Fernande

Chapitre 23

 

Fernande était depuis dix minutes immobile etpensive, lorsque M. de Montgiroux ouvrit la porte de sachambre.

Elle était si loin de s’attendre à cettevisite, qu’elle tressaillit avec un mouvement qui ressemblait à del’effroi ; et fixant sur le comte ses yeux étonnés :

– Vous, monsieur !s’écria-t-elle ; que venez-vous faire ici, et que mevoulez-vous à une pareille heure ?

Et cependant Fernande, dont l’exclamation quenous venons de rapporter exprimait la terreur instinctive, ignoraitqu’au moment où le comte de Montgiroux s’aventurait dans lecorridor prudemment armé de sa bougie, madame de Barthèle, de soncôté, ouvrait furtivement la porte de sa chambre, et se hasardait àvenir trouver sans lumière le pair de France, auquel elle comptaitprésenter son ultimatum matrimonial ; elle ne fut donc pasmédiocrement étonnée de le voir lui-même sortir de sa chambre avectoutes les précautions d’un homme qui veut dérober une démarchehasardeuse. Un instant elle se flatta qu’il allait prendre lechemin de son appartement ; mais, après avoir jeté un regardinquiet et scrutateur autour de lui, le pair de France prit aucontraire un chemin tout opposé. Madame de Barthèle demeuraaussitôt convaincue que le comte se rendait chez Fernande. Alorselle rentra chez elle, atteignit par une porte de dégagement unescalier dérobé, descendit cet escalier, remonta par un escalier deservice, et pénétra dans le cabinet de toilette attenant à lachambre de Fernande. Cachée dans ce cabinet, l’oreille colléecontre la porte de communication d’où elle pouvait tout entendre,elle écouta donc, frémissante de jalousie, cet entretien que lecomte avait sollicité pendant toute la journée sans pouvoirl’obtenir, et qui s’entamait, de la part de Fernande, d’une façonqui indiquait que, si elle était disposée à l’accorder, c’étaitdans une autre heure et dans un autre lieu.

– Silence, madame, répondit le comte, oudu moins parlez bas, je vous prie ; puisque vous n’avez pascompris pendant toute la journée l’impatience que j’éprouvaisd’avoir une explication avec vous, puisque vous m’avez faitattendre inutilement au rendez-vous que je vous avais demandé, nevous étonnez pas que je profite du moment où la retraite de tout lemonde me permet de me trouver seul avec vous, pour venir vousdemander la clef de tout cet étrange mystère qui depuis ce matintournoie autour de moi sans que j’y puisse rien comprendre.

– Monsieur, dit Fernande, peut-êtreeussiez-vous dû attendre qu’un autre moment fût venu et que surtoutnous fussions dans une autre maison que celle-ci, pour me demanderune explication que j’aurais alors provoquée moi-même, mais qu’icije me contenterai de subir. Interrogez donc, je suis prête àrépondre à toutes vos questions. Parlez, j’écoute.

Et, en disant ces paroles, Fernande, prenanten pitié l’émotion peinte sur le visage de ce vieillard dont lecœur semblait souffrir à l’égal de celui d’un jeune homme, et qui,malgré son habitude de commander à ses sentiments, ne pouvaitmaîtriser ni ses yeux ni sa voix, Fernande, disons-nous, se leva,et, lui montrant un fauteuil à quelques pas d’elle, l’invita às’asseoir.

M. de Montgiroux posa sa bougie surun guéridon, et s’assit, subissant l’influence de la femme étrangedevant laquelle il se trouvait, et ressentant au fond de son cœurla même émotion que s’il eût été sur le point de monter à latribune pour se défendre, lui qui cependant venait pouraccuser.

Aussi se fit-il un silence de quelquesinstants.

– Je vous ai dit que je vous écoutais,monsieur, dit Fernande.

– Madame, lui dit le comte, sentantlui-même qu’un plus long silence serait ridicule, vous êtes venuedans cette maison…

– Dites que j’y ai été amenée,monsieur ; car vous n’êtes pas à comprendre, je l’espère, quej’ignorais complètement où l’on me conduisait.

– Oui, madame, et je vous crois ; cen’est donc point là le reproche que je puis avoir à vous faire.

– Un reproche à moi, monsieur ? ditFernande ; vous avez un reproche à me faire ?

– Oui, madame ; j’ai à vousreprocher la compagnie dans laquelle vous êtes venue.

– Me reprochez-vous, monsieur, de voirles mêmes personnes que veulent bien recevoir madame la baronne etmadame Maurice de Barthèle ? Il me semble cependant que voirla même société que voient deux femmes du monde n’a rien qued’honorable pour une courtisane.

– Aussi n’ai-je rien à dire contre cesdeux messieurs, quoiqu’à mon avis l’un soit un fat et l’autre unécervelé. Seulement, je voulais vous demander si vous croyez que jepuisse approuver les soins qu’ils vous rendent.

– Il me semble, monsieur, dit Fernandeavec une expression de hauteur infinie, qu’il y a que moi qui doiveêtre mon juge en pareille matière.

– Mais cependant, madame, peut-être, moiaussi, aurais-je le droit…

– Vous oubliez nos conventions,monsieur ; je vous ai laissé indépendance entière, comme je mesuis réservé liberté absolue. Ce n’est qu’à cette condition,rappelez-vous-le bien, monsieur, que nous avons traité…

– Traité ! madame, quel mot vousemployez là.

– C’est celui qui convient, monsieur. Unefemme du monde cède, une courtisane traite ; je suis unecourtisane, ne me placez pas plus haut que je ne mérite d’êtreplacée, et surtout ne me faites pas meilleure que je ne suis.

– Madame, dit le comte, en vérité je nevous ai jamais vue ainsi ; mais qu’ai-je donc fait qui puissevous déplaire ?

– Rien, monsieur. Seulement, comme vousdevez le comprendre, votre visite me semble intempestive.

– Cependant, madame, il me semble à moiqu’au point où nous en sommes…

– Je crois devoir vous prévenir,monsieur, interrompit Fernande, que, tant que je serai dans cettemaison, je ne souffrirai pas un mot, pas une parole qui puissefaire la moindre allusion aux relations que j’ai eues avecvous.

– Parlez moins haut, madame, je vous enprie, on pourrait nous écouter.

– Et alors pourquoi m’exposez-vous à diredes choses qui ne peuvent être entendues ?

– Parlez moins haut, je vous en conjure,madame, vous voyez que je suis calme. Je viens à vous…

– Est-ce pour m’aider à sortir de lasituation fausse où l’on m’a mise ? Alors, monsieur, soyez lebien-venu. J’accepte vos services, je les implore même.

– Mais je ne puis rien à cettesituation.

– Alors si vous n’y pouvez rien,monsieur, je ne dois pas, de fausse qu’elle est, la faireméprisable en vous recevant seul à une pareille heure. Songez quel’accueil que l’on m’a fait dans cette maison doit régler laconduite que j’y dois tenir, et la baronne et madame de Barthèleont été trop gracieuses et trop convenables envers moi pour quej’oublie que l’une est votre amie depuis vingt-cinq ans et l’autrevotre nièce.

– Eh bien, c’est justement parce queClotilde est ma nièce s’écria le pair de France se rattachant à cemot qui lui permettait de rester en donnant un autre tour à laconversation ; c’est justement parce que Clotilde est ma nièceque je puis être alarmé de la funeste passion de mon neveu pourvous.

– Vous ne sauriez me l’imputer à crime.Lorsque M. de Barthèle me fut présenté, il me futprésenté comme libre de son cœur et de sa personne. Du moment quej’ai su qu’il était marié, j’ai rompu avec lui, et vous avez puvous convaincre d’une chose, monsieur, c’est que je ne l’ai pasrevu depuis le jour où j’ai eu l’honneur de vous rencontrer chezmadame d’Aulnay.

– Mais par quelle combinaison diaboliqueavez-vous donc été conduite ici ? reprit le pair deFrance ; qu’y comptez-vous faire ? quels sont vos projetspour l’avenir ?

– Quitter cette maison cette nuit même,monsieur, n’y rentrer jamais, et s’il est possible, après avoirrendu M. de Barthèle à la vie, rendre sa femme aubonheur.

– Ainsi donc, c’est bien véritablementque vous avez renoncé à Maurice ?

– Oh ! oui, bien véritablement, ditFernande en secouant la tête avec une indéfinissable expression demélancolie.

– Et pour toujours ?

– Et pour toujours.

– Tenez, Fernande, dit le comte, vousêtes un ange.

– Monsieur le comte…

– Oh ! dites tout ce que vousvoudrez, il faut que vous me laissiez vous exprimer tout ce quej’ai dans le cœur.

– Monsieur le comte…

– Vous me demandez pourquoi je suis venuici, à cette heure, au milieu de la nuit, pourquoi je n’ai pasattendu à demain, dans un autre lieu, dans une autre maison ;c’est que mon cœur débordait, Fernande ; c’est que, pendanttoute cette journée où je vous ai vue tour-à-tour si simple, sigrande, si digne, si calme, si compatissante, si au-dessus de toutce qui vous entourait enfin, j’ai appris à vous apprécier à votrevaleur. Oui, Fernande, oui, cette journée m’a fait descendre plusavant dans votre cœur que les trois mois qui l’ont précédée, etvotre cœur, je vous le répète, n’est pas celui d’une femme, c’estcelui d’un ange.

Fernande sourit malgré elle à cet enthousiasmed’une âme à qui ce sentiment paraissait si complètement étranger,mais elle reprit aussitôt l’air froid et digne qu’elle s’étaitimposé.

– Eh bien, monsieur, tout cela ne me ditpas dans quel but vous m’avez fait cette visite, que je vois, jevous l’avoue, avec un sentiment pénible se prolonger silongtemps.

– Comment, reprit le comte, après lapromesse que vous m’avez faite de renoncer pour jamais à Maurice,après ce que je viens de vous dire, vous ne devinez pas ?

– Non.

– Vous ne devinez pas que je vous aimeplus que vous n’avez jamais été aimée, car je vous aime de tous lessentiments qui sont dans le cœur d’un homme de mon âge ; vousne devinez pas que vous êtes devenue nécessaire au bonheur de mavie, que maintenant que je connais le secret de votre naissance,que maintenant que je connais la noblesse de votre cœur, je n’aiplus qu’un souhait à faire, qu’un désir à former, qu’une espéranceà voir s’accomplir, Fernande : c’est de vous attacher à moipar des liens éternels, indissolubles, car toute autre positionentre nous qu’une position sanctionnée par les lois et la religion,me laisse à tout moment la crainte de vous perdre.

Fernande regarda un instantM. de Montgiroux en silence et avec l’expression d’uneaffectueuse pitié.

– Comment, monsieur ! dit-elle,c’était pour cela que vous étiez venu ?

– Oui, c’était pour cela. Je ne pouvaisdemeurer plus longtemps dans l’incertitude ; je comprends queles événements d’aujourd’hui devaient nous séparer s’ils ne nousréunissaient. Fernande, partagez ma position ; Fernande,partagez ma fortune ; Fernande, acceptez mon nom.

Fernande leva les yeux au ciel, et, avec unaccent dont Dieu seul avait le secret :

– Hélas ! dit-elle.

– Eh bien, Fernande, dit le comte, vousne me répondez pas ?

– Vous ne sauriez songer sérieusement àce que vous me proposez là, dit Fernande essayant de faire croireau comte qu’elle prenait sa proposition pour une plaisanterie.

– À mon âge, madame, reprit le comte, onne décide rien à la légère ; on pèse chaque démarche qu’onfait, chaque parole qu’on dit. Accueillez donc ma demande commel’expression de mes sentiments les plus intimes et les plusréels.

– Mais, à votre âge, monsieur le comte,un mariage, même dans des conditions d’égalité de naissance, defortune et de position sociale, est regardé comme une folie.

– À mon âge, au contraire, madame, on abesoin du bonheur calme et pur que donne le mariage, et ce bonheur,rêve de mes derniers jours, vous seule pouvez me le donner.

– Mais votre position sociale ?

– Un des avantages de l’homme est de lafaire partager à la femme qu’il s’associe.

– Et vous priveriez de votre héritage unenièce et un… neveu que vous aimez comme vos enfants !

– Maurice et Clotilde auront un jourtrois millions à eux deux.

– Ce n’est pas une question que je vousadresse, monsieur, c’est un reproche que je vous fais.

– N’est-ce que cela ? Par moncontrat de mariage même je déclare que sur ma fortune un milliondoit leur revenir.

– Mais vous oubliez, monsieur, que j’aiappris aujourd’hui que madame de Barthèle avait des droitsantérieurs aux miens.

– Comparez votre âge au sien, comparezvotre beauté dans sa fleur à sa beauté flétrie, les charmes d’uneintimité nouvelle aux ennuis d’une liaison éteinte.

– Votre honneur, votre repos, votreconsidération seraient le prix du sacrifice que vous voulezfaire.

– Je vous aime ! ce mot répond àtout.

– Vous ne songez qu’à vous ; songezau monde.

– Le monde me donnera-t-il le bonheur quiest en vous seule, et qui pour moi n’existe pas sansvous ?

– Et vous ne voyez rien qui rende cetteunion… impossible ?

– Rien, que votre refus.

– Réfléchissez bien, monsieur lecomte.

– Toutes mes réflexions sont faites.

– Monsieur le comte, je vous remercie del’offre que vous me faites.

– Mais l’acceptez-vous, Fernande ?dites, l’acceptez-vous ?

– Demain, monsieur le comte, vousconnaîtrez ma réponse. Mais, ce soir, cette nuit, j’ai besoind’être seule ; laissez-moi donc, je vous en supplie.

– Vous me renvoyez ainsi ?

– Demain, à deux heures de l’après-midi,vous pourrez vous présenter chez moi. Adieu, monsieur le comte.

Il y avait dans cet adieu une injonction siréelle de se retirer, que le comte n’osa résister davantage, ilsalua et sortit.

Madame de Barthèle n’avait pas perdu un seulmot de cette conversation ; elle comprit aussitôt la nécessitéde changer son plan. Puisque le pair de France était aveuglé par lapassion au point d’affronter le scandale que causeraitinfailliblement son mariage avec Fernande, elle prévit ques’adresser à lui serait une démarche inutile. Elle résolut donc des’adresser au cœur de la femme, de parler à ce cœur dont elle avaitpu apprécier le dévouement, au nom de son fils, en usant de toutesles ressources du savoir-vivre et de toute la prudence qu’exigeaitla singularité des circonstances. À peine cette idée fut-elle venueà l’esprit de madame Barthèle, qu’obéissant comme toujours à sonpremier sentiment, elle résolut de la mettre à exécution ;pour ne pas laisser soupçonner qu’elle pût avoir entendu quelquechose, elle reprit l’escalier de service, traversa le salon, et,remontant l’escalier dérobé, rentra dans sa chambre, mais pour ensortir aussitôt.

Il y avait dans la résolution que venait deprendre madame de Barthèle toute l’inconséquence habituelle de soncaractère ; mais chez les femmes du monde, il semble engénéral que la faculté de réfléchir ait été exclusivement accordéeà celles qui veulent faire le mal sans rien perdre de leurrenommée. Madame de Barthèle était trop honnête au fond, et, malgréses quarante-cinq ans, trop étourdie pour être hypocrite. À elleaussi M. de Montgiroux était devenu nécessaire, et ellesacrifiait tout à cette nécessité. L’important, d’ailleurs, étaitd’abord d’empêcher le mariage proposé par son infidèle amant à lajeune et belle courtisane, et comme aucune des réponses qu’elleavait entendu faire par Fernande ne dénotait un enthousiasme bienvif pour ce projet, elle se flattait de trouver en elle uneauxiliaire et non une rivale.

– Elle a été touchée, disait-elle, de lasituation de Maurice ; elle l’aime d’un véritable amour, c’estincontestable. Elle comprendra donc qu’il n’y a pas d’amour sansjalousie, et que la nouvelle de son mariage avec le comte tueraitmon enfant. Je l’attaquerai à ce point de vue ; elle al’esprit juste, le cœur droit ; c’est une fille bien née, ellea la conscience de ses fautes. Le sentiment et le respect desusages semblent régler toutes ses actions : elle sentiraqu’elle ne doit pas porter le trouble dans une famille honorée.Elle ne peut avoir d’amour pour le comte, et je l’ai bien vu à samanière de lui parler. D’ailleurs, quand on a aimé Maurice, on nedoit plus en aimer d’autre que lui. Il n’y aurait donc que le désird’être titrée… Bah ! ce désir ne domine plus que les âmesvulgaires… ; puis, ce ne peut être le sien, puisqu’elle arenoncé à son nom. Non, Fernande a un bon et noble cœur ;j’attaquerai sa sensibilité ; je prierai, j’implorerai ;une mère est bien forte quand elle parle au nom de son fils.

Comme on le voit, malgré son étourderie,madame de Barthèle avait trouvé un biais qui la laissait derrièrele paravent ; il est vrai que cette ruse ressemblait fort àune vieille histoire de l’autruche qui se cache la tête dans lesable et qui croit qu’on ne la voit pas. Enfin il fallait unprétexte à madame de Barthèle pour rentrer chez Fernande au milieude la nuit, et elle avait pris celui-là.

Un des grands travers des gens du monde c’estde se croire le droit d’exiger un dévouement quelconque despersonnes qu’ils croient, ou qui se trouvent réellement dans uneposition sociale inférieure à celle qu’ils occupent, dévouementdont ils ne seraient pas capables eux-mêmes. Leur assurance à cetégard est d’autant plus remarquable que leur formule est plusnaïve ; ils disent : « Faites cela pour moi, je vousen supplie ; » ils s’en servent pour les moindres chosescomme pour les sacrifices les plus pénibles : puis, lorsqu’ona fait ce qu’ils désirent et que les personnes non intéressées à lachose s’étonnent qu’elle ait tourné ainsi : « Ah !répondent-ils, il ou elle a été enchanté de fairecela pour moi ! » et tout est dit, le sacrifice est payé.Mais à cœur dévoué, n’en demandez pas davantage, car ons’étonnerait que vous ne fussiez pas satisfaits et payés parl’honneur que vous avez eu de rendre service à plus grand quevous !

Madame de Barthèle, en arrivant à la porte deFernande, ne doutait donc pas que la jeune femme ne fût disposée àfaire tout ce qu’elle lui demanderait, quand, à son grandétonnement, elle trouva la porte ouverte, et dans cette chambre, aulieu de Fernande qu’elle y venait chercher, Clotilde seule, dansune attitude qui annonçait la stupeur et l’abattement.

– Clotilde ! s’écria-t-elle,Clotilde ici ! Et que viens-tu faire dans cette chambre, monDieu ?

Puis, comprenant la nécessité d’expliquer saconduite à celle à qui elle demandait une explication :

– Je passais, continua madame deBarthèle, j’ai vu cette porte entr’ouverte, j’ai craint que madameDucoudray ne se fût trouvée indisposée, et, dans cette crainte, jesuis entrée.

– Pourquoi n’est-elle pas dans cettechambre ? murmura Clotilde les yeux fixes et répondant à sespropres pensées bien plutôt qu’à l’interpellation de sa belle-mère,où peut-elle être, si ce n’est chez Maurice ?

– Chez Maurice ! s’écria madame deBarthèle ; et qu’irait-elle faire à cette heure chezMaurice !

– Eh ! madame, dit Clotilde avec cetaccent rauque de la jalousie qui, pour la première fois altérait savoix, ne savez-vous pas qu’ils s’aiment ?

Madame de Barthèle était trop préoccupéeelle-même de sa propre situation pour remarquer la fixité duregard, la pâleur du visage et la vibration stridente qui avaientaccompagné les paroles de Clotilde.

– Ce n’est pas probable, répondit-ellefroidement.

– Et moi, madame, dit Clotilde ensaisissant le bras de sa belle-mère et en le serrant avec force, jevous dis qu’elle est près de Maurice.

Madame de Barthèle regarda avec étonnementClotilde, toute frémissante aux premières atteintes d’une passionqui, jusqu’alors, lui avait été inconnue.

– Eh bien, dit-elle, quand elle seraitprès de Maurice, qu’y aurait-il là dedans qui puisse vousbouleverser ainsi ?

– Mais, vous ne comprenez donc pas quej’aime Maurice, moi ? vous ne comprenez donc pas que j’en suisjalouse ? vous ne comprenez donc pas que je ne veux pas qu’ilaime une autre femme, ni qu’une autre femme l’aime ?

Et Clotilde jeta ces paroles avec une sorted’explosion concentrée qui porte la conviction dans l’âme de ceux àqui elle s’adresse.

– Jalouse ! s’écria madame deBarthèle, jalouse ? toi, Clotilde, jalouse ?

Et madame de Barthèle, qui savait parexpérience ce que c’est que la jalousie, pour en avoir fait dans lajournée une longue épreuve, prononça ces paroles avec une terreurinvolontaire.

– Eh bien, madame, demanda Clotilde enregardant sa belle-mère d’un regard à la fois candide et enflammé,qu’y a-t-il donc d’étonnant à ce que je sois jalouse ?

– Mais je ne savais pas…

– Ni moi non plus, dit Clotilde ; jene savais pas que cette femme occupât toute sa pensée, eût tout soncœur ; je ne savais pas que son éloignement pouvait le tuer,je ne savais pas que son retour pouvait lui rendre la vie. Eh bien,je sais tout cela, maintenant, et ils sont ensemble !

– Mais non, ma pauvre enfant, dit madamede Barthèle, tu t’exagères la gravité de la situation. Hier,cependant, tu avais compris la nécessité de recevoir madameDucoudray ; c’est de ton consentement qu’elle est venue ;tu devais bien t’attendre à cela, car tu savais qu’ils s’étaientaimés.

– Oui, sans doute ; Mais je n’aimaispas, moi, mais je ne savais pas qu’il viendrait un moment oùj’attacherais plus de prix à son amour qu’à sa vie. Oh !tenez, tout cela, madame, c’est ma faute. Je n’ai pas aimé Mauricecomme j’aurais dû l’aimer, je ne l’ai pas aimé comme elle l’aimait,elle. Ma mère, il faut entrer dans la chambre de Maurice, afinqu’ils ne demeurent pas plus longtemps ensemble.

– Arrête, dit madame de Barthèle ensaisissant Clotilde par le bras, arrête, mon enfant, etsouviens-toi que Maurice n’est pas encore hors de danger.

– Le danger n’est plus le même, et c’enest un autre plus grand qui maintenant nous menace, je vous le dis.Ainsi, madame, venez avec moi, je vous prie, et montrons-nous.

– Mon Dieu ! mais songe à ce que tume proposes ; c’est blesser toutes les convenances.

– Est-il dans les convenances qu’uneétrangère soit chez moi en tête-à-tête avec mon mari, à unepareille heure.

– Mon enfant, crois-moi, j’ai plusd’expérience que toi, dit madame de Barthèle ; crains, avanttoute chose, de changer ta situation vis-à-vis de ton mari enrupture ouverte ; la première querelle, dans un ménage, est laporte par laquelle entrent toutes les autres. Cette femme, dontjusqu’à présent nous n’avons pas à nous plaindre, cette femme àlaquelle nous n’avons rien à reprocher, peut, blessée par notredéfiance, vouloir se venger à son tour. Songe qu’elle n’est pasvenue ici de son propre mouvement, songe qu’on l’y a attirée ;rappelle-toi son émotion terrible quand elle a su où elle était, saprière, ses efforts pour se retirer. C’est nous qui l’avons amenée,c’est nous qui l’avons retenue. Ce soir encore, elle voulaitpartir ; c’est moi qui lui en ai ôté les moyens en luienlevant sa voiture.

– Ils s’aiment, ma mère ! ilss’aiment ! reprit Clotilde en frappant le parquet dupied ; ils s’aiment, et ils sont ensemble !

– Eh bien, dit madame de Barthèle, de laprudence. Voyons : ils sont ensemble, c’est vrai ; maiscette entrevue a peut-être un but innocent, louable même.

Les lèvres de Clotilde se crispèrent sous lesourire du doute.

– Oui, je comprends, continua madame deBarthèle, mais éclairons-nous sur cette entrevue.

– Et comment, cela ? demandaClotilde.

– Pénétrons leurs secrets, afin de savoirquelle conduite nous devons tenir vis-à-vis d’elle.

Clotilde comprit.

– Épier mon mari ! épierMaurice ! dit-elle avec hésitation.

– Mais sans doute, répondit madame deBarthèle, à qui cette observation faite était un reproche innocentde la conduite qu’elle venait de tenir elle même ; sans doute,cela ne vaut-il pas mieux qu’une esclandre ?

– Et si j’allais acquérir la certitudequ’ils me trompent, ma mère ! si j’allais entendre des plansd’avenir ! J’aime mieux douter : j’en mourrais.

– Écoute, dit madame de Barthèle :j’ai meilleure opinion que toi de madame Ducoudray ; viens,suis-moi, je réponds de tout.

– Mais, s’ils me trompent, ma mère !s’ils me trompent !

– Eh bien, alors il sera temps pour toide prendre conseil de ton désespoir.

– Oh ! il ne m’a jamais aimée !s’écria Clotilde éclatant en sanglots.

– Viens, mon enfant, viens, dit madame deBarthèle, qui, avec la bonté inhérente à son caractère, oubliaitpeu à peu ses propres intérêts pour se laisser prendre decompassion à une douleur véritable, à une passion réelle.Viens ; tu sais que nous pouvons tout entendre en nousglissant derrière l’alcôve, et même, comme il y a une porte, nouspouvons tout voir. Mais, en vérité, continua-t-elle en entraînantla jeune femme presque malgré elle, je ne te reconnais plus,Clotilde. Allons, allons, venez : il faut avoir de la forcedans les grandes circonstances.

Et bientôt les deux femmes, se tenant par lamain, retenant leur haleine, marchant sur la pointe du pied,pénétraient dans l’alcôve, d’où, comme l’avait dit madame deBarthèle, elles pouvaient voir et entendre tout ce qui se passaitdans la chambre de Maurice.

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