Fernande

Chapitre 21

 

Pendant que toute l’intrigue de ce drameétrange, si simple à la fois et si compliqué, s’éclaircissait et senouait en même temps entre les cinq ou six personnes que nous avonsmises en scène, dans l’espace étroit du château deFontenay-aux-Roses et dans le court intervalle qui s’est écoulédepuis que nous avons mis sous les yeux de nos lecteurs le premierchapitre de cette histoire, – le malade, ce grand enfant gâté quin’avait encore connu les mécomptes de la vie humaine que dans lescontrariétés d’un caprice amoureux, où le sentiment, il est vrai,jouait son rôle, le malade, bercé par un doux rêve, attendait avecune impatience pleine de charme le moment de revoir Fernande. Assisprès de son lit, le docteur répondait à ses questions, ajoutantcomplaisamment les mixtures balsamiques de son langage aux effetsmagiques de l’espérance ; art divin dont le formulaire est auciel. Excitées par tant d’influences diverses, les facultés deMaurice reprenaient leurs fonctions dans le mécanisme animal etintellectuel de l’être, si bien que la pensée exerçait maintenantsans entraves son empire souverain.

– Docteur, dit-il en baissant la voix eten regardant timidement autour de lui, docteur, puisque nous sommesseuls, vous allez m’expliquer, n’est-ce pas, comment il se fait queFernande se trouve ici ?

– Est-il bien nécessaire d’expliquer ceque le cœur devine ? demanda en souriant le docteur.

– Elle a donc appris que je voulaismourir ?

– Vous êtes trop curieux pour unmalade.

– Mais ma mère a donc permis… ?

– Quand a-t-on vu une mère hésiterlorsqu’il s’agit de sauver son enfant ?

– Alors elle sait… ?

– Elle sait tout.

– Et Clotilde, dit vivement Maurice, ellene se doute de rien, je l’espère ?

– Rassurez-vous ; grâce à vos amisqui vous ont secondé à merveille…

– Braves garçons ! commentm’acquitterai-je jamais avec eux ?

– Grâce au nom d’emprunt qu’ils ont donnéà Fernande…

– Oui, mais comment a-t-elle consenti àprendre ce nom ? Voilà ce qui m’étonne, moi qui laconnais.

– Je crois qu’elle n’a consenti à rien,que tout était arrangé quand elle est arrivée, et quelle a étéobligée, pour ne pas renverser toutes les espérances, d’entrer dansla position qu’on lui avait préparée.

– Et madame de Neuilly qui retrouve enelle une amie de pension, comprenez-vous cela, docteur ?

– Ah ! ça, c’est un de ces effets duhasard qui échappent aux yeux des préparateurs les plushabiles ; heureusement que cette reconnaissance n’a riendérangé. Quant à moi, j’avoue qu’un instant j’ai eu grand’peur.

– Ainsi, docteur, ainsi que je m’en étaistoujours douté, Fernande n’est pas une femme de rien, mais tout aucontraire une fille de famille élevée à Saint-Denis. Oh !j’avais au moins deviné cela : il était impossible que tant deperfections, d’élégance, de délicatesse n’appartinssent pas à unepersonne de race, chère Fernande !

– Ah çà ! mais un instant, monsieurmon malade, reprit le docteur en arrêtant Maurice au milieu de sonenthousiasme ; un instant : maintenant que le docteur ducorps est devenu le docteur de l’âme, maintenant que je suisnon-seulement votre médecin, mais encore votre confesseur,répondez : vous êtes donc véritablement affolé de cettefemme ?

– Oh ! silence, silence, docteur,répondit Maurice avec un sentiment de crainte douloureuse. MonDieu ! Clotilde est si bonne, si parfaite, siangélique !

– Que vous l’admirez, n’est-ce pas, maisque vous aimez Fernande !

– Que voulez-vous docteur ? C’est unsentiment involontaire, irrésistible, qui s’est emparé de moi toutentier, qui me brûle, qui me dévore ! J’ai voulu le combattre.J’ai été vaincu par lui, et j’allais en mourir quand vous êtesvenu, ou plutôt quand elle est venue. Alors, oh ! docteur, jene puis pas vous dire ce qui s’est passé en moi ; à sa vue, jeme suis senti renaître ; il m’a semblé que l’air, le soleil,la vie, tout ce qui s’était éloigné de moi revenait à moi, et, dansce moment même, tenez, rien que l’idée qu’elle est là, qu’elle vavenir, que je vais la voir, cette idée m’inonde d’une joie infinie,d’une béatitude céleste. Écoutez, docteur, vous le savezmaintenant, je l’aurais dit que vous ne l’eussiez pas crupeut-être, mais vous l’avez vu, il y va de mon existence ; ehbien, docteur, soyez dans cette maison un ministre de paix etd’union.

– Oui, sans doute, vous désirez que je laretienne.

– Si la chose est possible, en sauvantles apparences.

– Nous ferons ce que nous pourrons pourcela. Je comprends, les mœurs sont à la mode, et quand on a votreâge, qu’on est homme du monde comme vous, on suit toutes les modes.Le diable n’y perd rien, c’est vrai ; mais, comme vous dites,les apparences sont sauvées.

– Oh ! ne plaisantez pas sur leschoses sérieuses, docteur.

– Eh ! mon cher malade, est-ce mafaute, je vous le demande, si les choses plaisantes deviennent deschoses sérieuses, et si les choses sérieuses deviennent deplaisantes choses ? Vivons, c’est le point essentiel d’abord,ensuite vivons bien portants, enfin vivons heureux si c’estpossible.

– Mais vivons, mais soyons heureux sansfaire le malheur de personne, docteur ; sans faire rougir mamère, sans coûter de larmes à Clotilde : tout cela est biendifficile, j’en ai peur.

– Bah ! guérissez d’abord votremaladie ; ensuite, eh bien, j’essayerai de vous guérir devotre amour.

– Comment cela ?

– Comme le docteur Sangrado, toutbonnement avec des saignées et de l’eau chaude.

– Mais je n’en veux pas guérir,moi ! s’écria Maurice.

– Comme si cela dépendait de vous, dit ledocteur ; mais silence ! voilà quelqu’un, sans douteFernande !

– Non, dit Maurice, ce n’est point sonpas.

C’était madame de Neuilly, suivie des deuxjeunes gens.

Derrière eux, et comme ils venaient de prendreplace, entrèrent à leur tour madame de Barthèle, Fernande, Clotildeet M. de Montgiroux. Il se fit un mouvement de chaises etde fauteuils, et, au bout d’un instant, chacun se trouva assis.

Maurice, dans la disposition inquiète où setrouvait naturellement son esprit, avait vu entrer successivementtoutes les personnes que nous venons de nommer, depuis madame deNeuilly jusqu’à M. de Montgiroux, en cherchantsuccessivement à lire sur leurs visages les sentiments divers quiles agitaient.

Soit préoccupation, soit réalité, l’expressionde tous ces visages lui parut avoir changé depuis le moment dudéjeuner. C’est que dans la journée il était, pour chaque personne,arrivé un événement important. Clotilde avait entendu l’histoire deFernande et celle de madame de Villefore : ces deux histoiresavaient été pour elle un grand enseignement. Madame de Barthèleavait, malgré la dénégation de M. de Montgiroux, conçu lesoupçon que le comte connaissait Fernande, et ce soupçon continuaitde lui mordre secrètement le cœur. Fernande avait appris queMaurice, tout en portant le nom de monsieur de Barthèle,était le fils du comte de Montgiroux, et cette idée terriblequ’elle avait été la maîtresse du père et du fils s’agitait dansson âme. Enfin madame de Neuilly avait appris que Fernandes’appelait Fernande tout court, et qu’il n’existait aucunM. Ducoudray. De plus, elle avait deviné la jalousie de madamede Barthèle et l’amour de M. de Montgiroux. Les deuxjeunes gens seuls étaient encore à peu près ce que Maurice lesavait laissés ; mais que lui importait ce que pensaient lesdeux jeunes gens, qu’il regardait comme des amis dévoués ?

Ce n’était donc pas sans raison que Mauriceremarquait un changement notable dans les physionomies.

En effet, chacun des personnages offrait surson visage la trace des émotions qui venaient d’agiter son espritou son cœur. Le comte ne pouvait maîtriser son inquiétude àl’endroit des soupçons mal calmés de la baronne. La baronnecherchait en vain à dissimuler sa jalousie, et soupirait enessayant de sourire. Clotilde, éclairée par Fernande sur lesintentions de Fabien et sur l’état de son propre cœur, n’osaitregarder personne. Fernande, pâle, inanimée et le regard fixe,semblait une victime amenée là pour subir un supplice inévitable.Enfin madame de Neuilly, l’œil triomphant, les lèvres relevées parle mépris, les narines gonflées par le dédain, semblait comme unmauvais génie planer sur l’assemblée qu’elle dominait.

D’abord, le moment de l’arrivée avait produitune diversion favorable ; on s’était salué, groupé, placé enéchangeant de part et d’autre ces politesses dialoguées d’avancequi sont la monnaie courante des salons, mais bientôt, chacun seretrouvant occupé de ses intérêts, le silence le plus solennelavait régné.

C’était pendant ce moment de silence queMaurice avait, avec inquiétude, porté son regard sur les personnesqui environnaient son lit. Le résultat de cette investigation futtel, qu’il se pencha à l’oreille du docteur et murmura à voixbasse :

– Oh ! mon Dieu ! docteur, ques’est-il donc passé ?

Le docteur avait grande envie de le rassurer,mais il sentait lui-même que quelque chose de nouveau, d’inconnu etde menaçant planait dans l’air.

Les personnages étaient groupés ainsi :Fabien était près de Fernande, Léon près de Clotilde ; madamede Barthèle, qui avait résolu de ne pas laisser au comte un seulinstant de relâche, l’avait fait asseoir à ses côtés ; madamede Neuilly seule était isolée, comme si l’on eût compris, par uneffet instinctif, qu’elle était une exception dans la nature etdans la société ; elle pouvait donc distiller son venintranquillement et consciencieusement sans être dérangée dans cetteopération de chimie intellectuelle.

– Voyez, se disait-elle à part-soi avecce sourire de haine qui avait non moins effrayé Maurice que lesfigures bouleversées des autres personnages, voyez si un de ceuxqui sont là s’occupera de moi, daignera m’adresser un mot, auramême la volonté de me faire une politesse ! M. Léons’occupe de Clotilde ; c’est pardonnable, nous sommes chezelle, et puis peut-être profite-t-il de l’abandon de son mari pourlui faire la cour. Tiens, ce ne serait pas maladroit, et il seraitcurieux que la petite cousine rendît la pareille à son mari.M. de Rieulle n’a de regard, d’attention, de paroles quepour mademoiselle Fernande, une misérable fille entretenue.M. de Montgiroux fait semblant d’écouter ce que ditmadame de Barthèle, et essaye de lui répondre ; mais ici cetempire si vanté sur lui-même lui échappe, et il est visiblement àtout autre chose. Moi seule, je suis isolée, délaissée, perdue. Ehbien, comme d’un mot, si je voulais, tout changerait autour demoi ; oui, d’un mot, murmurait la veuve en souriant de sonsourire le plus venimeux ; je n’aurais qu’à dire àClotilde :

» – Vous êtes jeune, vous êtesbelle, vous êtes riche, mais, vous le voyez, la jeunesse, labeauté, la richesse, sont insuffisantes pour fixer un mari ;en revanche, elles assurent des amants.

» À Fernande :

» – Vous avez enlevé le mari à lafemme, vous vous êtes présentée ici sous un faux nom : vousattendez avec impatience que Maurice, qui vous couve des yeux, soitrevenu à la santé pour reprendre avec lui une intrigueadultère.

» À M. de Montgiroux :

» – Vous vous jouez de vos sermentsen politique comme en amour. Blasé sur les plaisirs à demi permis,vous excitez vos appétits par le ragoût de l’inceste ; maisvotre fortune, toute colossale qu’elle est, ne suffit pas pour vousdonner sans partage un cœur banal, qui s’est fait du changement unbesoin.

» À madame de Barthèle :

» – Cette créature que, contretoutes les règles sociales, vous avez appelée chez vous parfaiblesse pour votre fils, profite de cette hospitalité que vouslui donnez, en vous enlevant l’homme qui, pendant vingt-cinq ans, afait de vous une pierre d’achoppement et de scandale.

» À Maurice enfin, qui est là sans motdire et qui nous regarde tous les uns après les autres d’un airstupide :

» – Vous vous croyez bien heureux,et vous ne vous doutez pas que votre père vous succède dans lamaison, sinon dans le cœur de votre maîtresse, et que votre amivous supplante près de votre femme.

» Oui, si je voulais, je punirais tousceux qui sont ici de cet isolement dans lequel ils me laissent, etje les verrais tous tremblants se traîner à mes pieds et medemander grâce.

» – Eh bien, ajouta-t-elle en jetantles yeux sur la pendule, eh bien, c’est ce que je ferai si, d’ici àcinq minutes, quelqu’un n’est pas venu s’asseoir à côté de moi.

Comme on le voit, Maurice n’avait pas si grandtort à craindre.

Heureusement que, pendant ce soliloque, desconversations partielles agitaient les intérêts particuliers.

Léon de Vaux était, comme nous l’avons dit,près de Clotilde.

– Madame, lui dit-il à voix basse aprèsun instant de silence, je suis heureux de me trouver près de vouspour prendre sur moi tout ce que cette journée a pu amenerd’événements étranges et inattendus, et pour disculper en mêmetemps mon ami Fabien. Si douloureuse que soit pour moi cetteconviction que j’ai pu encourir votre disgrâce, je dois m’accuseren honnête homme ; c’est moi qui, sur l’invitation de madamede Barthèle, ai amené Fernande ; Fabien ignorait tout.

– Monsieur, répondit Clotilde avec calmeet dignité ; vous êtes, je le sais, l’intime ami deM. de Rieulle, et votre langage me prouve que vouspartagez ses plus secrètes pensées. Épargnez-moi donc l’embarras etla nécessité de lui faire comprendre que son retour dans ma maisonserait désormais une démarche inutile. La prudence et le bon goûtlui eussent sans doute d’eux-mêmes conseillé de n’y plusreparaître. Mais, puisque vous me fournissez l’occasion dem’expliquer nettement à son sujet, veuillez lui dire que les écartsd’un mari n’autorisent jamais la femme à méconnaître ses devoirsquand elle est de celles qui trouvent le bonheur dans laconscience. Vous remarquerez que je ne prononce pas le mot devertu, tant je crains d’exagérer quelque chose. Veuillez ajouterque ce n’est pas une crainte personnelle qui me fait vous dire ceque je vous dis, que j’ai pu l’entendre et le voir sans êtrealarmée, que je le pourrais encore sans aucun danger ; mais ilsera plus convenable à lui, plus respectueux pour moi, qu’ils’abstienne désormais de revenir ici ; Maurice pourraitsurprendre un de ses regards, une de ses paroles ; je neserais pas certaine, moi-même, de pouvoir cacher plus longtemps ledégoût que me causerait sa trahison envers un ami. Vous le savez,monsieur, on n’a pas besoin d’aimer sa femme pour en être jaloux.Je ne voudrais pour rien au monde être une cause de brouille entreM. de Barthèle et M. de Rieulle. Voilà doncpour monsieur Fabien. Quant à vous, monsieur, continua Clotilde,l’accusation que vous portez contre vous-même me laisse peu dechose à dire. Cependant j’ajouterai aux reproches que vous faitdéjà votre conscience, que c’est une grande légèreté à vous den’avoir pas réfléchi qu’il y avait quelque ridicule pour moi à metrouver en face de madame Ducoudray, personne fort belle, fortdistinguée, d’une éducation parfaite, d’une excellente famille,d’une conduite irréprochable, je me plais à le croire, mais enfinque mon mari a aimée et qu’il aime encore. La raison qui vous aguidé était excellente, mais ce n’est pas toujours la raison quirègle la manière dont on reçoit les gens, pour nous autres femmessurtout, chez lesquelles les sensations vont toujours du cœur àl’esprit, pour nous qui n’avons presque jamais assez de force pourtout raisonner. Nos antipathies, nos préventions, nos préjugés sontquelquefois insurmontables, et vous vous trouvez, dans toute cetteaffaire, lié à un événement si triste, qu’il me serait, je le sens,impossible d’en perdre le souvenir. Daignez donc comprendre,monsieur, combien je serais désespérée que mon accueil se ressentîtplus tard des circonstances dans lesquelles je me trouve, ce qui nemanquerait pas d’arriver, tant je me sens, je vous l’avoue, enfausse et mauvaise disposition.

Un sourire des plus gracieux accompagna cesdernières paroles, que Léon écouta d’un air stupéfait ; puisClotilde se leva, et voyant à côté de madame de Neuilly une placevide, quelque peu de sympathie qu’elle eût pour son acariâtrecousine, elle alla s’asseoir auprès d’elle.

Il était temps ; la veuve, les yeux fixéssur l’aiguille de la pendule, ne calculait déjà plus par minutes,mais par secondes.

– Ah ! chère Clotilde,s’écria-t-elle de cet air aigre-doux qui lui était habituel, quevous êtes donc une personne charmante de vous apercevoir de monisolement… Je suis véritablement enchantée que vous veniez causerun instant avec moi ; j’ai tant de choses à vous dire…Ah ! depuis que je ne vous ai vue, ma pauvre chère, j’en aiappris de belles sur mon ancienne compagne de Saint-Denis. D’abordelle n’est pas mariée ; ensuite sa conduite est plus quelégère. Enfin elle est horriblement compromise.

– Ma cousine, interrompit Clotilde d’unton sec, en supposant que tout cela fût vrai, croyez que, pendanttout le temps qu’elle est ici du moins, je me seraistrès-volontiers contentée de l’ignorer.

– Vous n’ignorez pas au moins qu’elle afait tourner la tête à votre mari ?

– Je suis convaincue que Maurice vam’assurer le contraire, répondit Clotilde en se levant.

Et elle alla s’asseoir près du malade pour ychercher un refuge contre les autres et contre elle-même.

Pendant ce temps, la baronne, de son côté,causait à voix basse avec le comte.

– Comte, lui disait-elle, j’ai cru aupremier abord, et avec ma confiance naturelle, à tout ce que vousm’avez dit à propos de Fernande.

Le comte tressaillit ; puis se remettantaussitôt :

– Et vous avez bien fait, baronne, luirépondit-il, car je vous ai dit, je vous jure, l’exacte vérité.

Le comte jurait facilement, comme onsait ; il en était à son huitième serment.

– Ainsi, vous ne connaissez pasFernande ?

– C’est-à-dire que je la connaissais devue, comme on connaît une femme à la mode.

– Et vous êtes toujours libre ?

– Qu’entendez-vous par là ?

– Qu’aucun lien inconnu ne vous enchaîneet ne vous empêche de faire du reste de votre vie ce que vousvoulez ?

– Aucun ; mes devoirs politiquesexceptés.

– Vos devoirs politiques n’ont rien àfaire avec ce que j’ai à vous demander. Je vous remercie donc dem’avoir rassurée sur tous ces points ; nous achèverons cetteconversation plus tard et dans un autre endroit.

Et la baronne, à son tour, se leva et allas’asseoir près de madame de Neuilly.

– Eh bien, ma bonne cousine, lui dit laveuve, qu’avez vous donc ? je ne vous ai jamais vue sipâle ; est-ce que par hasard M. de Montgiroux vousaurait avoué… ?

– Quoi ?

– Mais ce que tout le monde sait, monDieu ! qu’il a une passion pour mon ancienne amie de pension,Fernande, et qu’il est l’heureux successeur de Maurice.

– Je ne sais, dit froidement la baronne,si M. de Montgiroux aime ou n’aime pas votre ancienneamie de pension, Fernande ; mais ce que je sais, c’est que jevous invite à assister à mon mariage avec lui, qui aura lieu dansquinze jours ou trois semaines.

– Quelle folie ! s’écria laveuve.

– Ce n’est pas une folie, madame, dit labaronne avec dignité ; c’est purement et simplement laréparation d’un scandale qui, je m’en suis malheureusement aperçuebien tard, durait déjà depuis trop longtemps.

Et, se levant avec un froid salut, elle allarejoindre Clotilde et prendre place avec elle près du lit deMaurice.

En ce moment, cédant à un mouvement presqueirréfléchi, Fernande quittait Fabien, avec lequel elle était entrain de causer, et allait s’asseoir, à son tour, près de madame deNeuilly.

– Ah ! chère amie, dit la veuve,voici un mouvement dont je dois te savoir gré. Tu étais là, prèsd’un jeune homme beau, élégant, et qui sans doute te disait deschoses charmantes, et tu le quittes pour venir causer avec unepauvre isolée. En tout cas, tu fais bien, car tu le sais, on estplus isolée au milieu d’un salon rempli de monde que dans lebosquet le plus solitaire, où quelqu’un peut nous écouter et nousentendre. Nous allons donc pouvoir enfin en venir aux confidences.Eh bien, voyons, que fait ton mari ? Est-il jeune ?est-il aimable ? est-il riche ? t’aime-t-ilbeaucoup ?

Fernande la regarda d’un œil sévère. Toujoursen garde contre les autres et souvent aussi contre elle-même, ellene pouvait se méprendre à cette ironie vulgaire. Un tact trop finl’avertissait ordinairement de toute intention hostile, et, dansles circonstances où elle se trouvait placée, ses pressentiments,joints à la connaissance approfondie qu’elle avait du caractère dela veuve, la mirent instinctivement en garde contre le danger.Mais, obligée de baisser la voix et de contraindre la véhémence deses sentiments, il en résulta dans sa réponse une expressionstridente qui fit tressaillir la veuve.

– Madame, dit Fernande, vous m’aveztrouvée d’une réserve extrême envers vous, et ce respect que jevous ai rendu devrait désarmer votre justice. Ne soyez pasimplacable pour une femme qui fut votre amie, et qui, avant quevous lui eussiez parlé, se reconnaissait déjà indigne de ce nom. Neme forcez pas de me justifier hautement, car je ne le puis sansfaire retomber le poids de mes fautes sur d’autres que sur moi.Plaignez-moi donc, madame, et ne m’accusez pas. La vertu perd deson auréole lorsqu’elle cesse d’être pitoyable envers les cœurs quisouffrent. Soyez bonne et indulgente ; c’est un beau rôle etune noble conduite. Je ne voudrais rien vous dire, madame, quisentît l’aigreur de mes justes ressentiments. Les femmes qu’onn’attaque point n’ont pas de peine à se défendre. Malheureusementcette vérité ne justifie nullement les femmes attaquées, et quin’ont pas su remporter la victoire.

Alors la courtisane, soutenue par sa propredouleur, se leva, noble et digne comme une reine, alla se placer aupiano, l’ouvrit et préluda de sa main savante. C’était rappeler àtous que la réunion dans la chambre de Maurice avait pour but defaire de la musique.

Pour elle seulement, la musique c’étaitl’isolement, c’était la solitude, c’était enfin un moyen de mettredans sa voix les larmes qui gonflaient ses paupières, les sanglotsqui brisaient sa poitrine. On fit silence, car il y avait quelquechose de si profond et de si vibrant dans le prélude, que chacuncomprenait que le chant allait être quelque chose de souverainementbeau.

Ce prélude annonçait la romance duSaule, ce chef-d’œuvre de douleur que l’on est si étonnéde trouver grave, simple et sévère, au milieu des brillantesfioritures de la musique rossinienne, et qui dut, lorsqu’elleparut, laisser deviner dans un prochain avenir Moïse etGuillaume Tell.

Soit que l’état fébrile dans lequel elle setrouvait ajoutât encore à l’expression ordinaire de sa voix, soitque Fernande eût réuni toutes les ressources de sa puissanteorganisation musicale, afin de produire une profonde impression surMaurice et de le préparer à la scène qui devait nécessairementavoir lieu entre eux, jamais, du moins pour les personnesprésentes, et qui, on se le rappelle, étaient en proie chacune àquelque passion ou à quelque sentiment, la voix humaine n’étaitarrivée à ce degré d’éclat et de magie ; chacun écoutait,haletant, sans souffle, sans voix, sans mouvement, cette vibrantemélodie qui se répandait dans l’air, et qui, semblable à un parfum,enveloppait les auditeurs, pénétrait en eux, et courait dans leursveines en frissons étranges et inconnus. Ce chant, déjà si grand etsi triste par lui-même, acquérait dans la bouche de Fernandequelque chose de désolé et de prophétique qui terrassa les plusrailleuses organisations et les plus sceptiques résistances ;de sorte qu’au troisième couplet Maurice, Clotilde, madame deBarthèle, le comte de Montgiroux, les deux jeunes gens et la veuveelle-même, pareils à ces Titans qui avaient essayé de lutter contreJupiter, se courbaient foudroyés sous la puissance de l’art et dugénie.

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