Fernande

Chapitre 17

 

– Ma vie était complètement changée,poursuivit Fernande ; M. le comte de C… avait fait de savie la mienne ; le nom de mon père, le titre de sa pupille,m’ouvraient tous les salons. Le matin, ma vie était consacrée auxétudes ; la peinture et la musique, que j’aimaispassionnément, et dans lesquelles je faisais de rapides progrès, meprenaient une partie de la journée ; à quatre heures, montuteur venait me voir, admirait mes esquisses, me faisait chanter,et applaudissait à ma voix. Souvent il restait à dîner avec nous,puis, après le dîner, commençait la vie du monde : lesspectacles, les soirées, les bals. Comme la réputation de madame deVercel était irréprochable, madame de Vercel me conduisait partout,et partout où j’allais je rencontrais le comte de C…, occupé sanscesse à faire valoir mes talents et mon esprit. Aux yeux de lasociété et même aux miens, certes mon tuteur remplissait dignementle mandat dont il s’était chargé : un père n’eût pas fait poursa fille plus qu’il ne faisait pour moi.

» Cependant, au milieu de cette suite noninterrompue de travaux et de plaisirs qui faisaient de moi uneartiste femme du monde, et une femme du monde artiste, au sein decette existence qui eût été celle que je me fusse choisie moi-même,si j’avais été libre de choisir d’avance ma vie, j’éprouvais devagues pressentiments, une crainte instinctive que je repoussaiscomme une sorte de crime. Peu à peu, dans le développement de mesidées au contact des personnes qui composaient notre sociétéordinaire, par un effet inévitable de la marche des choses, lapudeur de la jeune fille s’alarma instinctivement.

» En effet, M. de C…, dans sesrapports avec moi, dont chaque jour resserrait l’intimité, quoiqueje fisse tout ce que je pouvais pour le maintenir à distance,M. de C… trahissait de plus en plus une impatienceinexplicable, une ardeur réprimée, dont je ne pouvais comprendre lacause. Son affection même changeait de nature ; ce n’étaitplus, du moins à ce qu’il me semblait, ce sentiment debienveillance affectueuse qu’un tuteur porte à sa pupille ;c’était quelque chose comme de la galanterie, des manières de direqui m’embarrassèrent d’abord, et qui, ensuite, me devinrentsuspectes. J’essayai d’abord timidement de faire comprendre àmadame de Vercel la crainte qui peu à peu s’emparait de moi. Elleme devina au premier mot ; peut-être avait-elle prévu cemoment, peut-être attendait-elle cette explication, et ce fut alorsseulement que je reçus la première impression de terreur que lecaractère de cette femme dangereuse devait produire sur moi, malgrél’art des transitions qu’elle avait à un si haut degré, malgré lesnuances imperceptibles de langage qu’elle possédait si bien.

» – Ma chère enfant, me dit-elle,j’ai remarqué, en effet, que le comte n’est plus le même ; ilest triste, il est rêveur, il soupire. Vous craignez qu’il ne soitsouffrant de corps ou d’âme, et moi aussi, je le crains. D’abord ils’est fait un inconcevable changement dans sa manière devivre : l’esprit de parti, qui le dominait, ne paraît plusexercer la moindre influence dans ses résolutions. D’un autre côté,tous ses plaisirs habituels sont négligés, il ne s’occupe plus dechevaux, il ne va plus au club, il est distrait auwhist  : enfin, on dirait qu’il nous évite, ou que devantnous il éprouve un embarras insurmontable. Si vous l’aviez connuavant votre sortie de Saint-Denis, c’était le plus gai et le plusaimable des hommes. Mais soyez tranquille, je lui parlerai, je luidemanderai la cause de cette mélancolie, je lui dirai que vous êtesinquiète.

» – Prenez garde, madame, repris-je,il me semble que vous ne comprenez pas bien le sentiment qui medicte ma question.

» – Quoi ! dit-elle, desménagements, des précautions pour faire entendre aux gens qu’onprend intérêt à eux, qu’on s’occupe de leur santé, qu’on s’inquiètede leur bonheur !. Allons donc, vous n’y songez pas, ma chèreamie ; laissons l’adresse à ceux qui projettent le mal. Je nesuis pas une femme rusée, moi, je vous en préviens, et je me suistoujours bien trouvée d’aller droit au but, de dire franchement leschoses : la vérité est l’habileté des cœurs purs. Soyez sansinquiétude. Votre tuteur, d’ailleurs, me connaît depuis longtemps,et il sait bien qu’il est aussi difficile de me cacher quelquechose que de me détourner de la ligne de mon devoir.

» Cette brusquerie de langage devait,comme on le voit, écarter le soupçon. La rudesse de la voix étaitd’ordinaire le moyen que madame de Vercel employait pour déguiserses flatteries. À cet égard, elle avait une espèce d’originalitéqui la rendait remarquable, et c’est ainsi qu’elle déguisait sonhypocrisie, ou, pour mieux dire, sa profonde connaissance du cœurhumain et sa merveilleuse habileté.

» M. de C. ne vint point cejour-là. Je ne sortis donc ni pour aller au spectacle ni pour allerdans le monde ; je restai chez moi à lire, interrompant malgrémoi ma lecture par de longues et profondes rêveries, et sentant detemps en temps de légers serrements de cœur, comme on en éprouvequand un malheur inconnu, mais réel, est suspendu sur notretête.

» Toute la soirée, madame de Verceldemeura dehors.

» Le lendemain elle vint à moi avec unair profondément mélancolique, me serra dans ses bras avec unesorte d’affectueux empressement, puis, me faisant asseoir prèsd’elle :

» – Causons, ma chère enfant, medit-elle en enfermant mes deux mains dans les siennes, j’aibeaucoup de choses à vous dire ; je me suis expliquée hiersoir avec le comte. Je n’aime pas les mystères, moi ; je nesavais rien de votre situation, mais il m’a tout dit, et maintenantje la connais ; et… je vous l’avoue, ma chère petite, je nepuis m’empêcher de vous plaindre et de le blâmer. On n’agit pasavec plus d’inconséquence qu’il ne l’a fait, et aujourd’huilui-même le sent et en convient.

» – Mais qu’y a-t-il donc,madame ? demandai-je avec anxiété.

» – Il y a… qu’il faut que ce soitmoi qui vous parle, puisqu’il n’en a pas le courage, lui ; etd’abord ne tremblez pas de la sorte. Mon Dieu ! tout n’estpeut-être pas aussi désespéré que nous le croyons.

» En effet, je tremblais et jepâlissais.

» – Achevez, madame, achevez !m’écriai-je.

» – Vous ignorez sans doute, machère enfant, continua madame de Vercel, que votre père, enmourant, a laissé des affaires extrêmement embrouillées ; il afallu les sept années qui se sont écoulées depuis que M. lecomte de C… s’est chargé de veiller sur vos intérêts, pour lesmettre à jour, comme disent les gens d’affaires ; et, lesdettes payées, les frais prélevés, la liquidation terminée enfin,il est très-clair que non-seulement vous ne possédez pas même lamoindre fortune, mais encore que votre père redevait trente millefrancs.

» – Grand Dieu ! et commentacquitter cette dette ? La mémoire de mon père, d’un vieuxgentilhomme de la monarchie, d’un colonel de l’Empire, ne peutcependant rester chargée d’une pareille tache. Ce serait quelquechose comme ce qu’on appelle une banqueroute n’est-cepas ?

» – Oh ! rassurez-vous, me ditmadame de Vercel, M. le comte de C…, lui aussi, est ungentilhomme de l’ancienne monarchie et un colonel de l’Empire, etil a tout payé. Vous ne possédez rien, c’est vrai, mais le nom devotre père est resté pur et sans tache.

» – Ô mon Dieu ! soyez béni,m’écriai-je en joignant les mains. Oh ! quand verrai-je lecomte pour me jeter à ses genoux, pour le remercier ?

» – Oui ; mais, avec tout cela,vous voilà sans fortune et sans avenir.

» – Il y a longtemps que j’avaispressenti cette situation, madame, répondis-je avec un soupir.

» – Oui, mais vous avez oubliéqu’elle vous menaçait depuis que vous êtes sortie deSaint-Denis ? Soyez sincère.

» – Hélas ! c’est la vérité,madame ; dans mon ignorance des choses de la vie, ma pensée nes’est jamais fixée sur des besoins que le comte ne me laissait pasprévoir.

» – Je le conçois, il est sibon ; mais il y a des cas où la bonté est un tort, untrès-grand tort. La bonté doit être intelligente avant tout, ousans cela la bonté devient de l’imprudence. Les intentions du comteétaient excellentes, je le sais ; mais l’enfer est pavé debonnes intentions. Il n’a pu se souvenir de votre père sans penserà ce que votre père eût fait en pareille circonstance pour sa filleà lui ; il n’a pu vous voir, pauvre orpheline, belle etgracieuse, sans être touché de votre sort ; il s’est souvenuqu’il était resté près de vous le représentant, non-seulement deson ancien compagnon d’armes, mais encore d’un auguste exilé. Toutest solidaire entre soldats, tout est commun entreroyalistes ; se soutenir dans le malheur, c’est la religiondes âmes généreuses. La pitié qu’il a ressentie a été plus forteque la réflexion, il n’a pas même réfléchi : il est vrai que,si l’on réfléchissait dans notre milieu social, on ne ferait jamaisle bien ; il a cédé au premier mouvement comme un noblechevalier qu’il est ; il m’a fait consentir à être votreguide, votre chaperon, sans me laisser rien entrevoir du fond deschoses. Il a développé vos heureuses dispositions ; vous avezprofité au-delà de tout espoir des sacrifices qu’il a faits pourvous : vous êtes devenue une personne remarquable, une jeunefille accomplie ; vos talents feraient de vous une merveille,si aujourd’hui la seule merveille digne d’admiration n’était pas larichesse. Tout cela est fâcheux, tout cela m’afflige et m’émeutjusqu’aux larmes ; je ne puis me faire à l’idée de vous savoirmalheureuse, en lutte avec les besoins, en proie auxnécessités ! Nous vivions si tranquilles, et voilà que tout àcoup un abîme s’ouvre sous nos pas. Que faire ? quedevenir ?

» Toutes ces paroles, d’autant plusterribles qu’elles ne renfermaient pas un sens positif, tombaientsur mon cœur une à une et y creusaient leur plaie comme aurait faitdu plomb fondu ; elles jetaient dans mon esprit une clartésinistre comme celle de ces éclairs à la lueur desquels on découvrede grands précipices. Cependant, quelque violente que fût lasecousse, elle n’avait pas eu la force de m’abattre : commedans un tremblement de terre, je sentais le sol vaciller sous mespieds, et j’étais demeurée debout ; je sentais s’allier en moila force et l’espérance, et je répondis avec un calme si grand, quemadame de Vercel ne put réprimer un mouvement desurprise :

» – Je vous remercie d’un intérêt sitouchant, madame ; j’étais résignée à vivre à Saint-Denis, ila fallu un ordre précis de mon tuteur pour briser cette résolution.J’y retournerai rendre aux autres l’éducation que j’y ai reçue.

» – Vous savez bien que c’estimpossible, me répondit madame de Vercel.

» – Comment cela ?

» – Oui, les règlements s’yopposent.

» – En êtes-vous certaine,madame ?

» – Vous pouvez m’en croire :une fois sortie comme pensionnaire, on ne peut plus y rentrer commeinstitutrice.

» – Encore un appui qui sebrise ! murmurai-je en baissant la tête.

» – D’ailleurs, continua madame deVercel, en supposant qu’on parvînt à vous rouvrir les portes decette maison, y pourriez-vous vivre à présent que vous avez vécu dela vie du monde, que vous avez connu toutes ses séductions, tousses plaisirs ?

» – Oh ! oui, m’écriai-je, etje ne regretterai rien de tout cela, je vous en réponds.

» – Vous le croyez à cette heure, mapauvre enfant, et vous le dites de bonne foi, parce que, dans votreenthousiasme de dévouement, vous ne voyez pas clair envous-même ; mais ce que vous ignorez, c’est que votreimagination est devenue, maintenant une source féconded’impressions et de sensations qui réclament l’espace et laliberté ; il lui faut un libre cours, un exercice sansentraves : les arts ont agrandi votre sphère, vous avez rêvéune existence indépendante, vous vous êtes accoutumée au luxe, vousavez été adulée, vos besoins, vos désirs, vos caprices mêmes ontété prévus et satisfaits ; la tranquille maison d’autrefoisserait maintenant une prison pour votre corps, une tombe pour votreâme. J’ai quelque expérience du monde ; croyez-moi, monenfant, quand on n’a pas encore atteint le développement desfacultés, quand il n’est plus même possible de s’arrêter en route,comment alors retourner en arrière, comment se restreindre à deshabitudes étroites, mesquines, qui conviennent seulement àl’enfance et à la vieillesse, mais non pas à votre âge ! Vosillusions à cet égard vous laisseraient bientôt dans l’accablementle plus profond, dans l’isolement le plus insupportable. Soyonsassez fortes, assez sages en ce moment pour voir du premier coupd’œil les choses telles qu’elles sont, afin de ne pas tomber dansun malheur plus grand que celui où nous sommes.

» La force divine qui m’était venue enaide me soutenait encore, et je répondis :

» – Eh bien, madame, s’il est vraique j’ai quelque talent, s’il est vrai comme on me l’a dit biensouvent, que je sois apte à acquérir dans les arts ce degré desupériorité qui fait les artistes, eh bien, je vivrai enartiste.

» – Enfant ! s’écria madame deVercel, pauvre chère enfant au cœur d’or : qu’on voit bien,hélas ! que vous ne savez rien de ce monde ! Eh ! jele conçois, peut-on observer sous le charme des impressionsnouvelles ? Apprendre est un travail qui absorbel’intelligence ; pour apprécier il faut savoir, pour comparer,il faut avoir ressenti. L’expérience ne s’acquiert qu’à nosdépens ; c’est le fruit amer des déceptions. Vivre en artiste,mon enfant ! à seize ans et belle comme vous l’êtes !impossible !

» – Cependant, madame, repris-je, onadmire mes peintures.

» – Parce que vous n’êtes pas dansla nécessité de les vendre ; eh ! mon Dieu ! lesamateurs font toujours des chefs-d’œuvre ; mais croyez-moi,Fernande, peindre pour vivre, c’est autre chose que de peindre pouroccuper son temps.

» – Mais j’ai entendu dire souventqu’une voix étendue et souple, une bonne méthode et uneorganisation musicale, étaient de nos jours la source d’une immensefortune.

» – La fille du marquis de Mormantne peut pas débuter à l’Opéra ; d’ailleurs, je ne nie pas vosdispositions pour la musique, mais ce ne sont que des dispositions,après tout ; il vous faudrait quatre ans, cinq ans encore peutêtre avant d’arriver à un début.

» – Pourtant, lorsque je chante dansle monde, les applaudissements sont unanimes, les transports quej’excite ressemblent à de l’enthousiasme.

» – Parce que vous êtes du monde, etqu’en vous applaudissant, c’est un hommage que ce monde envieux serend à lui-même. On croit abaisser, en vous flattant, ceux qui sontartistes par état, et dont le monde impuissant et railleur jalouseincessamment les succès ; mais que ces colossales réputationsde salon se produisent au grand jour, elles viennent honteusements’écrouler devant le vrai public, qui a acheté le droit decritiquer. Pour la justice des gens polis, il y a millecirconstances atténuantes qui motivent les opinions ; vousavez des yeux qui vous donneront toujours raison dans le monde,quoi que vous disiez ou que vous fassiez ; avec un de vossourires, vous peignez comme Raphaël ou vous chantez comme laMalibran. Tout cela est vrai relativement pour chaquesociété ; c’est une monnaie dont on se sert pour chaque salon,comme d’un jeton de société. Les grandes réputations nes’improvisent guère, ma chère enfant, elles sont le résultat debien des études, de bien des veilles, de bien des déceptions, debien des dégoûts, de bien des chagrins, et la femme, montée àl’apogée de la gloire, radieuse et couronnée du prestige de saréputation, a souvent perdu dans sa marche ascendante, et avantd’arriver au triomphe de son orgueil, les plus douces et les pluschères espérances de son cœur. Ne vous bercez pas de pareillesillusions, ma chère enfant ; la vie obscure, la vie murée, estla seule qui donne le bonheur.

» – Eh bien, madame, à défaut de cestalents brillants, j’emploierai les talents utiles ; jetravaillerai à ces choses qui rapportent peu, mais dont l’humbleproduit est au moins certain ; la pauvreté et les privationsne me font pas peur, et je les subirai, puisqu’il le faut.

» – Rêve, rêve que tout cela,Fernande. Vous avez lu ces choses-là dans les livres, et vouscroyez qu’elles existent dans le monde. Vous copierez de lamusique, vous broderez, vous ferez de la tapisserie ! PauvreFernande ! Mais c’est la misère ce que vous projetez, et lamisère vous tuera. La misère, c’est la pente glissante qui mène auvice. Dans la misère, les facultés s’énervent, les résolutionsfortes se détendent ; on ne voit plus rien alors que sousl’aspect du besoin. Tenez, mon enfant, ne faisons pas un roman dela vie, qui a ses exigences matérielles ; les vertus ne sontfaciles qu’à l’abri du danger, et croyez-moi, Fernande, il esttoujours sage d’éviter le combat.

» Mon cœur se serra par une impressionindéfinissable ; il me sembla que la froide réalité serapprochait de moi et m’enveloppait comme les parois d’untombeau.

» – Mon Dieu, m’écriai-je alors avecun accent qui devait exprimer toute l’anxiété du doute, mon Dieu,que faire ?

» – De deux maux choisir le moindre,ajouta madame de Vercel.

» – Mais lequel est le moindre deces maux ? Donnez-moi donc un conseil, madame ;éclairez-moi de votre expérience : que pense mon tuteur ?qu’a-t-il résolu ?

» – Votre tuteur, ma chèreenfant ! hélas ! votre tuteur est plus à plaindre quevous.

» – Je ne vous comprends pas,madame. Parlez, au nom du ciel, parlez.

» – J’hésite à tout vous dire.

» – Mais enfin qu’y a-t-ildonc ?

» – Il y a que M. de C…est malheureux.

» – Malheureux ! ce n’est paspour moi, j’espère. Ma situation, toute triste qu’elle est, ne letouche en rien ; elle ne peut qu’exciter sa pitié.

» – Vous avez tort de penser cela.Il s’est fait une habitude de vous voir ; il s’est laisséaller étourdiment au charme de votre société ; il n’a pasprévu qu’il arriverait un moment où la séparation seraitterrible.

s – La séparation !… ainsi jedois vous quitter, quitter mon tuteur ?

» – Non… oui… Je ne sais, il n’ensait rien lui-même ; il lui est impossible de prendre unparti. Vous pouvez rester, et vous ne le pouvez pas. Je vous assureque la situation est véritablement alarmante. Quand j’ai parlé devotre départ, il a baissé la tête, et des larmes ont coulé de sesyeux.

» – Des larmes !

» – Oui, lui, le vieux soldat,l’homme qui a traversé les champs de bataille où gisaient sesmeilleurs amis sans verser une larme, oui, il a pleuré comme unenfant, et cela à l’idée de se séparer de vous. Un instant il aregretté d’avoir payé les dettes de votre père. Cette somme étaitpresque une indépendance pour vous.

» – Oh ! non, non, la mémoirede mon père avant tout, grand Dieu ! mais je ne comprends pasquel intérêt si puissant le comte prend à une pauvre orphelinequ’il a vue, il y a six mois, presque pour la première fois.

» – Quel intérêt ! Vous necomprenez pas ? Vous ne comprenez pas qu’il vous aime, qu’ilvous aime d’amour, que c’est une passion insurmontable, qu’il afait ce qu’il a pu pour la combattre ? Vous ne comprenez pasque maintenant son bonheur et sa vie dépendent de vous.

» La surprise mêlée de terreur quej’éprouvai à ces mots me laissa sans force ; un éblouissementpassa devant mes yeux, je sentis mes jambes qui tremblaient sousmoi. Je tombai dans un fauteuil. Presque aussitôt, monsieur lecomte de C…, qui sans doute guettait le moment, entra, portant surson visage l’expression du plus grand trouble. Je fus effrayée ettouchée à la fois ; je sentis mon âme en proie tout ensemble àla reconnaissance et à la crainte. Alors commença une scène bizarreet terrible dont je n’ai plus qu’un souvenir confus, parce que jene vivais qu’à moitié quand elle se passa. Le comte se jeta à mespieds ; sa douleur était-elle réelle ou feinte ? Je n’ensais rien. Madame de Vercel, qui aurait dû me défendre, par saprésence du moins, me livra en se retirant. On profita de mesémotions, de mon désespoir, on fut sans pitié pour mes larmes, onresta sourd à mes prières. Le nom de mon père, invoqué avec desgémissements, ne put rien pour moi. Ma perte avait été résolue,elle fut effectuée. Le lendemain, j’étais la maîtresse deM. le comte de C….

Clotilde ne put retenir un cri à ce brusqueaveu ; mais aussitôt elle se hâta de réparer ce mouvement deréprobation involontaire en balbutiant quelques vagues parolesd’excuse.

– Pourquoi vous excusez-vous,madame ? dit Fernande en secouant tristement la tête ;votre terreur est toute simple, et, croyez-moi bien, elle ne meblesse ni ne m’étonne. Je n’ai pas des sentiments assez vulgairespour essayer de me justifier par le crime des autres. Oui, sansdoute, j’eusse été digne de pitié ; oui, peut-être eussé-jemérité plus de compassion que de mépris, si tout s’était borné là,si je m’étais arrêtée dans ma dégradation ; mais c’était choseimpossible : on voulait ma perte tout entière. Ma chute étaitune action de la vie intime qui pouvait, à la rigueur, échapper auxregards du monde, et me laisser un refuge dans la société, aussibien que dans ma conscience ; mais la passion chez les gensfrivoles n’est qu’à moitié satisfaite si la jouissance de la vaniténe la rend publique et scandaleuse. Il faut à l’homme du monde unbonheur envié : il fallait à l’orgueil du comte de C…l’holocauste de mes triomphes passés. Sous les yeux des princesqu’il regrettait, il eût caché sa maîtresse, il l’eût niéemême ; sous un régime qu’il regardait comme une époque dedésordre social, il afficha la jeune fille qu’il venait de séduire.S’il eût eu vingt-cinq ans, j’eusse peut-être obtenu de lui lesilence ; il en avait cinquante, il a voulu faire des envieux.Moi, l’enfant noble, recommandée à son honneur par un père mourantsur le champ de bataille, en présence de l’armée française, il prità tâche de m’habituer peu à peu à la honte ; chaque jour undes voiles de ma pudeur native me fut enlevé. L’ancienne élève deSaint-Denis, celle à qui l’on promettait l’avenir des femmeschastes et heureuses, brilla, traînée par lui au grand jour,courtisane méprisée, adulée, montrée au doigt, sans bonheur, sansexcuse, entraînée dans le tourbillon des plaisirs, s’étourdissantau bruit des fêtes, repoussant les souvenirs du passé, n’osantsonger à l’avenir, et ne prenant pas même le temps de pleurer surle présent.

» Mais au canon de juillet, qui annonçaitla chute d’un trône, succéda bientôt la cloche du choléra, quiannonçait l’agonie d’un peuple. Le comte de C… fut une despremières victimes. On ignorait encore à cette époque si la maladieétait contagieuse ou non. Tout le monde s’enfuit ; je restaiseule près du comte. Cette marque de dévouement dans une femmequ’il avait perdue le toucha sans doute ; un notaire appeléreçut ses dernières dispositions. Ces dispositions m’instituaientsa légataire universelle.

» Écoutez bien, et voyez si je chercheune excuse à mes fautes.

» Les débris d’une fortune considérable,bien que compromise par le luxe désordonné des dernières années ducomte de C…, pouvaient encore m’assurer une existence solitaire etmodeste. Mais ce que m’avait dit madame de Vercel de l’influenceque le passé étend sur l’avenir n’était que trop vrai ; leshabitudes du luxe et de la dissipation une fois prises, il faut uncourage plus qu’humain pour rentrer dans l’obscurité. J’étaisvantée par tout un monde de jeunes gens riches, beaux, spirituels,qui me plaçaient au-dessus de toutes les femmes, qui m’avaient éluereine de la mode et de l’élégance. Je commandais par des sourires,et chacun, comme un esclave attentif, se hâtait d’obéir à monsourire. Partout où j’allais, je transportais avec moi la foule, lajoie, le bruit, l’ivresse, le rêve éternel des enchantements, etcela dura jusqu’au jour où, regardant avec terreur autour de moi,je ne pus mesurer le chemin que j’avais fait, les hauteurs d’oùj’étais partie et l’abîme où j’étais descendue. Il n’y avait pasd’illusion à me faire ; j’avais beau me grandir des nomscélèbres, antiques ou modernes, m’appeler Aspasie ou Ninon, direque j’étais une étoile du siècle des Périclès et des Louis XIV,cette étoile, vue au télescope de la morale, perdait bien vite toutson éclat. Ces alternatives d’orgueil et de honte, d’élévation etd’abaissement, durèrent jusqu’au jour où je sentis entrer dans monâme l’amour chaste, tendre, dévoué, profond, l’amour qui pouvait merendre au passé et à l’avenir, au repentir et à Dieu, jusqu’au jouroù je vis Maurice enfin.

Clotilde tressaillit malgré elle à cet aveu del’amour de Fernande pour son mari. Celle-ci s’en aperçut.

– Oh ! ne craignez rien, madame,dit-elle ; oui, c’est à Maurice que je dois d’avoir retrouvéma raison ; mais Maurice a cessé d’être la pensée et l’espoirdes jours qui m’attendent. Du moment où j’ai été introduite danscette maison, du moment où j’ai respiré l’air que vous parfumez, dumoment où vous avez pressé ma main dans la vôtre, tout a été fini.Je l’ai revu pour me raffermir encore. Je l’ai revu souffrant etpresque condamné ; qu’il soit sauvé, madame, mais sauvé pourvous seule. Avec la santé, la raison lui reviendra. Il apprécieravotre vertu que fait mieux ressortir ma dégradation, votre puretéque ma honte rend plus adorable. Quant à moi, ma tâche n’est pointencore accomplie ici, et je sais ce qui me reste à faire.

À ces mots, Fernande se tut, et il se fitentre les deux jeunes femmes un moment de silence ; seulement,comme si Fernande eût continué de parler, Clotilde laissa entre sesmains, comme entre celles d’une amie, la main qu’elle lui avaittendue.

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