qu’on a pour sa mère, car votretuteur vous confie à mes soins. Je m’étais engagée à vous guiderdans le monde, à vous le faire connaître ; mais ce quej’ambitionne le plus, maintenant que je vous vois, c’est de vousinspirer le sentiment que j’éprouve déjà moi-même pour vous.

» Il m’était bien difficile de résister àde pareilles avances, je ressentis pour elle une vive amitié, ettout à coup l’idée du monde perdit, en sa présence, ce qu’elleavait eu d’effrayant dans mon isolement. Il me semblait que sous untel patronage, il ne pouvait m’arriver rien que d’heureux. Madamela surintendante elle-même fut ravie, la regarda comme une femmesupérieure, et quand le comte de C…, en prenant ma main dans lessiennes, m’annonça que le jour où je viendrais habiter Paris étaitproche, mon cœur battit ; tout ce qui pouvait y rester decrainte disparut pour y faire place à l’espérance.

» À seize ans, dans l’inexpérience oùj’étais, avec cette pureté native que la plus légère atteinten’avait pas altérée, il s’agissait seulement d’aider aux heureusesdispositions naturelles pour faire de moi tout ce qu’on voulait enfaire. Quand je passai le seuil de cet asile où je m’étais formée,on pouvait me conduire aux plus hautes positions sociales où lafemme peut atteindre. Je n’aurais été déplacée nulle part ;mais, hélas ! qu’a-t-on fait de moi ?

» Madame de Vercel avait accepté unappartement dans l’hôtel de mon tuteur, afin de se consacrerexclusivement à ce qu’elle appela mon éducation. Dès que je fusétablie auprès d’elle, je compris, en effet, tous lesdéveloppements que devait donner aux connaissances que j’avaisacquises leur application dans la vie réelle, et l’éclat qu’ellespouvaient procurer.

» Je me vis l’objet des attentions lesplus délicates et les plus empressées de la part deM. de C… Des maîtres renommés me furent prodigués ;la musique, la peinture, la danse même occupèrent exclusivement lesheures des journées devenues trop courtes : chaque momentavait son emploi. Mon tuteur semblait se plaire à suivre mesprogrès ; ses soins constants pour m’initier aux merveilles deParis ajoutaient un nouveau prix à des bontés que je m’efforçais demériter par mon aptitude et ma douceur. Enfin, six mois s’étaientécoulés avant que j’eusse encore pu réfléchir à une existence sibrillante, avant que je fusse revenue de mon étonnement.

» Les plaisirs succédaient si rapidementaux travaux, on me comblait de futilités si ravissantes, j’étais sipréoccupée de comprendre chaque chose nouvelle pour moi, mesimpressions étaient si rapides, que je n’avais pas le temps dem’interroger. J’aurais voulu connaître ce qui m’avait attiré unbonheur si grand, mais de nouveaux projets, aussitôt exécutés queconçus, venaient me causer à chaque instant d’autres surprises etdes émotions plus douces. Ma vie était un long enchantement.

» Cependant, au milieu de tantd’agitations, j’observais les deux êtres entre lesquels le tempss’envolait si rapidement, et de jour en jour j’arrivais par degrésà cette expérience qui devait plus tard m’éclairer et me montrer lavérité dans tout son jour.

» M. de C… n’était ni un hommebon ni un méchant homme, c’était un homme léger. L’esprit dudernier siècle semblait revivre en lui. Loyal et peu scrupuleux àla fois, tout ce qu’il blâmait en vue de ses principes, il se lepermettait pour lui-même avec des restrictions de conscience et desmodifications plus ou moins sophistiques. Il blessait la morale,mais il respectait l’usage ; il affichait une sorte derigorisme sans être hypocrite ; mais certaines idées de castesemblaient l’autoriser à d’innocentes folies. Les roués de laRégence lui faisaient horreur, et il imitait les mœurs de laseconde époque du règne de Louis XV. Il fulminait dans sa petitemaison contre la dépravation du cardinal Dubois, en souriant auxsouvenirs du Parc-aux-Cerfs. Enfin, il exaltait Versailles, et ils’indignait du Palais-Royal.

» Après avoir fait la guerre sousl’Empire en soldat français, M. de C… avait commandé sousla Restauration en général de cour, le tacticien cédant le pas audiplomate ; l’épée du guerrier n’était plus entre ses mainsqu’une verge de fer, et, parvenu au sommet de la hiérarchiemilitaire, il ne s’inspirait que de la puissance sacerdotale.

» Dans ses manières, dans son langage, ilrappelait le maréchal de Richelieu. Sa politesse étaitexquise ; mais dès que 1830 eut voilé le prestige de sescroyances, il retrouva les habitudes de jeune homme contractéesjadis dans la garde impériale en pays conquis, et même celles quil’avaient frappé dans son enfance parmi les muscadins de lajeunesse dorée sous le Directoire. Prodigue pour ses plaisirs, sesrevenus se dissipaient en argent de poche. Les fournisseurs de samaison étaient parfois dans l’obligation de le faire poursuivrepour le payement de ce luxe bien entendu que les Anglais appellentcomfort, pour des misères d’intérieur, pour le vin qu’onbuvait à sa table, pour le bois qui brûlait dans ses cuisines.Jamais il ne payait ses gens qu’en leur donnant leur congé le jouroù ils osaient réclamer leur salaire. Il était constamment gêné aumilieu du luxe ; on lui apportait les cartes d’huissier surdes plats d’argent. Et cependant, à tant de défauts et tant detravers, M. de C… joignait des qualités essentielles. Onse plaisait avec lui pour son esprit vif et brillant. Ilcaractérisait tout par des mots si heureux, qu’il devenaitimpossible de les oublier. On l’estimait pour son obligeance ;il rendait service avec une persévérance bien rare, pourvutoutefois qu’il pût le faire en écrivant. Une démarche en personnelui coûtait plus que cent billets à dicter ou à écrire avec uneorthographe toute particulière, mais avec des tournures de phrasessi variées, si élégantes, qu’on eût pu le comparer à madame deSévigné. Il semblait toujours, avec ses contrastes, s’offrir commeune énigme à deviner, énigme dont le mot n’est plus compris de nosjours.

» Madame de Vercel était un type toutcorrect et déduit selon les principes les plus sévères ; demême qu’on trouvait dans sa personne la régularité, l’accord, lesjustes proportions, sa conduite et son langage étaientirréprochables. Au premier aspect, pour les yeux et pour l’esprit,cette organisation merveilleuse était mise en jeu par les rouagesd’une intelligence supérieure, et la raison semblait être lapendule qui en modérait tous les mouvements, qui en réglait lamarche. Elle avait observé le monde, elle avait, pour ainsi dire,tout calculé, tout formulé par des équations algébriques, afin derésoudre le grand problème de la considération dans la vie sociale.Elle n’attachait d’importance qu’à l’opinion. Pour elle, toutconsistait dans le rituel. La forme l’emportait d’abord, mais sansporter de préjudice au fond. Cependant son esprit la plaçaitau-dessus de l’étiquette, de même qu’elle était plus que noble,quoiqu’elle n’appartînt pas au nobiliaire. Jamais on ne la trouvaiten défaut dans la moins importante des actions, jamais elle nerestait sans réponse, quelque question qu’on agitât. Ses idéesétaient arrêtées sur toutes choses. Froidement accueillie par lesfemmes, recherchée par les hommes, madame de Vercel avait uneposition exceptionnelle. On ne savait au juste ni ce qu’elle étaitni ce qu’elle faisait, quoiqu’elle ne donnât pas prise au plusléger soupçon. On aurait voulu qu’il planât moins de vague sur sonorigine et sur son existence, dût-on avoir à lui pardonner quelquespeccadilles. On ne l’aimait pas, on était forcé de la respecter.Sans fortune, elle affichait l’ordre et ne condamnait pas leluxe ; aussi n’exigeait-on rien d’elle à ce sujet ; elleétait simple et modeste sans affectation : c’était enfin unefemme parfaite pour quiconque ne pouvait, comme moi, sonder le fondde sa conscience ; encore moi-même ne devais-je la connaîtrequ’après avoir été sa victime.

Fernande s’arrêta une seconde fois, mais cen’était plus pour réfléchir, c’était pour essuyer ses larmes.

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