Fernande

Chapitre 6

 

La Rochefoucauld a dit, dans ses désespérantesMaximes qu’il y avait toujours dans le malheur d’un amiquelque chose qui nous faisait plaisir.

La Rochefoucauld a pris la chose au point devue le plus philantropique ; il aurait dû dire qu’il n’y avaitpas de malheur qu’on ne cherchât à exploiter, pas de catastrophedont on ne parvînt à tirer parti, pas d’événement calamiteux quin’eût ses joueurs à la hausse et à la baisse.

Ainsi, Fabien de Rieulle et Léon de Vauxavaient spéculé tous les deux sur la maladie de leur ami Mauricepour le remplacer : le premier auprès de sa femme, et lesecond auprès de sa maîtresse. Fernande, en effet, avait passé unmoment pour être au jeune baron de Barthèle ; elle avait parucéder à ses attentions ; et, comme il n’avait transpiré aucunbruit de leur rupture, et qu’ils avaient mis de grandes précautionsà cacher leur intimité, on les supposait unis par un amour bienromanesque et bien langoureux, jusqu’au moment où la vérité se fitjour, c’est-à-dire jusqu’à la veille.

Maintenant que Léon de Vaux ne pouvait plusdouter qu’il n’y eût entre Maurice et Fernande une rupture biendécidée,  une chose le tourmentait singulièrement : quidonc avait succédé à Maurice ? C’était une grave question pourle jeune homme ; car il attachait une singulière importance àconnaître la conduite de la femme capricieuse qui tolérait toujoursses soins sans jamais les récompenser. En effet, depuis près d’unan, Léon de Vaux, quoique de fortune, de manières et de visage à nepoint être repoussé, surtout par une femme qu’on taxait d’unegrande légèreté, attendait vainement que le vent du capricesoufflât de son côté.

Au reste, Léon de Vaux prenait sonsurnumérariat en patience ; plus jeune que Fabien de six ouhuit ans au moins, il recevait de ses relations platoniques avec lacourtisane la plus célèbre de Paris, – car, tranchons le mot,c’était le titre que l’on donnait généralement à Fernande, – unreflet de l’éclat et de la renommée qu’elle avait elle-même ;il y trouvait, en outre, l’avantage de commencer sa carrièred’homme à bonnes fortunes de manière à apprendre du premier coup lefond du métier ; ajoutons qu’il ne voyait nulle part, mêmedans le monde, aucune femme qui parlât plus fortement à soncœur.

Une voiture selon la saison, c’est-à-dire unecalèche l’été, un coupé l’hiver, le tout de la forme la plusélégante, et presque toujours d’un brun foncé ; desdomestiques habillés à l’anglaise, c’est-à-dire tout en noir ;un attelage de chevaux gris pommelé admirablement beaux, desharnais noir d’un vernis brillant à peine rehaussés de quelquesfilets d’argent, indiquaient, sinon la condition élevée, du moinsl’excellent goût de la femme qu’on voyait descendre, le soir, sousle péristyle de l’Opéra ou des Italiens, et quelquefois, le matin,à la petite porte de l’église Saint-Roch. Les badauds, qui jugenttout sur l’épiderme, qui envient l’apparence sans jamais connaîtrela réalité, qui font consister le bonheur dans les jouissances duluxe, se disaient en voyant une personne belle, jeune, élégante,sauter légèrement à bas de cette voiture : « Voilà unefemme bien heureuse ! »

Mais ce qui faisait de Fernande le simulacreparfait d’une femme comme il faut, c’étaient la pureté et lafacilité de son langage, l’assurance de son maintien, le charme desa démarche, la simplicité de sa mise, et l’aristocratie de sesmanières.

Ses jugements, formulés avec les expressionsde tout le monde, ce qui est rare, étaient toujours sains delogique, quoique hardis d’intention. Sur quelque spécialité d’artque se posât une question, elle décidait toujours avec unesupériorité de goût incontestable. En musique, ses observationsétaient d’une exactitude technique et d’une telle finesse desentiment, qu’on ne revenait pas de ses arrêts. Se plaçait-elledevant un piano, ce qu’elle faisait sans se faire prier, etquelquefois d’elle-même, son premier prélude révélait le génie del’inspiration.

Peu d’élus avaient été admis dans sonatelier ; mais ceux qui par faveur spéciale, y étaient entrés,disaient qu’il était impossible qu’elle ne fît pas retoucher sestoiles par un grand peintre qui était de son intimité, et qu’on luiavait donné pour amant.

Aussi savait-elle louer et blâmer, et celaavec beaucoup plus, nous ne dirons pas de justice, mais dejustesse, que ceux qui font leur état de ce malheureux métier qu’onappelle la critique. En littérature, son goût était sévère, ellelisait peu d’ouvrages frivoles. Sa bibliothèque présentait unelongue série des grands écrivains de tous les siècles. Aussi, sousle rapport du jugement, de l’esprit et des manières, Fernande,non-seulement égalait les femmes du monde les plus remarquables etles plus citées, mais encore les surpassait en certains points. Lesqualités du cœur existaient-elles chez elle au même degré quecelles de l’intelligence ? C’est sur quoi ses amis intimesseuls eussent pu corriger les erreurs ou confirmer les opinions deceux qui ne la connaissaient qu’à demi et qui la disaient méchante,non point de cœur, on ne citait pas d’elle une mauvaise action,mais tout au moins de paroles.

Maintenant, Fernande devait-elle ses succès aucharme de sa personne, à la finesse de ses traits ou au concours deses talents ? Était-on plus frappé de sa grâce toujoursvisible, ou des qualités qu’on lui découvrait à mesure qu’on laconnaissait davantage ? Qui l’avait formée à cette hauteélégance ? d’où venait-elle ? qui en avait doté le petitpeuple des lions ? Hélas ! à toutes ces questions restéessans réponse, et qui désespéraient la curiosité même de ses plusintimes, il fallait en ajouter une autre que personne ne soulevait,et qui cependant devenait importante pour quiconque connaissaitcette femme remarquable : quelles étaient les émotionsdominantes de son âme ?

Certes, on en connaissait bien la puissance etl’élévation ; mais qui en avait pénétré les mystères, et, danscette vie si adulée et en apparence si heureuse, qui pouvaitaffirmer qu’il n’y eût pas de profonds chagrins et d’abondanteslarmes ? En attendant, toutes les surfaces de cette existenceétaient brillantes, et, comme un beau lac aux eaux limpides,semblaient refléter les rayons du soleil.

Léon de Vaux, au lieu de faire entrer d’abordFernande dans le salon où il pensait qu’elle était attendue,l’avait, en descendant de voiture, conduite dans le jardin, sousprétexte de lui en faire admirer la beauté, mais, en réalité, pourretarder d’autant l’embarras dans lequel il allait nécessairementse trouver. Tout occupé de lui ou de Fernande, il n’avait point oséla prévenir des fonctions importantes qu’elle devait accomplir, durôle suprême qu’elle devait jouer ; il s’était toujoursdit : « Plus tard ! » Et, maintenant qu’ilétait arrivé au moment où Fernande allait entrer en scène, iln’avait plus le courage de parler. Se reposant sur l’espritaudacieux de son ami, et sur les chances du hasard si souventfavorable aux fous, parce que les fous sont aveugles comme lui, ils’avança donc étourdiment, et avec toute la désinvolture de sondandysme accoutumé, au-devant d’une des plus délicates questionssociales qui aient jamais été abordées, c’est-à-dire l’introductionde la courtisane dans la famille ; et, tout en faisantremarquer à sa belle compagne les agréments de la propriété, letapis moussu de la pelouse, le miroir de la pièce d’eau, le charmedu point de vue, il lui fit monter le perron, lui fit traverserl’antichambre, et l’introduisit au salon, où la présence de Fabiensembla enfin rassurer Fernande.

– Ah ! monsieur de Rieulle,s’écria-t-elle en apercevant Fabien, enfin je vous vois !… Jecommençais véritablement à prendre de l’inquiétude, je vousl’avoue ; c’est une singulière excursion que celle-ci,convenez-en, et j’en suis vraiment étonnée et craintive. J’aiquestionné M. de Vaux ; il a fait le mystérieux etl’énigmatique. – Mais vous, monsieur de Rieulle, vous me direz, jel’espère, où nous sommes et quelle est cette maison enchantée. Onn’y rencontre personne : tout y semble silencieux. Sommes-nousau château de la Belle au bois dormant ?

– Justement, madame, et vous êtes la féequi doit tout ranimer dans ce mystérieux palais.

– Voyons, trêve de plaisanteries,monsieur de Rieulle ! reprit Fernande ; pourquoi m’a-t-onamenée ici ? Me faudra-t-il subir une fête champêtre ?Dois-je assister au couronnement d’une rosière ? D’où vientl’air de surprise avec lequel vous m’écoutez ? Parlé-je unelangue que vous ne comprenez pas ? Répondez, voyons !

– Quoi ! madame, s’écria Fabienstupéfait, ce fou de Léon ne vous a pas dit… ?

Léon interrompit son ami.

– Tu sauras, mon cher, lui dit-il, que,lorsque j’ai le bonheur d’être par hasard en tête-à-tête avecmadame, je ne puis songer à autre chose qu’à l’admirer, et que jeprofite de ce temps précieux pour lui répéter cent fois que jel’aime.

– Convenez donc, en ce cas, que je suistout à fait généreuse, répondit Fernande ; car je vous ailaissé dire cent fois la même chose, sans vous avoir fait sentirque c’était déjà trop d’une seule.

Fernande, presque toujours gracieuse, savaitcependant de temps en temps, avec de certains hommes surtout,lorsqu’elle le jugeait convenable et nécessaire, prendre un ton dedignité qui imposait par l’accord du maintien, de la voix et del’intention. Une impassibilité froide passait alors tout à coup enelle, glaçait son sourire, éteignait son regard, et, de mêmequ’elle avait le pouvoir d’éveiller la joie, elle parvenait àcommuniquer aux plus résolus et aux plus étourdis, la réserve danslaquelle elle désirait parfois qu’on restât.

Léon de Vaux balbutia quelques parolesd’excuse ; Fabien, qui n’avait pas d’excuses à faire,attendit.

– Messieurs, continua Fernande, je vousai vus pleins d’enthousiasme pour le site, pour l’élégance, pour leconfort d’une maison de campagne qui, disiez-vous, était à vendre.Vous saviez que je désirais faire une acquisition de ce genre, vousm’avez invitée à la venir visiter avec vous, je suis venue. Eneffet, cette habitation est fort belle, fort remarquable, fortélégante ; mais elle ne doit pas être inhabitée ;quelqu’un y reste, ne fût-ce qu’un homme d’affaires. Quel est cequelqu’un ? où est cet homme d’affaires ? Parlez ;chez qui sommes-nous ? Est-ce quelque surprise que vous meménagez ? Je vous préviens, en ce cas, que je les déteste.

Une certaine rapidité d’élocution décelaitseule la mauvaise humeur qu’éprouvait Fernande. Elle savait qu’ongarde sa force tant qu’on se contient, et il aurait fallu laconnaître mieux que ne l’avaient pu faire encore les deux jeunesgens pour se douter du mécontentement intérieur qui l’agitait.

– Madame, répondit Léon en cherchant àdonner à sa physionomie toute la finesse dont elle étaitsusceptible, vous vous trouvez ici chez une personne que,peut-être, vous ne serez pas fâchée de revoir.

– Ah ! vraiment ? s’écriaFernande en déguisant sa colère sous un sourire ironique ;c’est quelque trahison, n’est-ce pas ? Je le devine à votreair fin. En effet, je me le rappelle : hier, vous m’avez parléavec affectation d’un grand seigneur ; un grand seigneur, jen’en connais point et n’en veux point connaître. Voyons, ne mefaites pas trop languir dans ma curiosité ; oùsuis-je ?

Et, se tournant vers Fabien en fronçantlégèrement ses beaux sourcils noirs, elle continua avec une sorted’impatience réprimée :

– Je m’adresse à vous, monsieur deRieulle, que je crois homme de trop bon goût, non pour faire uneméchante action, mais pour faire une sotte plaisanterie.

Léon se mordit les lèvres, et Fabien réponditen souriant :

– Je ne puis vous le cacher pluslongtemps, madame ; oui, c’est la vérité. Cette promenade estun piège que nous avons tendu à votre bonne foi, et vous êtes ici,à cette heure, le personnage le plus important et surtout le plusnécessaire d’un complot, fort innocent, rassurez-vous, car ils’agit purement et simplement de rendre la vie à un pauvremalade.

– Oui, madame, ajouta Léon, un maladed’amour, une de vos victimes, une seconde édition du malade d’AndréChénier. Vous le savez, et votre poëte favori l’a dit :

…… Insensés que noussommes !

C’est toujours cet amour qui tourmente leshommes.

– Vraiment ! s’écria Fernande avecune expression plus marquée de moquerie, preuve qu’une colère plusintense s’amassait au fond de son cœur ; vraiment ! Ehbien, monsieur de Vaux, je vous l’avoue, j’admire de votre parttant de complaisance, tant d’abnégation même, surtout avec tantd’amour. C’est bien d’un homme qui m’a dit cent fois en une heurequ’il était amoureux fou de moi.

Puis, après un court silence pendant lequelcependant elle put se recueillir et méditer sur ce qu’elle avait àfaire en cette circonstance, elle affecta un calme si grand, qu’ileût intimidé les projets les plus hardis, et, du ton d’une femmequi prend son parti, elle poursuivit :

– Vous disposez de moi d’une façon un peuétrange, il faut en convenir. Je ne vous en ai cependant pas donnéle droit, messieurs, ni à l’un ni à l’autre ; maisqu’importe ? Vous le savez, je suis observatrice ; ehbien, je profiterai de cette circonstance, de cette aventure, carc’en est une, pour vous apprécier tous. Monsieur de Vaux, vous êtesun homme généreux ; c’est un nouveau point de vue sous lequelje viens de faire votre connaissance. Monsieur Fabien, je suismoins avancée à votre égard, je l’avoue ; mais je ne doute pasque quelque sentiment, d’autant plus honorable qu’il seraprobablement désintéressé, ne vous dirige aussi de votre côté. Nousverrons. – Mais, si je ne me trompe, voici notre solitude quis’anime.

En effet, en ce moment, la porte du salons’ouvrait, et madame de Barthèle, prévenue par Clotilde del’arrivée de madame Ducoudray, apparaissait sur le seuil, avant,comme nous l’avons vu, que Fernande eût pu tirer des deux jeunesgens un seul mot d’explication.

À la vue de la baronne, il se fit unchangement visible dans l’extérieur de la courtisane ; ellesembla grandir de toute la tête, et, au sentiment ironique répandusur son visage, succéda l’expression d’une froide dignité.

Le maintien de madame de Barthèle étaitsolennel et composé ; un sourire factice déformait pour lemoment sa physionomie franche et pleine de naïve bonté ; ellefit, en entrant, une révérence trop profonde pour être polie ;enfin, tout en elle trahissait la préoccupation qui avait dûl’agiter lorsqu’elle avait pris cette suprême résolution derecevoir chez elle une femme vers laquelle elle se fût sentieentraînée, si le hasard seul l’eût offerte à ses regards. Elletenait les yeux baissés, comme par l’effet d’une crainte secrète,et ne les releva qu’après avoir, en termes convenables, mais dontchaque mot paraissait pesé à l’avance, exprimé toute l’impatienceet l’anxiété qu’elle avait ressenties dans le doute et dansl’espoir de la présence de celle qui voulait bien se rendre à soninvitation.

Ce fut alors seulement, et sa phrasecorrectement achevée, que la baronne de Barthèle jeta un regard surFernande.

Aussitôt une seconde révérence, moinscérémonieuse que la première, exprima par un mouvementinvolontaire, soit une expiation de sa terreur, soit l’effet d’unesatisfaction bizarre, en apercevant une personne d’une tournuredistinguée, et belle surtout de sa simplicité et de son goûtexquis.

Madame de Barthèle, exercée dans le monde auxinvestigations rapides, vit, grâce à ce coup d’œil dévorant parlequel une femme procède à l’examen d’une autre femme, dans sonensemble et dans ses détails, tout ce qu’elle voulait voir :c’est-à-dire que la robe blanche dont Fernande était vêtue était dela plus fine mousseline de l’Inde ; que le chapeau de pailled’Italie dont elle était coiffée avait été coupé par mademoiselleBaudran ; que le mantelet noir qui était jeté sur ses épaules,et qui dessinait sa taille fine et élégante, au lieu de la cacher,sortait, comme on le dit maintenant, des ateliers de mademoiselleDelatour ; enfin, que la couleur du soulier qui chaussait unpied d’enfant et la nuance des gants qui couvraient les mains deFernande, dénonçaient jusque dans les moindres détails ce je nesais quoi de bonne compagnie, que la grisette, si enrichie qu’ellesoit, ne parviendra jamais à atteindre ; car ce je ne saisquoi est une essence suave et subtile qu’on sent bien plutôt qu’onne la voit, et qui, pareille à un parfum, se révèle à l’âme encorebien plus qu’aux sens.

Troublée et ravie à la fois de cet examen,madame de Barthèle parla dès lors librement, et, laissant lesparoles exprimer ses pensées :

– J’ai l’honneur de vous remercier,madame, dit-elle presque avec une effusion cordiale, du temps quevous consentez à nous accorder pour le bonheur de ma famille.

Fernande, non moins étonnée aux paroles demadame de Barthèle que celle-ci ne l’avait été à son aspect, maisretenue par cette circonspection et cette réserve toujoursindispensables, dans sa situation, à l’égard de tout le monde, etqui s’étaient doublées dans cette circonstance exceptionnelle, fitde son côté deux révérences modelées en tout sur celles qui luiavaient été adressées, et elle répondit de cette voix harmonieuseet vibrante à la fois, qui donnait tant de prix à ses moindresparoles, et surtout avec ce ton parfait qui semble, par uneintention gracieuse, prêter un sens aux phrases les plus videsd’intention :

– Quand je saurai, madame, dit-elle, dequelle façon je dois vous être agréable, quand je saurai ce que jepuis faire, comme vous le dites, pour votre bonheur…

– Ce que vous pouvez ? s’écriamadame de Barthèle cédant peu à peu à une influence irrésistible.Mais vous pouvez tout. Ce que vous pouvez, le docteur vousl’apprendra. C’est un fort habile médecin que le docteur, et, deplus, un homme de l’esprit le plus distingué…

Fernande adressa aux deux jeunes gens un coupd’œil expressif, comme pour leur demander le sens de ce langage etle mot de cette énigme, qui devenait de plus en plus inintelligiblepour elle. Pendant ce temps, madame de Barthèle, à part soi,confirmait par la réflexion l’opinion favorable que de prime abordelle avait conçue sur la singulière femme avec laquelle le malheurla mettait en rapport.

– Madame, répondit Léon de Vaux à lamuette question qui lui était faite et en désignant madame deBarthèle avec l’apparence d’un profond respect, c’est une mère quisera charmée de vous devoir le bonheur de son fils.

Il y avait dans le sens de ces paroles, etsurtout dans le ton sérieux et niaisement malin de celui qui lesprononçait, quelque chose de si ridicule que, dans toute autreoccasion, Fernande en eût ressenti un de ces mouvements d’hilaritéauxquels elle aimait parfois à se laisser aller ; mais elle secontenta de sourire, et encore ce sourire effleura-t-il à peine seslèvres. La femme qu’on lui présentait comme une mère inquiète pourla vie de son fils était, dans son assurance, si simple et sivraie, une tristesse si profonde se révélait, comme à son insu, sursa physionomie, que Fernande comprit, par un vague pressentiment del’âme, qu’il y avait, au fond de cette aventure, ridicule enapparence, un sujet d’affliction réelle, et peut-être un profondmalheur. Aussitôt, avec une bonté parfaite, elle pria madame deBarthèle de s’expliquer.

Alors celle-ci, oubliant peu à peu larésolution qu’elle avait prise de rester grande dame, en conservantla sévérité de langage et d’attitude qu’elle avait méditée, etcédant sans trop s’en douter à l’attraction qu’exerçait Fernande,répondit avec sa bonhomie et sa légèreté ordinaires :

– Mais c’est qu’il vous aime, le pauvreenfant ! oui, madame, il vous aime, et l’amour que vous luiavez inspiré le jette dans une langueur et dans un délireimpossibles à calmer. Il y a péril de mort, madame ; mais,puisque vous êtes assez bonne pour accepter notre proposition etpour venir passer quelques jours près de nous, près de lui…

L’étonnement de Fernande se manifesta par unmouvement d’indignation si expressif, que madame de Barthèle,voyant qu’elle avait cruellement blessé la jeune femme, saisit lamain de la courtisane, et, la pressant avec une affectioninvolontaire :

– Ah ! madame, s’écria-t-elle, soyeztouchée du mal que vous causez sans le savoir, peut-être, et soyezbien convaincue que nous saurons apprécier et reconnaître tout ceque votre bonté, tout ce que votre complaisance…

Fernande pâlit affreusement, et, à la vue desa pâleur, madame de Barthèle comprit seulement jusqu’à quel pointles paroles qu’elle venait de prononcer, prises dans un certainsens, devenaient inconvenantes ; elle s’arrêta donc tout àcoup elle-même, balbutia quelques mots inintelligibles, et sentitson trouble s’augmenter en entendant Léon dire à demi-voix àFernande, pour se venger sans doute de la rebuffade qu’il avaitreçue un instant auparavant :

– Eh bien, maintenant, madame, vouscomprenez, n’est-ce pas ?

Ce manque de convenance blessa au cœur lesdeux femmes à la fois et du même coup, et chacune d’elles eut, àpart soi, un effort inouï à faire pour maîtriser le reproche quisemblait prêt à sortir de leurs lèvres, et que cependant leurregard seul exprimait.

Quant à Fabien, il semblait assister en simplespectateur à une scène de comédie ; il comprenait l’embarrasréciproque de la femme du monde et de la courtisane, et, comme,quoi que l’on dise, l’amitié ne nous aveugle généralement que surles qualités de nos amis, il trouva que le rôle de Léon était, danscette circonstance, grâce à son caractère de soupirant surtout, leplus ridicule des trois.

Quant à Fernande, l’impression produite surelle par les paroles innocemment cruelles de madame de Barthèlepassa, ou du moins parut passer avec la rapidité de l’éclair. Unerésolution intérieure, dont on vit briller la flamme dans ses yeux,donna à sa contenance une fierté qui ne fit qu’ajouter à la décencequi était inhérente à sa nature et relevait toutes sesactions ; elle repoussa doucement la main de madame deBarthèle, et répondit avec une mesure admirable d’accent et demaintien :

– Madame, je ne saurais, sans m’exposer àêtre injuste envers vous peut-être, tenir en ce moment le langagequ’il convient à mon caractère de faire entendre. Aussi, n’est-cepoint à vous que je m’adresse ; c’est àMM. de Rieulle et de Vaux, qui m’ont conduite ici.

Alors, se tournant du côté des deux amis aveccalme et dignité :

– C’est une audace qui ne sauraitm’étonner de votre part, messieurs, quoique je vous fisse encorel’honneur de vous en croire incapables, que de placer une femmedans une position humiliante en face d’une autre femme, sansqu’elle ait mérité ce châtiment ; c’est une lâcheté de pluscommise par vous contre ces êtres faibles que vous dépouillez, dèsl’enfance, par la séduction, par la ruse, par la surprise, desvertus qui font la seule force de leur sexe ; que vous guettezsur le seuil de l’enfance, et avant quelquefois que la raison leursoit venue, pour les corrompre d’abord et vous arroger ensuite ledroit de les abreuver d’outrages et de mépris ; et cependantni l’un ni l’autre de vous, je le répète, n’avait le droit de memettre dans la position où il m’a mise à cette heure et où jesuis.

Tout interdite d’une scène à laquelle elleétait loin de s’attendre, madame de Barthèle se hâta d’intervenir,essayant de faire entendre à Fernande des paroles d’excuse pourelle et les deux jeunes gens ; mais Fernande l’interrompit duton d’une femme qui comprend qu’elle domine la situation, et quec’est à elle de se faire écouter.

– Je vous en prie, madame, dit Fernande,pas un mot, pas une parole. Tout me porte à croire que je vois envous une de ces personnes favorisées en naissant par la fortune,guidées, dans la première partie de leur existence, par des parentsattentifs qui vous ont transmis des mœurs pures et de salutairesexemples. Pourquoi alors nous mettre en contact l’une avecl’autre ? pourquoi faire plier les deux extrémités de lasociété jusqu’à ce qu’elles se touchent ? pourquoi amener oupar force ou par ruse la courtisane en face de la femme dumonde ? Je comprends toute la distance que de justes préjugésmettent entre nous, madame, et, pour vous prouver que la faute nevient pas de moi, et que je me rends pleine justice, jem’éloigne.

À ces mots, Fernande fit une profonderévérence, et, sans même jeter un coup d’œil sur l’un ou l’autredes deux jeunes gens, elle fit quelques pas vers la porte ;aussitôt madame de Barthèle, d’abord muette et immobile desurprise, se jeta sur son passage :

– Madame, oh ! madame,s’écria-t-elle en joignant les deux mains, ayez pitié d’une mère audésespoir. Je vous en supplie, mon fils est mourant. Madame, ils’agit de mon fils.

Fernande ne répondit pas ; mais, comme ence moment elle se trouvait entre madame de Barthèle et les deuxjeunes gens, elle tourna à demi et dédaigneusement la tête sur sonépaule, et, s’adressant à ces derniers :

– Quant à vous, messieurs, dit-elle endonnant à sa physionomie une expression étrange de dédain et decolère, vous avez méconnu Fernande. Fernande ! vous comprenezce que mon nom prononcé de la sorte veut dire. Regardez-moi,messieurs, et rappelez-vous toute votre vie la rougeur dont vousvenez de couvrir mon front.

– Si vous voulez nous permettre de vousdonner une explication nécessaire, dit Fabien d’un ton grave, jepense que vous sentirez promptement combien nous méritons peu lamenace que vous nous adressez, surtout quand votre présence n’estqu’une preuve de l’estime que nous faisons de vous.

– Oh ! oui, oui, madame, s’écriamadame de Barthèle éplorée, et l’accueil que je vous ai fait, ce mesemble, aurait dû vous convaincre de cette vérité.

– Je crois tout ce que vous daignez medire, madame, répondit Fernande descendant de l’accent de lasuprême fierté au ton de la plus humble politesse ; mais,croyez-le bien, c’est vous donner à mon tour une preuve du profondrespect que je vous porte, que de m’éloigner avant que la situationdouloureuse où je me trouve m’ait contrainte d’y manquer.

Et, en même temps, elle fit encore un pas versla porte ; mais en ce moment la porte s’ouvrit, et Clotildeparut.

– Ah ! ma fille, ma fille, s’écriamadame de Barthèle, venez vous joindre à moi ; et, comme jeprie, moi, pour mon enfant, priez, vous, pour votre mari.

Fernande demeura immobile d’étonnement, et lesdeux jeunes femmes jetèrent l’une sur l’autre un regard d’uneexpression impossible à décrire.

L’apparition du nouveau personnage qui venaitd’entrer en scène avait encore, comme on le comprend bien, augmentéle trouble et la confusion de tous les acteurs du drame intime quenous essayons de mettre sous les yeux de nos lecteurs : l’âgeet le titre de mère donnaient à madame de Barthèle une sorte depuissance morale aux yeux des jeunes gens et de la femme qu’ilsavaient amenée ; mais Clotilde, avec son titre d’épouse, setrouvait placée dans une situation fausse qu’il ne lui était pluspossible d’éviter. On avait beau se dire à soi même, et répéterhautement à tous, qu’on eût ou qu’on n’eût pas la conviction d’unpéril imminent : il faut sauver un fils, il faut sauver unmari ; il était question de mariage, la plus bouffonnedes choses sérieuses, au dire de Beaumarchais, et le monde,toujours prédisposé à rire à cet égard, devait rire même des larmesqu’il voyait couler en trouvant Clotilde face à face avec Fernande,l’honnête femme près de la courtisane, la femme légitime vis-à-visde la maîtresse ; en d’autres termes, ce qu’il faut approuveret ce que l’on doit blâmer réunis ; tout cela offrait uneposition qui répugnait au savoir-vivre, une idée qui choquait lesusages reçus, un aspect qui blessait le sentiment social.

Madame de Barthèle le sentait elle-même ;mais elle s’était placée dans cet embarras avec sa légèretéordinaire ; elle résolut d’y faire face vaillamment, enbravant jusqu’au bout les conséquences de son irréflexion. Elleprit donc la main de Clotilde, qu’elle pressa tendrement sans tropsavoir pourquoi, peut-être pour se soutenir elle-même dans sarésolution, et, s’adressant à Fernande sans toutefois lui présentersa belle-fille, elle lui dit avec une grande effusion de cœur, etcomme on s’accroche à une branche de salut :

– Voilà sa femme, madame. La pauvreenfant est sur le point d’être veuve après trois ans demariage ; prenez pitié d’elle.

Le coup d’œil que les deux jeunes femmesavaient jeté l’une sur l’autre avait suffi pour qu’ellescomprissent leur rivalité. Ici, la magie, le prestige,l’éclat ; là, l’innocence, la beauté, l’autorité dudroit ; chacune eut quelque chose à envier à l’autre ;toutes deux rougirent et s’inclinèrent en même temps.

– Ma chère Clotilde, dit madame deBarthèle à voix basse, et cependant de manière à être entendue,nous devons tout comprendre maintenant. Voici madame Ducoudray.

– Madame Ducoudray ! s’écriaFernande avec surprise en voyant que c’était elle que l’ondésignait sous ce nom.

– Oui, madame, se hâta de dire Fabien encherchant à lui faire comprendre, par l’expression de son regard etpar le mouvement de sa physionomie, qu’il avait fallu recourir à laruse par égard pour les préjugés sociaux ; oui, madame, nousn’avons pas cru devoir faire mystère ici du nom de votre mari.Pardonnez-nous cette indiscrétion, que nous avons crue, sinonnécessaire, du moins convenable.

C’était le dernier coup porté à Fernande. Elleadressa un regard d’indignation aux deux jeunes gens ; puis,revenant a madame de Barthèle :

– Madame, lui dit-elle, j’ai aussi mafierté, j’ai aussi ma pudeur ; si vous me recevez, il est bonque vous me receviez pour moi ; car, en me recevant sous unautre nom que le mien, votre gracieux accueil n’est plus unhonneur, c’est une humiliation. Je ne suis pas mariée, je ne suispas veuve, je ne m’appelle pas madame Ducoudray : je me nommeFernande.

– Eh bien, madame, sous quelque nom quevous vous présentiez ici, s’écria madame de Barthèle, soyez labienvenue ; c’est nous qui vous avons été chercher, c’est nousqui implorons votre présence, c’est nous qui vous supplions derester.

À cette voix vibrante et dont l’accentmaternel allait jusqu’au cœur, au geste dont Clotilde accompagnales paroles de sa belle-mère, Fernande comprit que deux femmesaussi distinguées ne se trouvaient pas dans une position semblablesans y avoir un de ces intérêts puissants qui élèvent lessituations au-dessus des règles du monde. Elle fit donc un promptretour sur elle-même, et, se rendant maîtresse de sa fiertébouillonnante et révoltée au fond de son cœur :

– Je n’ai plus de volonté, madame,dit-elle à la baronne en s’inclinant avec un respect plein degrâce ; faites de moi ce que vous voudrez ; quem’importe, d’ailleurs, le nom dont on m’appelle, puisque j’airenoncé à mon véritable nom ! Seulement, je réclame maintenantl’explication que je refusais tout à l’heure et que vous alliez medonner lorsque madame est entrée.

Et elle désigna de la main Clotilde, dont ellene savait pas le nom.

– Oh ! merci, merci ! s’écriamadame de Barthèle enchantée ; je sentais que vous nousseconderiez : vous êtes trop belle pour n’être pas bonne… Voussaurez donc…

Madame de Barthèle achevait à peine deprononcer ces mots, qu’une péripétie nouvelle vint encore changerla face de cette scène, sans qu’on pût prévoir dès lors commentelle pourrait se terminer. M. de Montgiroux entra.

En apercevant Fernande,M. de Montgiroux s’arrêta court et poussa un cri. Cettearrivée inattendue, cette exclamation de surprise échappée aucomte, produisirent un de ces effets de théâtre que la différencedes impressions reçues par chaque personnage rend si difficiles àdécrire, et pour lesquelles il faut laisser agir l’imagination, quirévèle plus à l’esprit que l’art presque toujours impuissant dunarrateur.

Seulement, il fut évident pour chacun que lafausse madame Ducoudray et le comte de Montgiroux se connaissaientplus qu’ils n’avaient voulu le laisser croire ; car,immédiatement, l’un et l’autre se remirent de l’étonnementréciproque qu’ils avaient manifesté ; mais cet étonnementavait été assez visible, cependant, pour donner lieu à toutes lessuppositions qu’il plaisait de faire aux spectateurs intéressés oudésintéressés de cette scène.

– Voilà le mot de l’énigme quit’inquiétait, dit Fabien à Léon ; le prince régnant, c’est lecomte de Montgiroux.

– Que peut il y avoir de commun entreM. de Montgiroux et cette femme ? se demanda madamede Barthèle.

– Ah ! c’est pour Fernande que monneveu se meurt d’amour ! murmura le grave pair de France.

– Est-ce un piège habilement tendu, unevengeance de Léon de Vaux ? se demanda Fernande.

Clotilde seule, calme et en dehors desimpressions du moment, ne percevait aucune crainte secrète ;aussi fut-elle la première à rompre le silence.

– Mon oncle, dit-elle, n’est-ce point lemédecin qui vous envoie auprès de nous ?

– Oui, sans doute, répondit vivement lecomte, sans doute. Le docteur sait l’arrivée de madame et ils’impatiente.

– Eh bien, dit la baronne, puisque madamea la bonté de se mettre à notre disposition, et que le docteurs’impatiente, ne perdons pas un instant.

– Je vous ai déjà dit, madame, quej’étais à vos ordres, dit Fernande, et, puisqu’on prétend que jesuis nécessaire…

– Nécessaire, murmuraM. de Montgiroux, nécessaire ! C’est le mot, madame.Un pauvre fou, le mari de ma nièce, a eu le malheur de vous voir,et, comme tous ceux qui vous ont vue, il se meurt d’amour.

Le comte avait prononcé ces paroles avec untel accent de dépit, que Clotilde crut que, dans la sévérité de sesprincipes, M. de Montgiroux voulait faire une leçon àFernande.

– Oh ! mon oncle, s’écria-t-elle ense jetant dans les bras du comte, de grâce, je vous enprie !

Puis elle ajouta tout bas :

– La sévérité serait peu convenable denotre part, et en cette occasion.

Mais le pair de France était trop agité pouren demeurer là, et, comme Fernande s’empressait de luirépondre :

– Oh ! monsieur le comte, j’espèreque votre galanterie vous fait exagérer la position du malade.

– Non, madame, dit-il, non ; car,dans son délire, il vous nomme, vous accuse d’ingratitude, deperfidie, de trahison : que sais-je, moi !

La scène menaçait de tourner en une querellepersonnelle, que, dans son imprudence, M. de Montgirouxallait faire à Fernande, lorsque la baronne, d’un mot, fit rentrerson ancien amant dans les convenances de sa position.

– Monsieur le comte, dit-elle avecdignité, vous oubliez que madame Ducoudray est en ma présence, chezmon fils, devant votre nièce, et que, si vous avez une explicationquelconque à lui demander, le lieu est mal choisi, et le momentinopportun.

– Oh ! oui, oui, mon oncle, s’écriaClotilde sans rien comprendre aux sentiments qui préoccupaientM. de Montgiroux dans ce moment, je vous en supplie, nesongeons qu’à Maurice.

– Maurice ! s’écria Fernande ;est-ce que le malade se nomme Maurice ?

– Oui, madame, répondit la baronne. Nesavez-vous donc pas chez qui vous êtes, je suis la baronne deBarthèle.

– Maurice de Barthèle ! s’écriaFernande. Ô mon Dieu, mon Dieu ! ayez pitié de moi !

À ces mots, elle porta la main à son front,et, après avoir chancelé un instant elle tomba sans connaissanceentre les bras de Clotilde et de la baronne, qui, en la voyantpâlir et s’affaisser, s’étaient avancées pour la recevoir.

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