Fernande

Chapitre 25

 

– Maurice, dit Fernande, laissez-moid’abord vous remercier comme on remercie Dieu ; les seulsjours heureux de ma vie, je vous les dois. Quand je serai seule,isolée et vieille, je me retournerai vers le passé, et la seuleépoque lumineuse de mon existence sera celle que votre amour auraéclairée. Quand je serai sur mon lit de mort et que mon repentiraura expié mes fautes, ce que je demanderai à Dieu, c’est unparadis qui ressemble à ces trois mois tombés du ciel.

– Oh ! dit Maurice, merci pour ceque vous venez de dire.

Fernande sourit tristement en voyant le jeunehomme se tromper si étrangement à ce début.

– Oui, Maurice, reprit-elle ; maisce qui fait que je remercie Dieu de cet amour, c’est quenon-seulement il a éveillé mes sens, mais c’est surtout qu’il aretrempé mon âme ; c’est qu’il m’avait fait oublier qu’ilexistait un monde corrupteur et corrompu, c’est qu’il m’inspirait àla fois l’oubli du passé et l’insouciance de l’avenir, c’est quepour la première fois je me sentais heureuse et fière du sentimentque j’éprouvais ; c’est que ce sentiment était si pur, qu’ilme relevait de mes fautes, si miséricordieux, que je les pardonnaisà ceux qui me les avaient fait commettre. Je ne vivais plus qu’envous, Maurice ; vous étiez l’unique but de mes pensées. Jem’endormais dans de doux rêves, je m’éveillais dans de doucesréalités. Mon bonheur était trop grand pour qu’il durât, mais jeremercie le ciel de me l’avoir accordé ; les regrets metiendront lieu d’espérances, et je marcherai dans l’avenir lesregards tournés vers le passé.

» Aussi, quand je découvris que vousm’aviez trompée, Maurice, tout entière à ma douleur, aveuglée parelle, je ne compris pas que c’était pour vous une nécessité d’agircomme vous l’aviez fait. Je sentis que quelque chose se brisaitdans ma vie ; j’éprouvai l’amer besoin de la souffrance, etcependant la solitude et le silence m’effrayaient, car je meredoutais surtout moi-même. Il me fallait le bruit, l’agitation, lavengeance même. Malheureuse que j’étais, de ne pas songer que,lorsqu’on aime véritablement, c’est toujours sur soi-même qu’on sevenge ! Je voulus donc élever entre vous et moi une barrièreinsurmontable. Vous voyez bien, Maurice, que je vous aimaistoujours, puisque je doutais ainsi de moi. Je me replongeai dans ledésordre de ma vie passée. En votre présence, la courtisane avaitdisparu ; mais je vous l’ai dit, vous étiez mon bon génie,Maurice : votre absence la fit revivre. Oh ! je fus biencoupable, écoutez-moi, ou plutôt je fus bien folle. Au-dessus decette misère qui parfois fait l’excuse des femmes flétries, jediscutai avec un nouvel amant le prix de ma personne. – Oh !oui, oui, pleurez, dit Fernande au jeune homme, qui ne pouvaitretenir un sanglot, pleurez sur moi, car j’atteignis alors à undegré de honte que je n’avais jamais atteint. Après avoir retrouvéle sentiment de la vertu, j’eus le cynisme du vice, j’affectai leluxe, je jouai la femme impudente, et par conséquent la femmeheureuse.

» Eh ! tenez, hier encore, quand,rieuse et sans remords, vos amis me conduisaient chez vous sans queje susse où j’allais, quand je venais briser mon apparenteinsouciance à l’angle de votre cercueil, aveugle que j’étais, jecroyais encore à la possibilité d’une existence pareille ;hier, repoussant le respect des usages que je gardais enfermé dansmon âme, oubliant les pieux enseignements donnés à ma jeunesse,franchissant, à l’aide de mon incognito les distances sociales, jesuis entrée dans cette demeure la tête haute. Maurice, j’ai vuvotre mère, j’ai vu votre femme, je vous ai revu, et toute monimpudence est tombée à mes pieds comme tombe au premier coup unearmure mal jointe et mal trempée. Maurice, ce n’est point le hasardqui a conduit tout cela, qui a permis que ces hommes frivoles dontj’étais le jouet m’amenassent ici. Le secret que j’aurais voulu metaire à moi-même n’aura pas été divulgué inutilement ; envibrant tout haut, le nom de mon père a brisé le lien quim’attachait à la honte, il a réveillé au fond de mon cœur lesentiment social que j’y avais refoulé, il m’a rendu le désir desactions nobles et la possibilité d’une vie pure. Maurice, j’avaiseu le courage de vous cacher que j’étais une pauvre fille denoblesse qu’on avait poussée des hauteurs du monde dans les bassesrégions de la société. Je ne voulais pas que vous vissiez ladistance que j’avais parcourue pour descendre où vous m’avieztrouvée ; mais vous, cœur élevé et clairvoyant que vous êtes,vous l’aviez devinée, n’est-ce pas ? Je n’avais jamais osévous dire que mon pauvre père, mort sur le champ de bataille entreles bras d’un fils de France, appartenait à cette vieille noblessetoujours prête à verser son sang, sinon pour son pays, du moinspour son roi. J’ai retrouvé dans votre aristocratique maison mesaïeux, qui avaient le droit d’y être reçus en pairs et en égaux.Maurice, je les appelle à mon aide, je les évoque pour ma défense,et moi, en échange du secours qu’ils m’auront donné contre vous etsurtout contre moi-même, oh ! je leur promets du fond du cœurde laver avec mes larmes la tache que j’ai faite à leur blason.

Il y avait dans le langage de Fernande un telmélange de poésie et de réalité, de simplicité et d’exaltation, queMaurice ne cherchait pas même à répondre ; il regardait, ilécoutait ; cette situation de l’âme du jeune homme était tropfavorable aux projets de Fernande pour qu’elle ne fît pas un effortsur elle-même pour en profiter. Remplaçant donc par un doux etmélancolique sourire cet éclair d’enthousiasme qui avait jailli deses yeux en illuminant son visage, elle continua, en posant sa mainsur le cœur du jeune homme :

– Me comprenez-vous maintenant,Maurice ? Ce cœur que je connais si bon et si généreux, cecœur que j’ai toujours senti battre sous ma main quand il s’est agid’un de ces sentiments si délicats qu’ils échappent aux autreshommes ; ce cœur comprend-il pourquoi Fernande, redevenue pourvous une chaste maîtresse, trompée par vous, s’est refaitecourtisane ?

– Oh ! oui, oui ! s’écriaMaurice ; aussi, Fernande, Dieu m’est témoin que, de tout cequi s’est passé, je ne veux rien entendre, je ne veux riensavoir ; que non-seulement je pardonne, mais encore quej’oublie.

– Oui, Maurice, oui, dit Fernande,j’accepte le pardon, mais je refuse l’oubli.

– Et pourquoi ? mon Dieu !pourquoi ? demanda Maurice.

– Parce que notre liaison n’était pas deces liaisons banales, qui se rompent et qui se reprennent. Non,non, Maurice, fermez les yeux du corps, oubliez que vous avez làprès de vous, assise sur votre lit, une femme jeune et que l’on ditbelle : que votre cœur me regarde et m’entende. Maurice, nousrapprocher l’un de l’autre maintenant, ce serait plus qu’un crime,ce serait une profanation. Croyez-moi, ce que nous avons éprouvé,on ne l’éprouve qu’une fois. Les brûlantes extases se sont glacéespour ne plus renaître. Le délire de la passion, refroidi chez vouset chez moi par nos larmes mêmes, n’aurait plus son excuse.Maurice, soyez homme courageux comme je veux être femme sansreproche.

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! dit Maurice entrevoyant pour la première fois le butvéritable de Fernande, qu’il avait inutilement cherché pendant toutce long discours. Mais savez-vous que ce que vous demandez là,c’est détruire à jamais notre liaison, et par conséquent ma seule,mon unique espérance ? – Savez-vous, – oui, vous le savezbien, – savez-vous que mon amour, c’est ma vie ?

– Je ne suis plus digne de votre amour,Maurice. J’ai voulu, en vous expliquant tout, laver l’âme et non lecorps. Mon âme est toujours digne de vous, Maurice, car elle n’afailli que pour vous avoir trop aimé ; mais la femme aappartenu à un autre.

– Oh ! que m’importe, puisqu’encédant à un autre, j’étais le seul que vous aimiez !

– Ne parlez pas ainsi, Maurice, ne parlezpas ainsi, reprit Fernande avec douceur ; car je vous dis,moi, que tout rapprochement est impossible.

– Fernande, s’écria Maurice, il n’y arien d’impossible avec la volonté.

– Maurice, dit Fernande avec un accent defroide résignation, Maurice, l’amant que j’ai pris après vous,savez-vous son nom ?

– Oh ! non, non, je ne le sais pas,et je veux toujours l’ignorer.

– Eh bien ! je dois vous le dire,moi ; cet amant, c’est M. de Montgiroux.

– Le comte ! s’écria Maurice enjoignant les mains, le comte de Montgiroux ! Oh ! madame,l’ai-je bien entendu ?

– Le connaissais-je Maurice ?L’avais-je jamais vu ? répondit Fernande. Savais-je qu’ilétait votre père ?

– Mon père ! mon père ! s’écriaMaurice. Qui donc vous a appris cela ?

– Pardon, Maurice, dit humblementFernande en joignant les mains, je ne dénonce ni n’accuse, je nerépète que ce que madame de Barthèle lui disait à lui-même hier ausoir.

Il sembla à Fernande qu’elle venait d’entendreun gémissement étouffé ; elle regarda autour d’elle, maiscomme elle ne vit personne, elle crut s’être trompée.

Alors elle reprit après un instant de mornesilence :

– Comprenez-vous, Maurice, tout ce qu’ily a de terrible pour nous dans cette seule parole :M. de Montgiroux est votre père !

Maurice baissa la tête, et, sans qu’ilrépondît un seul mot, des larmes ruisselèrent sur ses jouespâles.

– Vous le voyez bien, Maurice, continuaFernande, nous n’avons plus qu’à gémir sur le passé ; car vousle savez, vous, si je suis une de ces femmes sans scrupule et sansconscience qui se rient des choses les plus saintes. Et cependant,Maurice, il faut que je vous le dise, car je dois vous faire maconfession tout entière, un instant, dans cette maison, malgré laprésence de votre femme, mon cœur s’est ouvert à cette idée que leschoses pouvaient renaître entre nous comme auparavant. Mais toutemauvaise pensée porte son châtiment avec elle. À peine avais-jerêvé cette trahison, que j’en ai été punie par la révélation dusecret fatal. Alors, Maurice, tout a été fini. Et cette volontéirrévocable a été prise en moi-même de ne pas faire un pas de plusen avant, de m’arrêter là où j’étais. Aussi, aussi, Maurice, jevous le jure, tout à l’heure j’ai frissonné jusqu’au plus profondde mon cœur, j’ai tressailli de terreur jusqu’au plus intime de monêtre, quand M. de Montgiroux est venu m’offrir sa main,son nom, sa fortune. Comprenez-vous ? moi, Maurice, la femmede votre père ! moi, Fernande, comtesse de Montgiroux !Et cependant, Maurice, j’ai écouté tout cela, le cœur brisé, maisle visage calme, car je voyais quelque chose de triste et digne depitié dans cet amour d’un vieillard dont le monde eût ripeut-être ; amour assez grand, assez absolu pour fairefranchir à un homme comme le comte, à un homme pour lequell’opinion du monde a toujours été une invariable boussole, ladistance qui le séparait de moi. Oh ! mon Dieu ! Maurice,je le sais bien, et c’est fâcheux à dire, que pour les gens dumonde, si rigides quand il s’agit des lois de l’étiquette,l’inceste n’existe qu’en vertu d’un contrat, qu’à la conditiond’une cérémonie civile ou religieuse, tant la loi des conventionssociales remplace en eux la loi de la nature ! Mais moi, moi,Maurice, moi, dans ma pudeur, permettez-moi ce mot, je me suissentie frappée ; et vous-même, Maurice, vous-même, tenez,votre abattement me prouve que vous sentez comme moi. Courbons doncla tête, et commençons, vous, Maurice, un avenir de bonheur, moi unavenir d’expiation. – Ne secouez pas la tête, Maurice, à ce mot debonheur ; à votre âge, le bonheur est une œuvre dont on peutfacilement se faire l’artiste, une statue dont tout homme, aprèsl’avoir taillée à sa fantaisie, peut devenir le Pygmalion.

Un soupir sortit de la poitrine oppressée dujeune homme. Son regard était devenu fixe et troublé, un profondabattement avait remplacé la véhémence de la passion. Fernandes’empara de la main qu’il tenait crispée contre son cœur comme poury comprimer une douleur cuisante, et pensant qu’il fallait le tirerde cet état, fût-ce par une secousse.

– Ainsi donc, Maurice, dit-elle arrivantà son but par un détour, il ne nous est plus permis de fléchir dansla route que nous nous sommes tracée. Dieu a mis un crime derrièrenous pour que nous ne repassions plus par le même chemin, etpeut-être un jour regarderez-vous comme une preuve de sa bonté ceque vous croyez être aujourd’hui une manifestation de sa colère.Maurice, je vous l’ai dit, de nous deux, et j’en remercie le ciel,vous êtes l’être privilégié ; car vous avez près de vous, prêtà renaître, le sentiment qui vous semblait mort à tout jamais dansvotre cœur. Oh ! mon Dieu ! vous ne savez pas encorequelle est la mobilité de notre pauvre cœur humain. Maurice,croyez-en une femme. Clotilde est bien jeune, Clotilde est bienbelle, Clotilde est bien faite pour être aimée.

– Oui, s’écria Maurice, oui, je sais toutcela ; mais Clotilde est une statue ; Clotilde est uneenfant sans passions, Clotilde n’aime pas.

Il sembla à Fernande qu’elle entendait unsecond gémissement. Elle regarda de nouveau autour d’elle, mais,comme elle ne vit personne, et que d’ailleurs, la situationl’emportait, elle reprit :

– Tout cela était vrai hier, Maurice,tout cela est faux aujourd’hui.

– Que voulez-vous dire ? s’écria lejeune homme.

– Que depuis hier, la statue s’estanimée ; que depuis hier l’enfant est devenue femme, et que lafemme est devenue jalouse.

– Jalouse ! Clotilde, jalouse !reprit Maurice avec un accent qui n’était pas exempt d’amertume,tant l’amour-propre est un sentiment profondément enraciné dans lecœur de l’homme ! Certes, si Clotilde est jalouse, ce n’estpoint de moi.

– Vous vous trompez, Maurice, c’est devous, et remerciez Dieu que ce sentiment soit né chez elle d’hierseulement ; car qui sait, Maurice, si son cœur eût ressentidepuis trois mois ce qu’il éprouve depuis hier, quels malheursirréparables pouvaient en résulter pour vous ?

– Que voulez-vous dire ? demandaMaurice. Expliquez vous, Fernande, car je ne vous comprendspas.

– Mon Dieu ! dit Fernande, quelétrange aveuglement est celui des hommes ! Vous ne comprenezpas, Maurice, qu’une femme jeune, belle et délaissée…

– Fernande, s’écria Maurice,soupçonneriez-vous Clotilde ?

– Non, certes, et Dieu m’en garde,répondit la jeune fille.

Puis, comme Maurice demeurait le sourcilfroncé.

– Écoutez-moi bien, mon ami, dit-elle, ceque j’ai à vous dire touche un point délicat à traiter ; maison m’a fait pénétrer malgré moi dans votre maison, j’y suis pour yapporter le calme, et, si je le puis, le bonheur à tout le monde.Laissez-moi donc entrer jusque dans le sanctuaire de votre famille.Maurice, votre honneur m’est cher ; je veux que, comme par lepassé, il soit dans l’avenir, sinon à l’abri de toute atteinte, dumoins pur de tout soupçon. Eh bien ! votre honneur, Maurice,vous l’avez imprudemment exposé, comme un joueur insensé expose safortune sur un coup de dé.

Le jeune homme releva la tête à ces paroles,et son regard étincela. Fernande avait visé au cœur et avait touchéjuste ; elle le vit et s’en félicita en elle-même.

– Fernande, dit Maurice, que signifie celangage ? Parlez. Aviez-vous quelque chose àm’apprendre ? Vous parliez de Clotilde ; songez-y, vousparliez de la femme qui porte mon nom.

– Oui, je vous parlais d’elle, Maurice,et je me hâte de vous le dire, l’ombre d’une mauvaise pensée n’apas encore obscurci son front. Mais savez-vous si votredélaissement n’eût pas altéré bientôt la pureté de son âme, si peuà peu ce nuage d’innocence qui l’entoure, comme cette vapeur donts’enveloppaient les déesses antiques pour se rendre invisibles auregard des hommes, ne se fût pas dissipé au souffle des suggestionsintérieures ? La jalousie est mauvaise conseillère, Maurice.Justifiée qu’elle était par votre exemple, peut-être eût-elle finipar envisager la vertu comme une duperie, et le crime comme lajustice des représailles.

– Oh ! de pareilles idées neseraient jamais venues à Clotilde, s’écria Maurice.

– Oui ; mais quand ces idées neviennent pas aux femmes délaissées trop jeunes pour les concevoird’elles-mêmes, croyez-moi, Maurice, il y a toujours quelqu’un quiles leur fait venir.

– Fernande ! Fernande ! s’écriaMaurice, prenez garde ! je jette en ce moment les yeux autourde moi, et je cherche l’homme que vous voulez dire.

– Vous vous trompez, Maurice, repritvivement Fernande qui craignait que Maurice ne se laissât emporterplus loin qu’elle ne voulait le conduire. Je n’ai eu l’intention dedésigner personne, j’ai parlé par hypothèse, j’ai raisonné sur desgénéralités.

– Oh ! reprit Maurice, malheur àcelui qui aurait conçu même une espérance ! car je vous jure,Fernande, que cette espérance, s’il ne l’avait pas renfermée auplus profond de son cœur, il la payerait de sa vie.

– Mais vous l’oubliez, Maurice, l’hommeque vous menacez, c’est vous-même ; le coupable, c’est vous etpas un autre. Il en sera donc toujours ainsi, et votre égoïsme, àvous autres hommes, vous empêchera donc de juger sainement lessituations que vous faites. Vous si droit, si loyal, Maurice,est-il possible que dans un seul cas vous ne compreniez pas votreinjustice ! Comment, vous voulez exiger de votre femmel’observation des lois que vous avez enfreintes, des vertus quevous aviez juré solennellement d’avoir, et que vous n’avez pas suconserver, la continuité des forces qui vous manquent ; etcela quand, sous l’illusion de vos droits prétendus et de votreautorité imaginaire vous marchez libre et abusant de tout ! Oùle contrat existe, Maurice, le privilège cesse ; le lien estfait pour le mari comme pour la femme : celui qui prend saliberté en le dénouant donne nécessairement la liberté à l’autre.Maurice, remerciez donc le ciel qu’il vous ait accordé une femmetelle que, lorsqu’elle a tout à vous reprocher, vous n’ayez pasl’ombre d’un reproche à lui faire, et que, quand vous avez toutoublié, elle se soit, elle, souvenue de tout. Maurice, vous êtesprivilégié en toute chose, car madame de Barthèle est digne devotre respect comme elle est digne de votre amour.

Maurice s’était soulevé sur son coude, et l’onvoyait à son poing crispé, à sa respiration haletante, à sesnarines dilatées, que l’impression était profonde. Fernande,heureuse d’avoir produit ce résultat et d’avoir jeté dans le cœurqui prétendait n’être plus bon qu’à mourir un nouveau ferment devie, un principe de crainte inconnu, commença dès-lors à concevoirréellement des espérances pour l’avenir de celui qu’elle avait tantaimé. Alors, ne songeant plus qu’à la séparation éternelle àlaquelle elle voulait arriver, elle continua :

– Hélas ! Maurice, je vous ai faitrougir tout-à-l’heure de votre égoïsme à vous autres hommes, etcependant nous ne sommes pas meilleures que vous ; je vousparle ainsi de votre femme, parce que je l’ai observée avecattention, scrutée avec persévérance. J’avais des raisons pourcela, car si j’avais eu un tort réel à vous signaler, si j’avaisreconnu le moindre indice d’une faute, j’eusse gardé lesilence ; et peut-être, tant le principe du mal combatvictorieusement en nous celui du bien, étouffant en moi de saintsscrupules, repoussant de pieuses inspirations, serais-je venue vousdire : Maurice, aimons-nous, ne soyons pas meilleurs que lesautres, acceptons notre bonheur dans la corruption générale, parune indulgence réciproque, quoique tacite. J’aurais ajouté,puisqu’un homme grave et haut placé dans l’estime du monde necroyait pas commettre une faute en m’épousant, puisqu’un faiseur delois, un architecte social, ne croyait pas commettre un crime ensuccédant à son fils, j’aurais ajouté : Maurice, nous pouvonsmépriser le monde en le trompant ; nous pouvons demander à unamour ignoré les délices de l’égoïsme, faire de nos sentiments unabri contre l’orage, et de la volupté un oubli nécessaire ;vous pouvez supporter la présence de votre femme, coupable commevous ; moi, celle de tous ces hommes, dont certes pas un n’estsans reproche, le sarcasme à la bouche et le mépris au cœur. Mais,je vous le répète, je m’incline devant celle que vous nommezClotilde, sa vertu m’impose son exemple, me relève ; en lavoyant innocente, je me suis rappelé mon innocence ; en lavoyant honorable, j’ai compris que je pouvais encore être honorée.Maurice, ce n’est pas vous qui viendrez combattre une pareillerésolution, je l’espère ; ce n’est pas vous qui me repousserezdans l’abîme, quand je me sens la force d’en sortir. Maurice, queje remonte aux hauteurs dont je suis descendue, appuyée survous ; ne m’écartez pas de la seule gloire qui puisse m’êtreencore réservée ; vous le savez, Dieu le dit :« Celui qui se repent est plus grand que celui qui n’a jamaispéché. »

– Oh ! Fernande !Fernande ! s’écria Maurice en tendant la main à la courtisane,vous valez mieux que moi cent mille fois : c’est vous qui merelevez avec votre parole, et non pas moi qui vous soutiens avecmon bras.

La pauvre femme saisit avec ses deux mains lamain brûlante que le jeune homme lui tendait, et tous deuxgardèrent le silence pendant quelques minutes, silence éloquentdans sa muette expression, et pendant lequel leurs deux âmes seconfondaient dans le sentiment d’une même douleur.

– Eh bien ? dit Fernande aprèsquelques moments, en suppléant par le charme de l’accent et par lapuissance du regard au laconisme de la demande.

– Oui, je comprends que c’est nécessaire,répondit Maurice, mais parfois la nécessité est bien cruelle.

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! je vous remercie, s’écria Fernande ; ce ne seradonc pas inutilement que je serai venue.

– Mais c’est à une condition,Fernande.

– À laquelle ?

– C’est que vous me ferez une promessesacrée.

– Je regarde ainsi toutes lespromesses.

– Eh bien, c’est qu’un jour nous nousreverrons.

– Oui, je vous le promets, si je sais quevous êtes heureux.

Maurice sourit tristement.

– Vous éludez ma demande, dit-il.

– Maurice, j’espère vous revoir plus tôtque vous ne le pensez.

– Mais vous ? demanda Maurice, avecune certaine hésitation.

– Eh bien, moi ? dit Fernande ensouriant à son tour.

– Vous, qu’allez-vous devenir ?

– Écoutez, Maurice, dit Fernande. Oui, jecomprends ; ceci, c’est le dernier tourment de votre cœur, etje vous en remercie malgré l’égoïsme qui le cause. Oui, vous êtestourmenté de cette idée que vous pourriez me voir côte à côte avecun autre homme que vous dans une voiture, apercevoir derrière moiune ombre au plafond d’une loge, entendre dire Fernande était auxeaux des Pyrénées, de Baden-Baden ou d’Aix, avec tel prince russeou tel baron allemand. Voyons, soyez franc, Maurice ; n’est-cepas là le fond de votre pensée lorsque vous me demandez ce que jevais devenir ?

– Hélas ! Fernande, dit Maurice, iln’y a pas moyen de vous tromper, et vous voyez au plus profond demon cœur.

– C’est que votre cœur est limpide ettransparent comme l’azur du ciel. Eh bien, Maurice, écoutez-moi. Ily a une chose dont je me suis aperçue ; c’est que la véritabledouleur d’une rupture n’est pas dans la rupture même, mais dans lacrainte que cette âme et ce corps qui nous appartenaientn’appartiennent ensuite à un autre. Eh bien, Maurice,rassurez-vous. Par mon amour pour vous, par cette petite chambrevirginale où nul n’était entré avant vous, où nul n’est entrédepuis, où nul n’entrera jamais, par votre belle et chasteClotilde, ange du ciel que je laisse pour vous mener, comme uneautre Béatrix, à la porte du paradis, Maurice, Fernanden’appartiendra jamais à personne.

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! s’écria Maurice, quelle créature divine vous êtes,Fernande ! Comme vous savez tout comprendre, toutdeviner ! Et renoncer à vous pour jamais ! oh !c’est impossible.

– Vous me dites cela, Maurice, au momentmême où, pour la première fois, vous en concevez au contraire lapossibilité.

Maurice se tut, preuve que Fernande avaitdeviné juste.

– Mais, reprit Maurice après un instantde silence, vous renoncez donc au monde ?

– Qu’entendez-vous par le monde,Maurice ? Si c’est cette société aristocratique et polie quifait l’opinion parce qu’en apparence elle vit sans reproches, voussavez bien que je ne puis y prendre ma place. Si ce que vousappelez le monde, au contraire, est la foule où j’ai vécu sansscrupule jusqu’à présent, vous savez bien encore que je ne veuxplus en faire partie ; il n’y a donc plus de monde pourmoi.

– Alors, vous quittez Paris ?

– Oui, Maurice.

– Et où allez-vous ?

– Oh ! ceci est mon secret.

– Comment ! je ne saurai pas même oùvous êtes ? comment, j’ignorerai les lieux où vousrespirez ! comment, je ne pourrai pas me représenter lesobjets qui vous entourent !

– Écoutez, dit Fernande, je comprends cedernier désir ; vous recevrez une lettre de moi qui contiendratous ces détails. Vous pourrez donc me revoir encore avec les yeuxde la pensée, jusqu’au moment où vous m’aurez oubliée.

– Oh ! pour cela, Fernande,jamais ! jamais !

– Bien, je vous crois, ou je faissemblant de vous croire ; et  maintenant que tout estdit, adieu, Maurice.

Maurice poussa un soupir, mais ses lèvres serefusèrent à prononcer aucune parole ; leurs yeux seuls serencontrèrent humides de pleurs. Ils sentirent tous deux qu’ils nepouvaient prolonger d’un seul instant cette entrevue. Fernande seleva ; Maurice, la tête renversée sur son oreiller, les mainsétendues sur son lit, ne chercha pas même à la retenir. Ilséchangèrent un dernier signe de tête, et cette séparation, quidevait être éternelle, se fit dans la solennité du calme de la nuitet dans le silence de la résignation.

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