Fernande

Chapitre 7

 

La femme qui causait tant de trouble dans lafamille de madame de Barthèle se souvint, en reprenant ses sens, dela situation dans laquelle on venait de la placer malgré elle. Parune puissante réaction, elle retrouva sa présence d’esprit, etrappela cette force de volonté qui lui donnait tantd’assurance ; car, pour quiconque n’était pas intéressé àconnaître le fond de son existence, la vie de Fernande était purede tout scandale.

Il y a plus, Fernande s’était, pour ainsi direfait un rang dans le monde parisien, et, par ce mot, il fautentendre ce cercle de jeunes gens riches, nobles et élégants, qui,du boulevard des Italiens, donnent le ton au monde. Quoique l’oneût connu à Fernande peu de relations intimes, tous laconnaissaient pour avoir été reine, sinon dans son boudoir, dumoins dans son salon, centre des gens d’esprit qui se faisaientprésenter à elle, comme autrefois on se faisait présenter à Ninonde Lenclos. L’entourage de Fernande était donc une véritable cour,un hôtel de Rambouillet, moins le pathos philologique et les haineslittéraires, un tribunal de goût par lequel les gens ayantprétention à l’élégance ou à l’esprit devaient passer, et du milieuduquel les jugements rendus se répandaient avec force d’arrêt chezles artistes et chez les gens du monde. Il en était résulté que lessoupers de Fernande avaient acquis une grande réputation, et quel’on disait tout haut dans le salon le plus aristocratique dufaubourg Saint-Germain, et dans l’atelier le plus élégant de laNouvelle-Athènes : « J’ai soupé hier chezFernande ; » puis, si l’on demandait avec qui, ilarrivait presque toujours que les noms des convives appartenaient àla liste des noms illustres de la France. Il en était résulté quel’esprit de justice, si rare cependant chez nous, avait assigné àFernande une position exceptionnelle, et qu’on ne la confondait pasavec les femmes vulgairement appelées femmes entretenues, sanscependant qu’on eût pour elle toutes les déférences accordées auxfemmes mariées, quelque galantes quelles soient.

Cependant le besoin qu’on avait de l’angedéchu dans la maison de Fontenay-aux-Roses donnait, sans qu’on yprît garde, aux soins qu’on lui rendait quelque chose de latendresse que l’on a pour les siens et pour soi-même. Madame deBarthèle et Clotilde, en voyant Fernande s’évanouir, n’avaientpoint voulu s’en rapporter, peut-être un peu par crainte et parprudence, aux soins de leurs femmes de chambre pour la fairerevenir ; elles avaient donc pu se convaincre par elles-mêmes,en rendant à la belle évanouie ce petit service d’épingles à ôteret à remettre, que le bon goût n’était point chez Fernande uneapparence de toilette, mais qu’au contraire l’habitude d’un luxeintérieur se révélait chez elle par cette recherche minutieuse queles femmes qui l’ont elles-mêmes peuvent seules apprécier ;chez la douairière, cette remarque alla même si loin, qu’elle envint à soupçonner que Fernande devait être d’une naissancedistinguée, et que le nom de baptême, ou plutôt d’adoption, souslequel elle était connue, cachait quelque grand nom de famille.

En se voyant l’objet des attentions de la mèreet de la femme de Maurice, Fernande referma d’abord ses yeuxentr’ouverts, et cela par un mouvement spontané, par l’effetinstinctif de la pudeur de l’âme, par la force d’un sentiment dontson cœur avait le secret ; mais, presque aussitôt, elle sentitque plus tôt elle sortirait de cette situation, mieux vaudrait pourelle et pour les autres. Alors, rouvrant, comme nous l’avons dit,les yeux par la force de sa volonté, elle recueillit un instant sesesprits, et, sans chercher à exciter l’intérêt par des minauderiesaffectées, elle fit entendre un remercîment naïf. Les hommes, quis’étaient éloignés, reçurent alors la permission de rentrer ausalon, et revinrent animer par leur intérêt réel ou simulé cetintermède où chacun semblait se préparer à la scène qui devait sepasser dans la chambre du malade. En effet, pour tout le monde, ledrame devait être là ; mais, pour Fernande, il était déjà dansle fond de son cœur.

– Madame, dit-elle en s’adressant àClotilde, c’est vous qui me conduirez au chevet du malade ; jene consens à paraître aux yeux de M. de Barthèle qu’entrevous et sa mère.

Puis, s’adressant à Fabien et àLéon :

– Messieurs, dit-elle, c’est une leçonterrible que vous me donnez : elle ne sera pas sans profitpour moi, et je vous en remercie.

Il fallait à la courtisane le courage quivient de l’âme pour qu’elle se soutînt entre ces deux femmesrespectées, car elle aimait Maurice avec toute la puissance d’unsentiment profond ; c’est pour lui seul, et par lui seul,qu’elle avait ressenti la première impression de l’amour ; cetamour avait été le principe des développements moraux que sa naturesupérieure lui réservait grâce à une multitude de germes fécondsapportés par Fernande en naissant. En effet, sous des apparences delégèreté, Fernande, nous l’avons dit, cachait de nobles facultésque l’éducation qu’elle avait reçue, et une grande finesse de tactqui lui était naturelle, défendaient éternellement contre lessuggestions involontaires de la coquetterie et les dépravationssociales dont son existence exceptionnelle avait nécessairement dûl’entourer.

C’était aux courses de Chantilly que Mauriceet Fernande s’étaient vus pour la première fois. Ces courses, commeon le sait, étaient devenues, sous le haut patronage qui lesdirigeait, le rendez-vous de toutes les sommités parisiennes.Maurice, qu’un voyage en Italie avait éloigné de France, que lessoins qu’il avait donnés à son hôtel de la rue de Varennes et à savilla de Fontenay avaient préoccupé à la suite de ce voyage,faisait en quelque sorte sa rentrée dans le monde. Deux chevaux àlui couraient, Miranda et Antrim, et il devait monter un de ceschevaux lui-même, la dernière course étant une course degentilhommes riders.

Au moment de partir, madame de Barthèles’était trouvée indisposée ; Clotilde alors avait déclaréqu’elle restait près de sa belle-mère. Maurice avait voulu seretirer et se contenter de faire courir son jockey ; mais onsait quelle grave question c’est qu’une pareille retraite :d’ailleurs, Maurice avait une réputation de sportman àconserver. Les deux femmes insistèrent pour qu’il ne changeât rienaux dispositions arrêtées. Maurice, s’étant assuré près du docteurque l’indisposition de sa mère ne présentait aucune gravité, sedécida à aller à Chantilly. Maurice se retrouva donc au milieu detoutes ses anciennes connaissances de garçon. Fabien aussi faisaitcourir. Comme Maurice, il avait deux chevaux engagés, Fortunatus etRoland ; comme Maurice, il devait courir lui-même :l’ancienne rivalité des deux jeunes gens allait donc renaître.

Notre intention n’est point de donner à noslecteurs les détails d’une de ces fêtes que notre ami Charles deBoignes décrit si bien ; seulement, disons que Fabien etMaurice partagèrent le prix d’Orléans, et que, dans la course desgentilshommes riders, Miranda, montée par Maurice, sautabravement toutes les haies, tandis que Roland refusa ladernière.

Selon sa vieille habitude, Fabien seretrouvait donc battu par son ami.

Fernande n’avait jamais vu Maurice, ellen’avait jamais entendu prononcer son nom ; elle commençait àêtre à la mode dans le monde quand Maurice s’en était retiré.Fernande avait dans sa voiture une de ces femmes sans conséquence,dont les femmes élégantes qui n’ont ni frère ni mari se font unecompagne et un maintien ; elle demanda à cette femme quelétait ce beau cavalier brun qui montait ce beau cheval alezan. Lacompagne de Fernande ne connaissait ni le cheval ni le cavalier.Fernande fut donc forcée de recourir au programme, et ce fut leprogramme qui lui dit le premier le nom de l’homme qui allait avoirune si grande influence sur sa vie.

Les courses devaient se continuer lelendemain. Les amateurs que la fête avait attirés restèrent donc àChantilly. On sait de quelle manière les choses se passaient enpareille occasion, et comment on se disputait chaque chambre.Fernande s’y était prise assez longtemps à l’avance pour avoir unappartement complet ou elle recevait toute sa cour. Après lescourses, ses amis de Paris se réunirent donc chez Fernande, et,comme elle possédait la maison la plus confortable de Chantilly, ilfut convenu qu’on se trouverait chez elle le soir et qu’on ysouperait en commun.

Maurice avait d’abord eu l’intention derevenir le soir même à Fontenay-aux-Roses ; mais, sur leturf une foule de paris s’étaient engagés pour lelendemain ; en sa qualité de vainqueur, le baron de Barthèledevait aux vaincus une revanche. Il resta donc, quoique sa premièrepensée eût été, comme nous l’avons dit, de partir.

Le bruit du souper projeté se répandit. Fabienvint en parler à Maurice comme d’une espèce de solennité à laquelleil ne pouvait se dispenser d’assister. Maurice connaissait Fernandede nom ; il avait souvent éprouvé une grande curiosité de voircette femme, dont ses amis parlaient toujours comme d’une desfemmes les plus gracieuses et les plus spirituelles quiexistassent. On n’eut donc pas grand’peine à l’entraîner vers unechose qu’il désirait depuis longtemps. Cependant il ne consentit àaccompagner Fabien qu’à la condition qu’on recommanderait le plusgrand secret à ses amis, de peur que Clotilde n’apprît cette petitedébauche, et que, sous aucun prétexte, il ne serait question,pendant ce souper, ni de sa mère ni de Clotilde. Fabien fitsemblant de comprendre cette pudeur de fils et d’époux, et jura àson ami que, de son côté, il n’avait à craindre aucuneindiscrétion.

Maurice avait donc été présenté à Fernande lesoir même, et Fernande l’avait reçu avec toutes les déférences quel’on doit à un vainqueur.

D’abord, Fernande n’avait vu dans Mauricequ’un homme élégant de plus dans sa cour d’hommes élégants ;aucun changement ne se manifesta donc dans ses manières, elle restaquelque temps rieuse, spirituelle et coquette, comme elle l’étaittoujours. Bientôt cependant les avantages physiques, quiprédisposent toujours à la sympathie, inspirèrent à Fernande une deces attractions inévitables qui servent d’appui à la philosophiecorpusculaire de Thomas Brown, et qui forment, selon lui, la basedes grandes passions. Bientôt, et surtout lorsque la gaieté de latable eut donné un plus libre cours à la conversation, Mauriceparla. Le son de sa voix était vibrant, son esprit était vif ;de temps en temps, des lueurs poétiques illuminaient ses parolesavec le rayonnement d’une idée, chose si rare dans le monde où ilse trouvait, et, sous le feu des saillies, une pensée sérieusecommença de se glisser au cœur de la courtisane. Au lieu dediriger, comme d’habitude, la conversation, ou plutôt de la fairebondir légère et joyeuse, selon les caprices de son esprit,Fernande écouta et regarda Maurice. Ce fut alors que, sans ysonger, elle découvrit dans le visage du jeune homme les traitspour lesquels, en sa qualité d’artiste, elle avait toujours conçuune prédilection particulière ; les lignes pures que sonimagination rêvait sans pouvoir les tracer, lorsque, le pinceau oule crayon à la main, elle cherchait le beau idéal sur le papier ousur la toile. Elle douta alors que le cœur fût chez Maurice à lahauteur de la forme et de l’esprit. Elle jeta quelques motsdestinés à résonner sur l’âme comme fait sur le bronze le battantde la cloche. Les mots rendirent juste le son qu’attendaitFernande ; de plus, ils amenèrent sur le visage de Mauricecette teinte de mélancolie que nous avons dit lui être habituelle,et qui est si séduisante, chez un homme surtout. Pendant tout lecours du souper, il ne fit pas un seul compliment à Fernande.

Placé trop loin d’elle pour lui rendre tousles petits services qu’on se rend de convive à convive, il secontenta de la regarder. Seulement, chaque fois que la gaietééclatait plus vive, et que la conversation, contenue cependant danscertaines limites, devenait plus libre, le regard de Maurice sevoilait, en regardant l’ange déchu, d’un nuage de tristesse plusprofonde, comme si Maurice s’était dit au plus intime de soncœur : « Si jeune, si belle, si élégante, si bien faitepour être aimée, quel malheur qu’elle soit ce qu’elleest ! »

Et, en effet, Maurice, de son côté, éprouvaitles mêmes sympathies et recevait les mêmes atteintes. Des causesdifférentes produisaient chez lui des effets semblables. Iltrouvait dans Fernande la réalisation des rêves de son amour, cesformes que son imagination avait mille fois tracées dans l’ombre etdans la nuit de l’espoir, cet être de la pensée, ce fantôme créé àla fois par le cœur et par l’esprit, dont on est sans cessedistrait et détourné par les réalités de la vie, mais qu’onretrouve avec bonheur dans le repos et dans la solitude, quand onferme les yeux,  quand on oublie les mœurs positives, quandl’âme réagit sur la matière. Au milieu de cette joie bruyante, aumilieu de cet échange de mots sonores qui résonnaient d’autant plusqu’ils étaient vides, Maurice soupirait donc effectivement ensecret ; souriant tristement à l’illusion, suivant du regardl’animation tardive de son désir éteint, il contemplait tristementet avec des regrets intimes, au milieu des éclats de la joie, lamalheureuse femme qu’il avait adorée, sans la connaître, dans lapureté de ses premières sensations. Cette impression se glissaitjusque dans son cœur, sous la protection d’une douce pitié, et soncœur, en retrouvant l’image d’autrefois, recevait des émotionsinconnues, et devinait en lui des facultés nouvelles.

Quoique partis de points opposés, Maurice etFernande se trouvaient donc réunis au même but. La soirée eut poureux la durée d’un éclair ; on se sépara à trois heures dumatin, et, lorsqu’on parla de se séparer, tous deux jetèrent lesyeux sur la pendule, croyant qu’il était minuit. Maurice, enrentrant chez lui, n’eut plus qu’un souvenir, Fernande ;Fernande, en rentrant chez elle après tout ce bruit évanoui, toutecette rumeur éteinte n’eut plus qu’une pensée, Maurice. Chacun serappela les moindres paroles de l’autre, les plus légèresintonations de voix, les moindres gestes ; chacun s’endormitavec le désir de se revoir le lendemain.

Le lendemain, le jour se leva sombre etorageux. À midi, Maurice mit sa carte chez Fernande ; mais iln’osa demander à être reçu. À une heure, l’orage éclata, et unepluie effroyable vint ôter tout espoir que les courses pussentavoir lieu. Force fut de remettre les paris à un autre jour ;de tous côtés, on envoya chercher des chevaux de poste, et chacunreprit le chemin de la capitale.

Maurice avait eu le soin de demander l’adressede Fernande ; Fernande demeurait rue des Mathurins,n° 19.

Quant à Fernande, elle n’avait fait aucunequestion sur Maurice, d’abord parce qu’elle sentait qu’elle neferait pas ces questions de son ton de voix naturel, ensuite parcequ’elle trouvait étrange de songer à lui, enfin parce qu’ellejouait secrètement à se créer quelquefois ainsi un espoir vague quitoujours avait été déçu, et qui cependant revenait toujours ;car l’espoir, quelque timide qu’il soit, est une recette de bonheurqui calme les cœurs souffrants. Il est vrai que l’espoir a cela decommun avec l’opium, que, lorsqu’on se réveille, on n’est que plusabattu et plus malheureux.

D’ailleurs, elle avait le pressentimentqu’elle reverrait Maurice.

En effet, le lendemain de son retour deChantilly, vers les trois heures de l’après-midi, comme Fernande sepréparait à sortir, Maurice se présenta chez elle. Tous deux setroublèrent en se rencontrant à la porte de l’antichambre, tousdeux devinèrent à leur rougeur qu’ils avaient songé l’un à l’autre,tous deux enfin éprouvèrent le désir de ne pas retarder d’uninstant le moment de se parler. Cependant, comme s’ils eussentsenti le besoin de se préparer à cette entrevue, Maurice insistapour que Fernande ne rentrât point pour lui ; mais Fernande,de son côté, répondit qu’elle ne sortait que pour cinq minutes, etpria le jeune homme de l’attendre. Après un muet accord, Mauricefut donc introduit dans l’appartement de Fernande, au moment oùcelle-ci en sortait ou faisait semblant d’en sortir.

Seul dans l’appartement de cette femme qu’ilavait rencontrée par hasard, qu’il avait vue quelques heures àpeine, et qui cependant occupait toutes ses pensées, Mauriceéprouva une de ces vives émotions dont on est longtemps à seremettre. Était-ce le sentiment de la faute qu’il commettait quil’agitait de la sorte, ou bien, après avoir cédé à une sorted’entraînement inexplicable et irrésistible, cessait-il d’êtresoutenu en arrivant au but, qu’il ne devait dépasser que pourentrer dans un chemin nouveau pour lui ? Était-ce la femmelégitime, était-ce la courtisane, était-ce Clotilde, était-ceFernande, qui exerçait ainsi sa mystérieuse influence ? Quoiqu’il en soit, dans le hasard favorable d’un isolement momentané,il eut le loisir d’examiner le lieu où le caprice l’amenait presquemalgré lui, et peu à peu ses impressions se modifièrent, l’âmeretrouva sa liberté, et un charme nouveau et tout-puissant s’emparaentièrement de ses facultés à l’aspect des objets qui frappaientses regards.

Le salon de Fernande, au lieu d’être surchargéde colifichets à la mode en ce moment, au lieu de présenter desétagères couvertes de figurines de Saxe, au lieu d’étaler cesdunkerques pleins de curiosités, qui font de la plupart denos salons modernes des boutiques de bric-à-brac, était d’un aspectsévère et d’un goût irréprochable. Tendu entièrement de damas deChine violet avec des portières et des meubles de même étoffe,cette couleur foncée faisait admirablement ressortir deux grandesarmoires de Boule surmontées, l’une de deux magnifiques vases decéladon craquelé, renfermant des fleurs ; l’autre d’une énormecoupe de malachite, taillée dans un seul morceau, et accompagnée dedeux grands cornets de vieux chine, de chacun desquels s’élançaitune gerbe de fleurs de lis d’or, destinées à servir de candélabres.À la muraille pendaient des tableaux de l’école italienne, presquetous antérieurs à l’époque de Raphaël, ou des copies deschefs-d’œuvre de la jeunesse de ce maître. C’étaient des BeatoAngelico, des Pérugin, des Jean Bellini, au milieu desquelss’égaraient un ou deux Holbein, admirables de couleur et précieuxde fini. Un piano chargé de partitions, une table chargée de livreset d’albums, indiquaient que la musique et la peinture avaient leurculte dans cette vie compromise.

En effet, à droite, à travers l’ouvertured’une portière, on apercevait une espèce d’atelier ; c’étaitlà que le goût et l’esprit de la maîtresse du logis se retiraientpour faire en quelque sorte l’histoire de ses habitudes. Maurice,sans en dépasser le seuil, y plongea ce regard avide qui sait toutparcourir d’un coup d’œil ; les fenêtres, masquées dans leurpartie inférieure par une serge verte, ne laissaient pénétrer danscette chambre qu’un jour favorablement ménagé pour les esquissespendues aux murailles et pour les toiles commencées qui chargeaientles chevalets. Cette chambre était consacrée entièrement àl’art ; c’étaient des réductions des plus belles statues de laGrèce ; c’étaient des plâtres moulés sur les chefs-d’œuvre dumoyen âge ; c’étaient des armes de tous les pays, des étoffesde toutes les époques, des damas et des brocarts comme PaulVéronèse et Van Dyck en jettent sur les épaules de leurs doges ousur les corps de leurs duchesses ; c’était un désordre étudié,c’était un chaos pittoresque qui réjouissait l’œil, et quiindiquait, dans celle qui était arrivée à cette réunion des objetset à cet arrangement des choses, un profond sentiment de lacomposition et de la couleur.

En face de l’atelier, une porte, défendue parune double portière, était ouverte : c’était celle de lachambre à coucher ; celle-là était tendue de damas grenat avecdes rideaux orange. Le lit, l’armoire à glace et les autresmeubles, étaient en bois de rose. Là, Fernande s’était un peurelâchée de la sévérité générale de l’ameublement. Un poëte dutemps de l’Empire aurait dit, en voyant les deux pièces que nousvenons de décrire, que le temple de l’Amour était en face du templedes Arts.

Maurice n’y jeta qu’un coup d’œil et se reculale cœur serré. Pourquoi ce sentiment douloureux à la vue de cettechambre toute coquette et toute parfumée ? Explique qui pourracette impression.

Maurice revint donc au salon ; il ouvritles partitions qui étaient sur le piano : c’étaient leFreischütz de Weber, le Moïse italien de Rossini,le Zampa d’Hérold. Il ouvrit les livres qui étaient sur latable : c’étaient des Bossuet, des Molière, des Corneille.Rien ne dénotait la frivolité dans tout ce qui frappait sesyeux ; aucun indice accusateur ne dénonçait la position queFernande tenait dans la société ; tout révélait, au contraire,la femme à la fois simple, gracieuse et sévère. Maurice aurait puse croire dans l’hôtel de quelque jeune et jolie duchesse dufaubourg Saint-Germain.

En ce moment, Fernande entra, ou plutôt, sansêtre entendue, souleva la portière ; mais, par un frémissementinstinctif, par une sensation magnétique, Maurice devina sonapproche et leva les yeux. Peut-être y avait-il eu de la part de lajeune femme un certain calcul à laisser Maurice ainsi seul quelquesinstants ; peut-être avait-elle pensé qu’une certaineréhabilitation morale devait précéder entre eux toute conversation.Aussi, comprenant par son propre cœur, plus encore que parl’étonnement qui se peignait sur le visage du jeune homme, tout cequi se passait en lui, elle aborda franchement la questionimportante pour elle, celle qui devait guider sa conduite en cettecirconstance, et, sa situation exceptionnelle lui rendant toutfacile à cet égard, elle eut recours audacieusement à lafranchise : c’était d’un mot et brusquement raffermir sonespoir de bonheur ou le détruire.

– Vous avez pensé, monsieur, dit-ellesans que sa voix ni son visage trahissent la moindre émotion, et enarrêtant sur Maurice un regard perçant, vous avez pensé, n’est-cepas, qu’il suffisait de se présenter chez moi pour pouvoir y êtreadmis ?

– Excusez-moi, madame, balbutiaMaurice ; mais, à Chantilly, j’eus l’honneur de vous faireremettre ma carte, et, depuis deux jours, je me suis si fortreproché dans mon cœur de n’avoir pas insisté pour vous voir…

– Oh ! monsieur, pas d’excuse, ditFernande ; je n’ai le droit ni de m’étonner, ni de m’offenser.Vous m’avez vue une seule fois, vous ne me connaissiez pas, et laréputation qu’on m’a faite, par ma faute sans doute, car, vous lesavez, le monde est infaillible, a dû vous autoriser à cettedémarche ; soyez sincère, monsieur.

Et, en disant ces mots, la voix de Fernanderetomba du diapason auquel elle s’était élevée d’abord à un accentdoux et mélancolique. Maurice crut même voir une larme briller dansses yeux.

– Madame, répondit Maurice non moins émuqu’elle, ma sincérité, je l’espère, aura son pardon, car elle a sonexcuse. L’impression que vous avez produite sur moi pendant lasoirée que j’ai eu l’honneur de passer avec vous a été si profonde,que, depuis ce moment, je n’ai eu qu’un seul désir, celui de vousrevoir. Si ce désir, mis à exécution aussitôt que je l’ai pu, estune inconvenance, accusez-en mon cœur, madame, et non monesprit ; mais ne me punissez pas trop rudement ; lesmoindres blessures au cœur sont mortelles, vous le savez.

Fernande sourit, s’assit sur un large divan,et fit signe à Maurice de s’asseoir ; Maurice porta la main àun fauteuil, mais Fernande lui désigna sa place auprès d’elle.

– Merci, monsieur, lui dit-elle :merci si vous dites vrai ; car, moi, je serai franche avecvous ; car, ajouta-t-elle en relevant la tête, et avec unaccent de naïveté charmante, si jamais j’ai désiré plaire àquelqu’un, c’est à vous.

– Grand Dieu ! madame, s’écriaMaurice en pâlissant, dites-vous là ce que vous pensez ?

– Écoutez-moi, monsieur, continuaFernande en imposant silence au jeune homme par un geste à la foisplein de grâce et d’expression, écoutez-moi.

Maurice joignit les deux mains avec uneexpression d’attente à la fois craintive et passionnée à laquelleil n’y avait point à se tromper.

– Si, au milieu des mille choses qu’onn’a pas manqué de vous dire de moi, reprit Fernande, on ne vous apas dit que ma fortune m’assure aujourd’hui l’indépendance, je doistout d’abord vous l’apprendre ; puis, si l’on vous a dit queje n’étais pas entièrement maîtresse de mon cœur et de ma personne,on vous a fait un mensonge, et ce mensonge, je dois lerectifier : je suis indépendante de toute façon,monsieur ; de l’homme que j’aimerai, je ne veux donc rien queson amour, si j’ai pu le faire naître ; à cette condition etsur ce serment, je consens à tout. Bonheur pour bonheur. Levoulez-vous ? Je vous aime.

En achevant ces mots, la voix de Fernande luimanqua, et la main qu’elle avançait toute tremblante vers Mauricene put attendre l’adhésion du jeune homme, et retomba sur sesgenoux.

Un autre se serait jeté aux pieds de Fernande,eût baisé mille fois cette main, eût tenté de la convaincre par desserments cent fois répétés ; Maurice se leva.

– Écoutez-moi, madame, dit-il ; surl’honneur d’un gentilhomme, je vous aime comme jamais je n’ai aimé,et, il y a plus, je crois à cette heure que je n’ai jamais aimé quevous. Maintenant, oubliez mes cent mille livres de rente comme jeles oublie, et traitez-moi comme si je n’avais que ma vie à vousoffrir ; seulement, disposez d’elle.

Puis, se mettant à deux genoux devantFernande :

– Croyez-vous à ma parole ?dit-il ; croyez-vous à mon amour ?

– Oh ! oui, s’écria Fernande en luifaisant un collier de ses deux bras, oh ! oui, vous n’êtes pasun Fabien, vous !

Et les lèvres des deux jeunes gens serencontrèrent comme celles de Julie et de Saint-Preux dans un âcreet long baiser ; puis, comme Maurice devenait pluspressant :

– Écoutez, Maurice, lui dit-elle ;j’ai renversé toutes les convenances ; je vous ai dit lapremière que je vous aimais, la première j’ai approché mes lèvresdes vôtres. Laissez-moi l’initiative en toutes choses.

Maurice se releva, et regarda Fernande avec unregard d’indicible amour.

– Vous êtes ma reine, mon âme, mavie ! dit-il. Ordonnez, j’obéis.

– Venez, dit Fernande.

Et, mollement appuyée au bras de Maurice, elleentra avec lui dans son atelier, s’assit devant un chevalet surlequel était un tableau commencé.

– Maintenant, dit Fernande en prenant sespinceaux, causons ; il faut avant tout se connaître. Moi, jesuis Fernande, une pauvre fille enrichie, que les gens polisappellent madame pour eux-mêmes, mais exilée de la société sansretour, à qui le monde est interdit ; je suis une courtisaneenfin.

– Fernande, dit Maurice le cœur serré, neparlez pas ainsi, je vous en supplie.

– Au contraire, mon ami, répondit lajeune femme d’une voix altérée, quoique sa main ajoutât au tableaucommencé des touches d’une fermeté étonnante ; au contraire,il faut que je vous aguerrisse à tout ce que l’on vous dira de moi.On ne me ménage pas, je le sais ; mais pourquoi me plaindraisje ? Je n’en ai pas le droit.

Maurice comprit que ce travail qu’exécutaitFernande à cette heure n’était qu’un moyen qu’elle avait trouvépour que leurs yeux ne se rencontrassent point ; il luidevenait, on le comprend, plus facile ainsi de parler, de faire desaveux que lui commandait sa loyauté. Une telle conduite prouvait aumoins la bonne foi ; jamais la coquetterie d’une femme perduen’eût imaginé pareille ruse.

Le tableau que Fernande peignait, d’après uncarton qu’on eût cru dessiné par Owerbeck, était un de ceschefs-d’œuvre d’expression dont les peintres idéalistes seuls nousont laissé des modèles, et dont le sentiment a presque entièrementdisparu de l’art, depuis le jour où Raphaël adopta sa troisièmemanière. Jésus se tenait debout au milieu de ses disciples, et àses pieds pleurait une femme : cette femme, était-ce la femmeadultère ? était-ce la Madeleine repentante ?Qu’importe ! C’était une jeune et belle pécheresse à laquellele fils de Dieu pardonnait.

Dans cette œuvre, presque achevée au reste,Fernande n’avait point encore touché à la tête divine ; il y aplus, cette tête manquait au carton comme elle manquait autableau ; une idée pieuse avait-elle arrêté l’artiste dans ledoute de son talent ? C’était probable ; mais, choseétrange, sous l’impression nouvelle et inconnue qu’elle ressentaiten présence de Maurice, tout en lui parlant et en s’animant de saparole, sans craindre les distractions que pouvait lui causer lejeune homme, dont le regard ardent suivait son pinceau, elle abordacette tâche difficile devant laquelle Léonard, le grand et le douxLéonard, recula trois ans lui-même.

– Je ne vous dirai pas ce que j’ai été,continua-t-elle ; seulement, je serais heureuse de savoirqu’il vous importe de connaître qui je suis. Je ne vous parleraipas du passé, je n’y puis rien changer ; mais je vous diraiqu’il n’existe pas dans le monde une femme citée pour la rigiditéde ses mœurs qui puisse désavouer ma vie actuelle, ma position unefois comprise et acceptée. Ah ! continua-t-elle, ce n’estpoint moi qui me suis faite ce que je suis, croyez-le bien.

Elle étouffa un soupir, et elle eut la forcede détourner les yeux de la peinture pour les porter sur le jeunehomme ; il écoutait comme on admire, silencieux et le cœurgonflé d’émotion.

– Et maintenant, poursuivit-elle, voussavez de moi, Maurice, tout ce que vous devez savoir, vousconnaissez tout ce que vous pouvez connaître ; soyez assezgénéreux, je pourrais dire assez équitable, pour me prendre enpitié. Tâchez de comprendre le courage qu’il me faut pour supportercette existence en apparence si frivole. Oui, je le sais bien, vousm’avez rencontrée au milieu de jeunes fous, vos amis. Mais c’est undes effets les plus inévitables de ce passé, que je maudis, de nepouvoir m’affranchir du joug des conséquences : quand une foison s’est écarté des chemins battus, une autre dirait par lespréjugés du monde, moi, je dirai par les lois sociales, la plusnaturelle des actions louables demande un effort, la plus simpledes vertus demande une réaction. Pour vivre la moitié de ma vieselon mes goûts, je suis obligée de sacrifier l’autre. Vous m’avezrencontrée au milieu du bruit et de la joie. J’aurais mieux aimé,ce soir-là surtout, la solitude et le silence ; car, cesoir-là, j’étais triste à mourir. Cependant, cette fois, je n’aipas à me plaindre d’avoir cédé aux instances qui m’ont été faites,puisque je vous ai rencontré, puisque aujourd’hui je vous vois, jevous sens là près de moi. Oh ! je n’ai pas tardé àm’apercevoir que vous ne partagiez pas la joie de vos amis, et,moi, j’étais contente de votre tristesse ; car il me semblaitque, dans votre tristesse, il y avait un peu de jalousie. J’auraisvoulu pouvoir vous dire : « Ne craignez rien, Maurice,pas un de ces hommes n’a été mon amant ; » car, je vousle répète j’étais entraînée vers vous par une sorte depressentiment ; si vos regards se fixaient sur moi, je mesentais tressaillir ; si vous parliez, j’aspirais vosparoles ; enfin j’éprouvais le vague besoin d’aimer, jecherchais un refuge dans ma conscience, je rêvais l’abnégationcomplète de mon orgueil. Que voulez-vous ! il n’y a de repospour moi que dans le dévouement, il n’y a de bonheur que dansl’amour ; aimer, c’est racheter mes fautes. Mecomprenez-vous ?… Ô Maurice, Maurice, dites que vous mecomprenez.

Un regard voilé de larmes accompagna cettequestion.

– Oui, oui, répondit Maurice encore pluspar un léger mouvement de tête qu’avec la parole, comme s’il eûtcraint, en prononçant un seul mot, de troubler la mélodie de lavoix de Fernande, comme s’il n’eût pas voulu se distraire de ceregard triste, où se reflétait comme dans une glace le sens de toutce qu’il venait d’entendre.

– Merci, reprit Fernande, merci !j’aurais été malheureuse de vous trouver insensible au côtédouloureux de mon existence. Je vous disais donc, Maurice, que mavie était régulière, et c’est la vérité ; tout ce que j’enpuis arracher au bruit et à la joie, je le consacre à l’étude, autravail, à la réflexion. Il en résulte que, dans le tourbillon oùje suis parfois entraînée, je conserve toujours le calme de maraison ; les passions seules pourraient troubler mon âme,jeter leur agitation dans mon repos, me faire sortir du cercle oùje me suis emprisonnée ; mais, jusqu’au moment où je vous aivu, je m’étais dit que je n’aimerais jamais, et je le croyaissincèrement, Maurice ; car, ici, dans ma maison, je suis sousla sauvegarde de mes habitudes. Chaque place est destinée à untravail quelconque ; si je n’ai pas fait plus de folies que jen’en ai fait, c’est au travail que je le dois. Le travail, c’estl’ange gardien qui veille sur moi, j’en suis convaincue. Lapeinture, la musique, une lecture sérieuse, et la journée se passe,et l’ennui n’arrive pas jusqu’à mon âme ; de temps en temps,quelques amis à qui j’ose dire que je souffre, et qui ne rient pasde ma douleur, viennent causer avec moi. C’est quelque chose de sidoux qu’une causerie où les sentiments produisent leur impression,où la pensée, sans y prétendre, s’élève à ce point que l’espritn’ose la suivre, où, vagabonde, puissante et ailée, elle rapprochetoutes les distances, réunit tous les contrastes, et, sur ce motd’enfant : « Si j’étais roi ! » bâtit despalais à loger une fée ; poétiques rêveries qui soutiennentl’âme au milieu de nos inexorables réalités !

Si Maurice, libre d’esprit et de cœur, eût puréfléchir sur le sens sérieux et profond de ce langage, un étrangeétonnement se fût certes emparé de lui en songeant que c’était unecourtisane qui parlait ainsi ; mais, dans le vague d’unepassion naissante, il n’était déjà plus maître de rien apprécier nide rien repousser de celle qui l’inspirait ; le charme étaitsi puissant, le prestige si complet, qu’absorbé tout entier par leprésent, il n’avait plus de souvenirs, et ne formait pasd’espérances, comme si la vie se fût résumée, passé et avenir, dansle regard, dans le geste de Fernande.

Elle avait interrompu son travail, et,souriant avec une naïveté d’enfant :

– M’avez-vous comprise ?demanda-t-elle.

– Oh ! oui, répondit Maurice, et ilme semble que tout ce que vous me dites n’est que l’écho de mespropres pensées. Fernande, vous m’aimez, dites-vous ? Eh bien,moi aussi, je vous aime, et de toutes les forces de mon âme.

– Mon Dieu ! s’il était vrai,s’écria Fernande en joignant les mains, s’il était vrai, que jeserais heureuse ! car, d’aujourd’hui seulement, je commence àcomprendre qu’il doit être affreux d’aimer seule, de vivre seule,de passer seule son temps à vouloir, à prévoir. Eh bien, si vous nem’aimiez pas, Maurice, je serais désormais seule dans la vie. Maistout alors serait bientôt dit ; car, en vous voyant ici chezmoi, près de moi, en écoutant les paroles que vous venez de medire, j’ai reçu dans mon âme une espérance si douce, que jemourrais de la perdre.

– Eh ! dépend-il de moi maintenantde vous aimer ou de ne pas vous aimer ? s’écria Maurice ;ne suis-je pas entraîné vers vous par un sentiment irrésistible,et, quand je le voudrais, pourrais-je donc me séparer devous ?

– Ce que vous dites là, Maurice, n’estpas ce que vous diriez à une autre femme ? s’écria Fernande.Ce que vous me dites là est vrai ?

– Oh ! sur ma foi et sur monhonneur, répondit Maurice la main sur sa poitrine.

Fernande se leva.

– Ce moment me fait oublier bien deschagrins, dit-elle ; Maurice, vous êtes mon sauveur.

Et, reportant son regard sur lapeinture :

– Voyez, dit-elle, comme mes sens étaientd’accord avec ma pensée ; il y a un mois que j’hésite à fairela tête du Sauveur, et en dix minutes cette tête a été achevée.

Maurice jeta les yeux sur le tableau, et vitavec étonnement que la tête triste et mélancolique de Jésus étaitson propre portrait.

– Vous vous reconnaissez, n’est-cepas ? dit Fernande. Eh bien, comprenez-vous à la fois mapensée et mon espérance ? Dieu pardonne à la femme coupablepar votre bouche et par vos yeux. Démentirez-vous sa divineparole ? Et moi, si je devais manquer jamais à la saintepromesse que je fais de ne pas vous trahir, ne me suffirait-il pas,pour raffermir mon âme, de prier devant cette peinture, qui parlede la miséricorde céleste ?

Elle posa sa palette et son pinceau sur unechaise.

– Je ne toucherai plus à cette toile,dit-elle, j’y gâterais quelque chose. Ce qui se fait sousl’inspiration du sentiment a toujours un caractère de grandeur etde vérité. Quittons cet atelier, Maurice, et venez au salon ;je veux me montrer à vous tout entière, je veux que vousm’aimiez.

Elle tendit la main à Maurice, qui lui offritson bras, et, appuyée sur le jeune homme, le regardant avec unsourire doux et mélancolique, accordant, pour ainsi dire, son pasavec son pas, elle alla s’asseoir à son piano.

– Je vous l’ai dit, Maurice, continua lasirène, ici chaque place est marquée pour une étude ; quand lapeinture m’a fatiguée, la musique me distrait. Aimes-tu la musique,Maurice ?

– Oh ! tu me le demandes,Fernande !

– Tant mieux ! moi, je l’adore.C’est l’expression vive et momentanée des impressions de l’âme. Jesuis seule, je souffre ou je suis gaie, ma douleur ou ma joie sonttrop intimes pour les confier à une amie qui en rirait, je me metsà mon piano, et mes doigts lui disent les secrets les plus profondsde mon cœur. Là, jamais d’émotion incomprise. Écho fidèle etharmonieux, il répète ma pensée dans tous ses détails et dans touteson étendue. Au bout d’un quart d’heure que je suis à mon piano, jeme sens soulagée. Mon piano, Maurice, c’est mon meilleur ami.

Et alors, après avoir laissé courir ses doigtssur les touches, comme pour dégager la fleur du chant des nuages dela pensée, elle fit entendre l’air de Roméo, Ombraadorata, et le récitatif qui le précède, avec une accentuationsi vraie et si entraînantes que Duprez et la Malibran en eussentété jaloux.

Maurice écoutait dans un pieuxravissement ; toutes les fibres de son âme, éveillées parcette voix pure et sonore, résonnaient sous les doigts de Fernande.Aussi, lorsqu’elle eut fini, ne songea-t-il point à faire un élogebanal.

– Fernande, dit Maurice laissez-moibaiser votre voix.

Et, tandis que la jeune femme, renversée audossier de sa chaise, faisait entendre un des plus doux sons del’air qu’elle venait de chanter, Maurice rapprocha son visage dusien, et aspira le souffle harmonieux qui s’échappait de seslèvres.

– Que vous êtes belle ainsi ! ditMaurice, et comme toutes les impressions de votre âme se reflètentsur votre visage !

– Et comment ne serait-on pasimpressionné par cette musique ! s’écria Fernande. Dites, nela sent-on pas vibrer jusqu’au plus profond du cœur ?

– Oui ; mais voici la première foisque je l’entends chanter ainsi. Où avez-vous donc passé votrejeunesse, Fernande, et qui vous a fait cette admirable éducationque je n’ai trouvée jusqu’à présent dans aucune femme dumonde ?

Un nuage de tristesse passa sur le visage dela jeune femme.

– Le malheur et l’isolement, dit-elle,voilà mes deux grands maîtres ; mais je vous ai prié, Maurice,de ne jamais me parler du passé. N’attristons pas cette journée,c’est ma journée la plus heureuse, et je veux la garder dans ma viepure de tout nuage. Et maintenant, Maurice, suivez-moi, continuaFernande avec une expression d’amour infini, j’ai encore quelquechose à vous faire voir.

– Une nouvelle surprise ? ditMaurice.

– Oui, répondit la jeune femme ensouriant.

Et, s’élançant toute rougissante d’une pudeurde jeune fille, elle alla dans l’angle du salon pousser un ressortinvisible, et une porte s’ouvrit.

Cette porte donnait dans un charmant boudoirtout tendu de mousseline blanche ; des rideaux blancsretombaient devant la croisée, des rideaux blancs enveloppaient lelit ; cette chambre avait un aspect de calme virginal quireposait doucement l’œil et la pensée.

– Oh ! demanda Maurice en dévorantFernande de ses beaux yeux noirs ; oh ! Fernande, où meconduisez-vous ?

– Où jamais homme n’est entré,Maurice ; car j’ai fait faire ce boudoir pour celui-là seulque j’aimerais. Entre, Maurice.

Maurice franchit le seuil de la blanchecellule, et la porte se referma derrière eux.

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