Fernande

Chapitre 27

 

Trois ans s’étaient écoulés depuis que lesévénements que nous avons racontés étaient accomplis.

Chaque journée avait passé pour Fernandepareille à l’autre, et, au grand étonnement de son notaire encorrespondance suivie avec elle, elle n’avait point reparu à Paris,et semblait disposée à suivre, jusqu’à la fin des jours que Dieului avait marqués en ce monde, le plan de conduite qu’elle avaitexposé le jour de son départ. Depuis ces trois ans, aucun accidentn’était venu jeter l’ombre d’une variété quelconque sur l’existencequ’elle menait dans le vieux château, lorsqu’en revenant undimanche de la messe, elle trouva son intendant qui l’attendait surla porte d’un air visiblement préoccupé.

– Eh bien, mon bon Jacques, lui dit-elle,qu’y a-t-il donc, et d’où vous vient ce visage effaré ?

– Il y a, madame, répondit le vieuxpaysan, qu’il s’est passé quelque chose d’étrange pendant votreabsence.

– Que s’est-il donc passé, mon ami ?demanda Fernande en souriant.

– Je pourrais ne rien dire à madame, etles choses passeraient ainsi, répondit Jacques ; mais, si j’aimal fait, mieux vaut que je sois grondé tout de suite et que j’aiela conscience tranquille, au moins.

– Oh ! mon Dieu ! savez-vousque vous m’effrayez ? dit Fernande de sa voix douce, sedoutant bien qu’il s’agissait tout simplement de quelque infractionaux règles établies par elle pour la discipline de sa maison.

– Oh ! il n’y a rien d’effrayant làdedans, car c’était un jeune homme bien comme il faut, un ami deMM. Savenay, les voisins de madame.

– Eh bien, après ? Jacques.

– Eh bien, madame, ce jeune homme, quiétait en chasse depuis sept heures du matin, ayant perdu, à cequ’il paraît, ses compagnons et se trouvant à une lieue durendez-vous, après avoir regardé avec une grande attention l’alléed’ormes, le château, et surtout les armoiries qui sont au-dessus dela porte, ce jeune homme a demandé à qui appartenait la propriété.Comme madame n’a fait aucune défense de dire son nom, j’ai réponduqu’il appartenait à madame Ducoudray.

» À ce mot de madame Ducoudray, ce jeunehomme a paru fort ému.

» – Monsieur aurait-il connumadame ? lui ai-je demandé.

» – Oui, m’a-t-il répondu ;beaucoup, autrefois.

» – Alors je regrette que madamesoit à la messe, lui ai-je dit.

» – Elle est à la messe ?s’est-il écrié ; au village voisin, n’est-ce pas ?

» – Oui, monsieur.

» – Écoute, mon ami, a-t-ilajouté : alors tu peux me rendre un service dont je te seraireconnaissant toute ma vie.

» – Parlez, monsieur, et, si c’esten mon pouvoir, je le ferai avec grand plaisir.

» – En l’absence de madameDucoudray, je voudrais visiter le château.

» – Mais, ai-je dit alors, lechâteau n’est pas à vendre, monsieur.

» – Je le sais bien, a-t-ilrépondu ; mais tu ne peux savoir combien ce château renfermede souvenirs.

» – Monsieur l’aurait-il habité danssa jeunesse ?

» – Non, je n’y suis jamais venumême, et cependant je le connais comme si je l’avais quittéhier.

» – Monsieur me permettra de luidire que cela me semble bien singulier.

» – Écoute, mon ami, me dit-il en meprenant les mains : je te le dis, j’ai un grand désir de voirce château, et je puis te jurer d’avance qu’il ne résultera pourtoi aucun reproche de ma visite. Mais faisons un marché : neme laisse entrer dans chaque chambre que lorsque je t’aurai ditd’avance quels sont les meubles qu’elle renferme et quel est lepapier qui la décore.

» – Monsieur, répondis-je fortembarrassé, je n’ai pas d’autorisation de faire ce que vous medemandez.

» – Mais tu n’as pas non plusd’ordres contraires ?

» – Non, monsieur, répondis-je.

» – Eh bien, encore une fois, jet’en prie, fais ce que je te demande. Si tu n’étais au service demadame Ducoudray, je t’offrirai de l’argent ; mais, je saisque ceux qui la servent n’ont besoin de rien.

» – Alors, repris-je, je vois quemonsieur n’a pas menti en disant qu’il connaissait madame.

» – C’est un ange ! s’est-ilécrié.

» – Que voulez-vous, madame !reprit l’intendant ; je ne pouvais pas refuser ce qu’ildemandait à un homme qui parlait de vous dans ces termes-là.

– Aussi vous avez consenti ? demandaFernande d’une voix dont, malgré toute sa puissance sur elle-même,elle ne pouvait cacher l’altération.

– Oh ! mon Dieu ! madame,aurais-je mal fait ? demanda l’intendant.

– Non, rassurez-vous ; ce que vousavait dit ce jeune homme était vrai, et il connaissait ce châteauaussi bien que moi-même.

– Je m’en aperçus bien vite,madame ; car, ainsi qu’il s’y était engagé, il me fit ladescription de chaque chambre avant même que la porte fût ouverte.Mais il passa rapidement sur le rez-de-chaussée, traversantseulement le vestibule, la salle à manger et le salon, endisant :

» – Votre maîtresse ne se tientjamais ici, n’est-ce pas ? C’est le premier surtout qu’ellehabite ; c’est au premier qu’elle mange, qu’elle fait de lamusique et qu’elle peint.

» Je vous l’avoue, madame, je n’étais pasdu tout rassuré, et si le chasseur avait eu soixante ans au lieud’en avoir vingt-six ou vingt huit, je l’aurais pris pour unsorcier ; mais, comme on sait, les sorciers sont toujoursvieux.

– Continuez, mon ami, continuez, ditFernande.

– Alors, et de lui-même, il a ouvert laporte qui conduit à l’escalier ; je l’ai précédé pour avoir letemps de lui ouvrir.

» – Il doit y avoir vingt marches àmonter, a-t-il dit, pour arriver au premier ?

» – Ma foi, répondis-je, je ne lesai jamais comptées.

» – Effectivement, pour la premièrefois je les ai comptées, il n’y en avait pas une de plus, pas unede moins. Est-ce que ce n’est pas miraculeux, dites,madame ?

– Oui, répondit Fernande ; maiscontinuez.

– Sur le palier, de même qu’il avait faiten bas, il me fit la description de la salle à manger, du salon etde l’atelier. J’ouvris alors les portes, et il entra. Cette fois,c’était d’autant plus étonnant que ces trois chambres, c’est madamequi les a fait meubler.

– Oui, c’est fort étonnant, repritFernande ; mais continuez.

– Le piano de madame était ouvert, ils’assit devant et joua le même air que madame avait joué le matinmême. Puis il entra dans l’atelier, s’assit devant le chevalet,prit la palette, et, dans le paysage que madame a commencé, fit unepetite chapelle surmontée d’une croix, pareille à celle qui estdans le jardin. Enfin, comme j’ai cru qu’il allait sortir, il s’estlevé, a marché droit à l’angle de l’atelier, a poussé un ressort,et là, que madame me pardonne, car j’ignorais moi-même qu’il y eûtune chambre là, il a ouvert une porte, mais il n’est pasentré ; il s’est seulement agenouillé et a baisé le seuil. Ilest resté un instant à genoux, on eût dit qu’il priait. Puis ils’est relevé, a religieusement fermé la porte, et m’a prié del’accompagner jusqu’à l’église. Je n’avais aucun motif de luirefuser cette dernière demande ; j’ai marché devant lui. Noussommes justement arrivés au lever-Dieu[1]. Madameétait à genoux à sa place accoutumée. Il s’est arrêté à la porte del’église, appuyé contre une des colonnes, les regards fixés surmadame, qu’il avait reconnue.

» Puis, au bout d’un instant de muettecontemplation, il est sorti, a déchiré une page de sonportefeuille, a écrit dessus quelques mots, me l’a remise.

» – Tiens, mon ami, m’a-t-il ditalors, tu donneras ce papier à madame Ducoudray.

» Alors, me serrant la main une dernièrefois, il a tourné derrière l’église et a disparu.

– Et ce papier ? demandaFernande.

– Le voici, dit l’intendant.

Fernande le prit d’une main tremblante, ledéplia lentement ; puis après avoir levé les yeux au ciel,elle les ramena vers cette écriture, qu’on eût dit qu’ellecraignait de reconnaître. Le papier ne contenait que ces quelquesmots :

« Je suis heureux.

» Maurice de Barthèle. »

– Hélas ! dit Fernande avec unprofond soupir.

Et deux larmes qu’elle ne put retenirroulèrent le long de ses joues.

FIN

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