Fernande

Chapitre 3

 

En effet, madame de Barthèle, comme on a pus’en apercevoir jusqu’à présent, avait été douée par le ciel d’unexcellent cœur mais de l’esprit le moins méthodique qui se puissetrouver. Sa conversation, d’ailleurs pleine de finesse etd’originalité, ne procédait que par sauts et par bonds, etn’arrivait à son but, quand toutefois elle y arrivait, qu’à traversmille écarts. C’était un parti que ses auditeurs devaient prendrede la poursuivre sur les différents terrains où elle seplaçait : sa marche était celle du cavalier dans le jeud’échecs ; ceux qui la connaissaient la retrouvaient toujours,ou plutôt la forçaient à se retrouver ; mais ceux qui lavoyaient pour la première fois engageaient avec elle uneconversation à bâtons rompus, à laquelle la fatigue les forçaitbientôt de renoncer. Au reste, excellente femme, on la citait pourdes qualités réelles, assez rares dans un monde où l’on se contentedes apparences de ces qualités. Ce défaut de suite dans les idées,que nous venons de lui reprocher, donnait à sa conversation quelquechose d’imprévu, qui n’était pas désagréable pour ceux qui, commeM. de Montgiroux, n’étaient pas pressés d’arriver àl’autre bout de cette conversation. C’était une nature brusque etfranche, dont la franchise et la brusquerie avaient conservé lecharme de la candeur. Ce qu’elle pensait s’échappait de sa bouchecomme un vin trop chargé de gaz s’échappe de la bouteille lorsqu’onla débouche ; et cependant, hâtons-nous de le dire,l’éducation du grand monde, l’habitude de la haute société, étaientà ces vertus natives, qui, poussées à l’excès, peuvent devenirsinon un défaut, du moins un inconvénient, tout ce qu’ellespouvaient avoir de sauvage et d’irrégulier. La fausseté desconventions enseignées par le solfège du savoir-vivre la rappelaitpromptement au diapason général, aux mesures, aux blanches et auxnoires de l’harmonie sociale ; et ce n’était jamais que pourles choses sans importance, ou lorsqu’elle était atteinte par uneparole hypocrite ou malveillante, que madame de Barthèle selaissait aller, si on peut dire cela, à l’excellence de soncaractère. Inconséquente comme une grande dame, elle avaitcependant dans la voix, dans le regard, dans le maintien, l’aplombd’une femme accoutumée à régner dans son salon et à dominer danscelui des autres ; et, si la légèreté de ses décisionscontrastait parfois avec l’importance du sujet traité, sil’excentricité de ses paradoxes faisait souvent envisager laquestion sous un point de vue tout différent de celui où ellel’envisageait elle même, on sentait, au fond de ce qui émanaitd’elle, un bonté si parfaite, une intention si bienveillante, qu’onétait toujours disposé à se soumettre à ses volontés, tant on avaitde conviction sur la pureté du cœur qui les concevait et du zèlequi en surveillait l’exécution. Arrivée à l’âge où toute femme debon sens renonce à plaire autrement que par la bienveillance del’esprit, elle avouait ses cinquante ans révolus, mais en ajoutant,avec une grande ingénuité de cœur, qu’elle se trouvait en encoreaussi jeune qu’à vingt-cinq ans. Personne ne songeait à ladémentir. Elle était active, fraîche, alerte ; elle faisaitles honneurs du thé avec une grâce parfaite, et peut-être, eneffet, ne manquait-il à cette fleur d’automne que le soleil duprintemps.

Ramenée au sujet qui l’intéressait parl’impatience du comte, madame de Barthèle reprit donc :

– Pour Clotilde et moi, vous le savez,mon cher comte, la vie de Maurice, c’est la vie. Nous n’avons debonheur que le sien, nos yeux ne voient que par ses yeux, et tousnos souvenirs, comme toutes nos prévoyances, sont pour lui. Eh biendonc, vous saurez, vous que cette interminable session cloue auLuxembourg, vous saurez que, depuis notre arrivée ici, nous avionsinutilement tout mis en usage pour connaître le chagrin qui causaittant de ravages dans le cœur de notre pauvre Maurice ; carenfin vous vous souvenez qu’il était devenu triste, rêveur,sombre.

– Je m’en souviens parfaitement.Poursuivez, chère amie.

– Or, qui pouvait causer cette mélancoliechez un homme riche, jeune, beau, supérieur à tous les autreshommes ? Et, sur ce point, ne croyez pas que l’amour maternelm’aveugle, comte : Maurice est fort supérieur à tous lesjeunes gens de son âge.

– C’est mon avis comme le vôtre, dit lecomte, mais ce secret ?…

– Eh bien, ce secret,comprenez-vous ? c’était pour nous l’énigme du sphinx. Enattendant, et tandis que nous nous creusions la tête pour endeviner la cause, le mal faisait des progrès, ses forcess’éteignaient à vue d’œil, et, quoiqu’il ne poussât pas uneplainte, quoiqu’il réprimât ses impatiences, il était évident qu’ilétait menacé de quelque dangereuse maladie.

– Vous vous rappelez que je le remarquaimoi-même ? Mais continuez.

– En effet, c’est par votre conseil quenous sommes venus à la campagne. Nous avions craint d’abord qu’ilne se refusât à quitter Paris ; mais nous noustrompions : le pauvre garçon ne fit aucune difficulté, il selaissa conduire comme un enfant ; seulement, en arrivant ici,malgré tous les souvenirs que devait lui rappeler cette maison, ils’enferma dans sa chambre, et, le lendemain, il fut forcé de garderle lit.

– Ah ! mais j’ignorais que la chosefût aussi grave, dit le comte.

– Ce n’est pas le tout ; le mal dèslors commença à faire d’effrayants progrès. Nous envoyâmes chercherson ami Gaston, ce jeune médecin que vous connaissez.

– Et que dit-il ?

– Il l’examina à plusieurs reprises avecune grande attention ; puis, me prenant à part :« Madame, me dit-il, connaissez-vous quelque sujet de grandchagrin à votre fils ? ». Vous comprenez que jem’écriai : « Un grand chagrin à Maurice ? l’hommedans les conditions les plus heureuses de la terre ? » Jelui demandai donc s’il était bien dans son bon sens, pour me faireune pareille question ; mais il insista : « Jeconnais Maurice depuis dix ans, dit-il ; Maurice n’a aucunvice d’organisation qui puisse amener la maladie qu’il a,c’est-à-dire une mena… mene… menin… »

– Une méningite ?

– Oui, une méningite aiguë ; c’estle nom de la maladie qu’a Maurice. « Il faut donc, continuaGaston, qu’il y ait chez lui une cause de trouble moral, et c’estcette cause que nous devons chercher. – En ce cas, m’écriai-je,interrogez-le vous-même. – Je l’ai fait ; mais il s’obstine àme dire qu’il n’a rien, et que sa maladie est une maladienaturelle… »

– Alors je le verrai moi-même, ditM. de Montgiroux, et je tâcherai d’obtenir…

– Ce que moi, sa mère, j’ai demandévainement, n’est-ce pas ? D’ailleurs, c’est inutile, puisquemaintenant nous savons ce qu’il a.

– Vous le savez ? Mais alorsdites-le-moi ; commencez donc par là.

– Mon cher comte, permettez-moi de vousfaire observer que vous n’avez pas la moindre méthode dans lesidées.

– Je me résigne, baronne ; allez,dit M. de Montgiroux en se renversant de toute salongueur sur son divan, en étendant sa jambe droite sur sa jambegauche, et en fixant ses yeux sur le plafond.

– La maladie continua de faired’effrayants progrès, si bien qu’hier nous étions tousconsternés ; Maurice ne nous entendait plus, ne nous voyaitplus, ne nous parlait plus ; le docteur y perdait sonlatin ; Clotilde et moi, nous nous regardions épouvantées.Voilà tout à coup qu’un valet imprudent… Oh ! mon Dieu !c’est son imprudence qui nous a sauvés tous ! Comte, il y avraiment des hasards singuliers, et celui qui dirige tout d’en hautdoit bien souvent prendre en pitié notre prétendue sagesse.

– Eh bien, ce valet ? se hâta dedemander le comte avec une brusquerie mal déguisée et en tournantvivement la tête du côté de madame de Barthèle.

– Il entra dans la chambre du malade, et,comme on avait fermé les rideaux pour éteindre le jour, sans voirles signes que nous lui faisions pour qu’il se tût, il annonça…J’aurais voulu pouvoir chasser ce valet.

– Il annonça ?… reprit le comtedécidé à tenir jusqu’au bout la conversation en bride.

– Il annonça deux amis de mon fils, Léonde Vaux et Fabien de Rieulle. Vous les connaissez, jecrois ?

– Sous d’assez tristes rapports, même,répondit le comte oubliant sa résolution de ne pas s’écarter de laligne droite ; deux jeunes fous, qui hantent mauvaisecompagnie. Si j’avais comme vous quelque influence sur Maurice, jevous déclare que je ne lui laisserais pas voir ces deuxmessieurs.

– Comment, moi, mon cher comte, vousvoulez que je dirige un homme de vingt-sept ans dans lesconnaissances qu’il doit faire ? D’abord, Léon et Fabien nesont pas pour Maurice des connaissances d’hier, ce sont des amis desix ou huit ans.

– Alors je ne m’étonne pas, continuaM. de Montgiroux avec une mauvaise humeur dont rien nemotivait l’explosion, du triste état où se trouve réduit Maurice.Oh ! mon Dieu ! Ce secret, je vous le dirai, moi, si vousle voulez.

– Mais non, vous ne direz rien, vous nesavez rien ; vous êtes injuste pour ces jeunes gens, voilàtout, et cela parce que vous avez le double de leur âge. Vous avezété jeune aussi, vous, mon cher comte, et vous avez fait ce qu’ilsfont.

– Jamais… Ce M. Fabien de Rieulleest un jeune homme qui fait parade de ses bonnes fortunes, qui nonseulement séduit, mais qui, de plus, déshonore. Quant à l’autre,c’est un enfant à qui je ne reprocherai, comme à son ami, que devoir mauvaise compagnie.

– Mauvaise compagnie, mauvaisecompagnie ! reprit la baronne encore une fois entraînée à centlieues du sujet de la conversation.

– Oui, mauvaise compagnie, je le répèteet j’en suis sûr, reprit le comte, dont le calme ordinaire etcalculé cédait malgré lui à une agitation fébrile qui n’échappapoint à madame de Barthèle.

– La preuve n’est pas, je l’espère, quevous les rencontrez là où ils vont ? dit vivement labaronne.

Le comte se mordit les lèvres par un mouvementinvolontaire, comme fait un ministre qui se laisse emporter à direquelque vérité dangereuse au milieu de la verve del’improvisation ; mais, aussitôt, son sang-froid de pair deFrance reprenant le dessus, il répondit en souriant :

– Moi, madame ! oubliez-vous quej’ai soixante ans ?

– On est jeune à tout âge, monsieur.

– Avec mon caractère ?

– Vous étiez à Grandvaux, monsieur !et, maintenant que j’y songe, quel intérêt avez-vous, voyons, àaccuser ces deux pauvres jeunes gens, que je trouve fort aimables,moi ?

– Quel intérêt ? Vous le demandez,reprit sentimentalement le comte, quand Maurice est mourant, et quepeut-être la situation dans laquelle il se trouve vient du mauvaisexemple qu’ils lui ont donné !

– Ah ! vous avez raison, cher ami,et voilà un motif qui excuse toutes vos préventions ; mais cespréventions, sur quoi les fondez-vous ? Voyons, car, si ellessont raisonnables, je les partagerai.

– Ces deux jeunes gens, dit le comteforcé de donner une explication, appartiennent à des famillesdistinguées, quoique celle de M. Fabien date d’hier.

– Noblesse de l’Empire, n’est-cepas ? dit madame de Barthèle en allongeant dédaigneusement leslèvres, noblesse de canon, qui s’en va en fumée.

– Pas même, pas même, s’écria le comteenchanté que madame de Barthèle lui donnât cette nouvelle occasionde se ruer sur Fabien, qui paraissait l’objet tout particulier desa haine : noblesse de fourrage, baronnie de râtelier. Sonpère était magasinier en chef de je ne sais quoi.

– Mais tout cela est en dehors desaccusations que vous portez sur ces jeunes gens, mon cher comte, ettous les jours, à la Chambre, vous serrez la main de gens qui sontpartis de plus bas, et qui ont vendu bien autre chose que de lapaille et du foin.

– Eh bien, puisqu’il faut vous le dire,je sais que M. Fabien tente des choses fort inconvenantes àl’égard d’une jeune et jolie femme.

– Que vous connaissez ? dit vivementmadame de Barthèle.

– Nullement ; mais je connais ungalant homme qui porte intérêt à cette femme, et que les assiduitésde ces messieurs obsèdent fort.

– Et ce galant homme, vous lenommez ?

– Ce serait une indiscrétion que desatisfaire à votre demande, chère baronne, reprit le comte en semaniérant ; car ce galant homme…

– Est marié ? demanda madame deBarthèle.

– À peu près, réponditM. de Montgiroux.

– Bien, dit la baronne en se croisant lesbras et en couvrant le comte d’un regard moqueur. Bien, voilà quipeut servir de réponse aux détracteurs de la pairie. En vérité, noshommes d’État sont de hautes capacités, puisqu’ils peuvent unirdans leurs vastes cerveaux un petit scandale de boudoir àd’importantes questions parlementaires.

M. de Montgiroux prévit l’orage quiallait gronder, et se hâta, en guise de paratonnerre, d’élever untrait de sentiment.

– Chère baronne, dit-il, vous oubliez quec’est de notre cher Maurice qu’il s’agit, et pas d’autre chose.

À cette exclamation, le cœur de la baronne sefondit, et l’amante redevint mère.

– Si j’étais jalouse, dit-elle nepouvant, cependant, rompre ainsi tout à coup avec les soupçonsqu’elle avait conçus, je croirais que vous n’êtes pas sidésintéressé que vous le dites dans l’opinion que vous avez émisesur ces deux jeunes gens ; mais je suis généreuse, et,d’ailleurs, je vous l’avoue, dans ce moment-ci, mon cœur est tout àMaurice. Mon fils entendit donc nommer Léon de Vaux et Fabien deRieulle, quoiqu’il parût ne plus rien entendre ; il vit lemouvement que je fis, quoiqu’il parût ne plus rien voir, et, aumoment où nous le croyions assoupi, il se retourna vivement pourordonner qu’on les fît entrer.

– Leur nom avait, à ce qu’il paraît,produit une révolution ? dit gravement le comte.

– Justement, et cela me raccommode un peuavec elles.

– Les révolutions sont des commotionsélectriques qui galvanisent jusqu’aux cadavres ! s’écria lepair de France, ni plus ni moins que s’il eût été à la Chambre.

Puis, s’arrêtant tout à coup avec le calmeparlementaire d’un orateur que le président vient de rappeler àl’ordre, il se drapa dans sa dignité, en laissant tomber ces seulesparoles :

– Continuez, chère amie, je vousécoute.

– Maurice ordonna donc qu’on les fitentrer ; je regardai le docteur, il me fit un signeaffirmatif ; puis, lorsque j’eus répété l’injonction deMaurice, il se pencha à mon oreille : « Bien !dit-il, voilà un bon mouvement ; laissons-le seul avec sesamis ; peut-être, plus au courant de sa vie que vous-même,savent-ils le secret qu’il nous cache. Nous les interrogerons ensortant. » Je pris la main de Clotilde, et nous nous retirâmesdans le petit cabinet à côté ; le docteur nous suivit et fermala porte. Au moment même, on introduisait ces messieurs près dumalade. « Maintenant, mon cher monsieur Gaston, dis-je audocteur, ne trouvez-vous pas que, pour notre plus grande sécurité,nous ne ferions pas mal d’écouter la conversation de cesmessieurs ? – Vu la gravité de la circonstance, répondit ledocteur, je crois que nous pouvons nous permettre cette petiteindiscrétion. » Êtes-vous de l’avis du docteur, mon chercomte ?

– Sans doute ; car je présume que lesecret de Maurice n’était point un secret d’État.

– Nous sortîmes donc par le cabinet, etnous revînmes nous cacher derrière la petite porte de l’alcôve,qui, plus rapprochée du lit, nous permettait de mieux entendre.

– Et ma nièce était avec vous ?demanda le comte.

– Oui. Je voulus l’éloigner ; maiselle résista. « C’est mon mari, dit-elle, comme il est votrefils ; laissez-moi donc écouter avec vous ; et, soyeztranquille, quel que soit ce secret, je serai forte. » En mêmetemps, elle me prit la main, et nous écoutâmes.

– Continuez, baronne, continuez, dit lecomte ; car vraiment votre récit a toute l’invraisemblance,mais aussi tout l’intérêt d’un roman.

– Eh ! mon Dieu ! s’écriamadame de Barthèle profitant de l’occasion pour divaguer selon sonhabitude, tout ce qui se passe aujourd’hui ne paraît-il pasincroyable ? et si, il y a vingt ans, on nous avait raconté ceque nous voyons tous les jours, ce que nous touchons du doigt àchaque instant, dites-moi, n’auriez-vous pas crié àl’impossibilité ?

– Oui ; mais depuis vingt ans, ditle comte, je suis si fort revenu de mon incrédulité, qu’aujourd’huij’ai le défaut de tomber dans l’excès contraire. Continuez donc,chère amie ; car, véritablement, je suis on ne peut pluscurieux de connaître le dénoûment de cette scène.

– Eh bien, lorsque nous commençâmes àécouter, attendu le temps que nous avions perdu à faire le tour dela chambre, et les précautions que nous avions été obligés deprendre pour n’être point entendus, la conversation était déjàcommencée, et Léon de Vaux raillait Maurice d’un ton si goguenard,que j’ai failli en perdre patience.

» – Que veux-tu ! dit Fabien,il est fou.

» – Cela peut être, dit Maurice,mais cela est ainsi. Je crois que cette femme est la seule quej’aie véritablement aimée, et, quand j’ai rompu avec elle, il m’asemblé que quelque chose s’était brisé en moi.

» – Eh bien, mais, mon cher, ditFabien, je l’ai fort aimée aussi, moi. Nous l’avons aimée tous,pardieu ! mais, quand tu m’as succédé dans ses bonnes grâces,je n’en suis pas mort pour cela, moi. Tout au contraire, je lui aidemandé à rester de ses amis, et je suis de ses meilleurs.

» – Vous comprenez la situation dela pauvre Clotilde pendant ce temps-là, dit la baronne. Je sentissa main devenir humide, puis se crisper dans la mienne. Je laregardai : elle était pâle comme la Mort. Je lui fis signe des’éloigner, mais elle secoua la tête en mettant un doigt sur sabouche. Nous continuâmes donc d’écouter.

» – Si tu avais pris la chose commemoi, mon cher, continua Fabien, et comme la prendra, je l’espère,quand son tour sera venu, Léon que voici, tu serais resté comme moil’ami de la maison.

» – Impossible ! s’écriaMaurice, impossible ! après avoir possédé cette femme, jen’aurais pu froidement la voir passer dans les bras d’un autre. Cetautre, quel qu’il fût, je l’aurais tué.

» – Ah ! c’eût été beau, unduel à propos de cette créature ! répondit Fabien.

– Mais de quelle femme parlaient-ilsdonc ? s’écria M. de Montgiroux.

– C’est ce que j’ignore, reprit labaronne : soit hasard, soit précaution, pas une seule fois sonnom ne fut prononcé.

– Une autre femme que la sienne !Maurice aime une autre femme que ma nièce ! continua le comte,et Clotilde est dans la confidence de cet amour ! et vousn’êtes pas indignée, vous, baronne !

– Eh ! monsieur le rigoriste, est-cequ’on est maître de son cœur ? L’amour est une maladie quinous vient on ne sait comment, qui s’en va on ne sait pourquoi.

– Oui ; mais il est impossible queMaurice soit malade d’amour.

– Il l’est cependant. Tenez, demandezplutôt au docteur, que voici.

– Comment ! docteur, s’écriaM. de Montgiroux en apercevant le jeune médecin, qui, surl’invitation de Clotilde, venait les rejoindre ;comment ! vous croyez vraiment que la cause de la maladie demon neveu est dans une amourette ?

– Non, monsieur le comte, reprit ledocteur, pas dans une amourette, mais dans une passion.

– Mais éprouve-t-on une passion véritablepour une femme qui en paraît aussi indigne que l’est celle dontparle madame de Barthèle ?

– Il y a être et paraître, dit ledocteur.

– Mais, à votre avis, cette femme n’estdonc point telle qu’on la dépeint ?

– D’abord, je ne la connais pas, dit ledocteur, et nous ne savons pas même encore de qui il est question.Mais, comme vous le savez, M. de Rieulle est, ou du moinspasse pour être fort léger à l’endroit de la réputation desfemmes.

– Tout cela n’est pas ce qui m’étonne,dit madame de Barthèle.

– Et quelle chose vous étonnedonc ?

– Ce qui m’étonne, c’est qu’une femme,quelle qu’elle soit, qui est aimée par un homme comme Maurice,beau, riche, élégant, bien fait, puisse le tromper pour quelquehomme que ce soit au monde. Voilà ce qui m’étonne, voilà ce qui mefait croire que cette femme est indigne de lui.

– Mais véritablement, ma chère baronne,vous parlez comme si Maurice était toujours garçon. Songez donc àClotilde.

– Ah ! Clotilde a été sublime dedévouement, n’est-ce pas, docteur ? Elle s’est jetée dans mesbras en me disant : « Oh ! nous le sauverons,n’est-ce pas, nous le sauverons ? » C’est que les femmesseules savent aimer, voyez vous.

– Malade d’amour ! reprit le Comtene pouvant revenir de sa surprise.

– Oui, malade d’amour, répéta madame deBarthèle avec une espèce d’enthousiasme maternel moitié sérieux,moitié comique ; qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? N’ya-t-il pas tous les jours des gens qui se brûlent la cervelle ouqui se jettent à l’eau parce qu’ils sont amoureux ? Et tenez,le cousin de ce monsieur, comment l’appelez-vous ? qui esttoujours ministre de quelque chose, vous savez bien, n’est-il pasdevenu amoureux d’une femme de théâtre ? Aidez-moi donc, voussavez bien qui je veux dire, un ambassadeur ; si bien qu’il enest mort ou qu’il l’a épousée, je ne me rappelle plus bien.

– Malheureusement, reprit le comte d’unton sec, Maurice ne peut pas épouser, lui, puisqu’il est déjàmarié. Il n’a donc, si sa passion est aussi forte que celle de lapersonne que vous citez, il n’a donc qu’à faire son testament, et àmourir de langueur comme un berger de l’Astrée, ou de…

– Voilà donc ce que vous feriez, vous,monsieur, pour Maurice, pour votre… ?

Un regard du comte l’arrêta.

– Eh bien, nous ferons mieux, sa femme etmoi : nous le sauverons.

– D’abord, la situation était-elle bienaussi grave que vous le dites ?

– Très-grave, monsieur le comte, dit ledocteur ; si grave, qu’hier, je n’eusse pas osé répondre desjours du malade.

– Mais c’est incroyable !

– Non, monsieur le comte, rien n’estincroyable pour nous autres qui voyons la médecine au point de vuede la philosophie. Pourquoi voulez-vous qu’une violente commotionmorale ne produise pas, surtout dans une organisation aussinerveuse que celle de Maurice, un désordre égal à celui que peutproduire la pointe d’une épée ou la balle d’un pistolet ? Vousdites que vous avez quelque connaissance en physiologie,monsieur ? Eh bien, approchez de son lit et regardez-le, vouslui trouverez la face paillée, la sclérotique jaune, le poulstroublé ; tous les symptômes enfin d’une méningite aiguë, ouautrement dit d’une fièvre cérébrale. Eh bien, cette fièvrecérébrale lui vient d’une grande douleur morale, voilà ; et,en gardant le silence sur la cause de cette douleur, que nousallons essayer de combattre maintenant par l’effet même qui l’aproduite, il se tuerait aussi sûrement qu’en se brûlant lacervelle.

– Et quel est ce remède dont vous allezessayer ?

– Oh ! mon Dieu, il n’est pasnouveau, monsieur le comte, car il date de deux mille cinq centsans. Vous connaissez l’histoire de Stratonice et du jeuneDémétrius, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Eh bien, nous ferons passer devant lemalade l’objet de sa passion, et, comme, à ce qu’on assure, la damen’est pas d’une vertu farouche, nous serons bien malheureux si ellene guérit point le mal qu’elle a fait.

– Mais cette femme, cette femme, continuaM. de Montgiroux, comment l’appelle-t-on ?

– Oh ! mon Dieu, reprit madame deBarthèle, je crois que ces messieurs me l’ont dit ; mais jevous avoue que je ne me le rappelle plus.

– Maintenant de quelle façonopérerez-vous cette cure ? Maurice, d’après ce que vous medites, est trop faible pour aller chez elle.

– Eh bien, dit madame de Barthèle, elleviendra ici, voilà tout.

– Quoi ! cette femme dont vous neconnaissez pas le nom ?…

– Elle peut s’appeler comme il luiplaira, pourvu qu’elle rende la vie à mon fils, voilà tout ce queje lui demande.

– Mais que dira le monde en vous voyantrecevoir chez vous une demoiselle de cette espèce ?

– Le monde dira ce qu’il voudra ;d’ailleurs, est-ce que le monde lit les ordonnances des médecins ets’occupe des drogues qui entrent dans une potion calmante ?Nous agissons par ordonnance du docteur. Nous n’avons plus d’autresvolontés que celles de la science. Le monde ne me rendra pas monfils, mon cher comte, et la belle inconnue me le rendra ;voilà qui répond à tout.

– Mais, au contraire, cela ne répond àrien, reprit le comte. Encore une fois, songez à ce qu’on peutpenser, à ce qu’on va dire.

– On ne dira rien, on ne pensera rien dumoment que je suis là, moi. J’ai, Dieu merci, quelque autorité. Monfils est mourant, on respectera ma douleur.

– Les mauvais plaisants ne respectentrien.

– Je leur imposerai silence.

– Ainsi, c’est une résolutionprise ?

– Irrévocablement.

– Et que le docteur approuve ?

– Non-seulement je l’approuve, ditcelui-ci, mais je la conseille, et, au besoin, je l’ordonne.

– Alors je n’ai plus rien à dire, repritle comte, si ce n’est qu’il faut éloigner Clotilde.

– Malheureusement, Clotilde s’est déjàprononcée là-dessus ; elle consent à tout, mais à la conditionqu’elle restera.

– Ainsi, ma nièce se trouvera sous lemême toit que cette femme ?

– Je m’y trouve bien, moi,monsieur !

– Alors, n’en parlons plus, puisqu’ilfaut toujours faire ce que vous voulez ; seulement, quel jourcette scène dramatique doit-elle avoir lieu ?

– Dans quel but me faites-vous cettequestion ?

– Dans le but de rester à Paris cejour-là, voilà tout.

– Eh bien, ce jour-là est aujourd’hui, etje ne vous ai pas envoyé chercher à d’autre fin que de vous avoirprès de nous, au contraire, dans cette grave circonstance.

– Mais, madame, s’écria le comte, songezdonc qu’il m’est impossible ; avec mon caractère… justiciablecomme je le suis de l’opinion publique…

– Silence ! dit la baronne, voiciClotilde.

En effet, en ce moment même, la jeune femmeouvrait la porte du salon.

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