Fernande

Chapitre 18

 

Ce silence était calculé de la part deFernande ; elle voulait laisser à l’étrange histoire qu’ellevenait de raconter le temps de produire son effet ; puis,lorsqu’elle vit la jeune femme bien pénétrée du côté douloureux dece récit :

– Maintenant, dit-elle, vous savez où unefaute peut conduire une jeune fille. Voulez-vous que je vous diseoù cette même faute, qui alors change de nom et s’appelle un crime,peut conduire une femme mariée ?

– Dites, reprit Clotilde en laregardant ; dites, je vous écoute.

– Vous avez connu, au moins de nom,madame la baronne de Villefore, n’est-ce pas ?

– Oui, je me la rappelle ; c’était,autant que je puis m’en souvenir, une jeune et jolie femme.

– Charmante.

– Elle a cessé tout à coup de paraîtredans le monde ; qu’est-elle donc devenue ?

– Je vais vous le dire, réponditFernande. Madame de Villefore avait votre âge ou à peu près. Commevous, il y avait deux ou trois ans qu’elle était mariée ; sonmari, sans avoir les qualités éminentes deM. de Barthèle, passait généralement pour un hommedistingué. Il avait trente ans, un beau nom, une grande fortune,c’est-à-dire tout ce qu’il faut pour être heureux.

» Un jour, en voyant je ne sais queldrame, en lisant je ne sais quel roman, madame de Villefores’imagina que son mari ne l’aimait point comme elle méritait d’êtreaimée ; c’est toujours là le point de départ de toutes nosfautes, à nous autres pauvres femmes. L’orgueil nous souffle cettefatale croyance, que dans un corps plus faible nous avons une âmeplus puissante. Puis, à peine nous sommes-nous laissées aller àcette idée, que nous cherchons autour de nous cette âme sœur denotre âme, qui seule peut nous donner le bonheur par l’harmonie del’amour. Or, comme elle n’existe pas, ou que, si elle existe, desconditions antérieures rendent presque toujours de pareilles unionsà peu près impossibles, il en résulte une de ces méprises où la vieet l’honneur sont également en jeu.

» Un jeune homme de la société intime demadame de Villefore s’aperçut des dispositions nouvelles de sonesprit, et résolut d’en profiter. Il était beau, élégant, à lamode ; il avait toutes les qualités extérieures qui fontl’homme du monde ; de plus, avec un cœur de pierre, le don deslarmes porté au plus haut degré. À sa volonté, ses yeux devenaienthumides, sa voix se gonflait d’émotion, C’était à lui croire l’âmela plus impressionnable qui fût sortie des mains de Dieu.

» Madame de Villefore avait uneréputation de vertu qui jusque-là avait interdit à qui que ce fûtla moindre espérance ; mais jusque-là aussi madame deVillefore s’était crue heureuse et n’avait pas toujours souffert.Remarquez que je ne sépare point ici les douleurs réelles desdouleurs factices, celles qu’on se fait à soi-même de celles que laProvidence vous envoie. Toute douleur, qu’elle vienne du cœur ou del’imagination, est une douleur, et celles que l’on croit avoir sontsouvent bien autrement poignantes que celles que l’on a.

» J’ignore les détails du combat ;j’en sais l’issue, voilà tout. Après une résistance de trois mois,madame de Villefore succomba, se croyant subjuguée par une grandepassion, et convaincue que toute femme à sa place eût succombécomme elle. Eut-elle quelques instants d’illusion ? je n’ensais rien ; eut-elle quelques heures de bonheur ? jel’ignore ; mais la vérité est qu’elle s’aperçut bientôt quecelui qu’elle avait cru un modèle accompli de toutes lesperfections de la terre, était un homme comme tous les hommes, unpeu plus faux et un peu plus dissimulé seulement.

» Elle se réfugia alors en elle-même, etse dit qu’elle allait vivre des illusions de son ancienamour ; mais avec les illusions l’amour était parti, la fauteet le remords seuls restaient. Bientôt elle arriva à la comparaisonfroide, au parallèle raisonné. Du moment où l’amant avait eu lesdroits du mari, il en avait pris la place et les habitudes ;seulement ses exigences étaient plus grandes, sa jalousie plusinquiète. Madame de Villefore, toujours libre et respectée par sonmari, était l’esclave de son amant ; sans cesse entourée deses doutes, elle lui devait compte de chacune de ses actions :cette liaison devint un supplice.

» Soit lassitude, soit repentir, madamede Villefore voulut rompre ; mais l’orgueil survivait àl’amour chez l’homme qui l’avait perdue. La chute de madame deVillefore et son triomphe à lui étaient un doute pour beaucoup degens. Cela ne pouvait demeurer ainsi. Il fallait qu’elle fûtcompromise aux yeux de la société pour qu’elle pût reprendre saliberté. Madame de Villefore avait eu l’imprudence d’écrire ;l’amant avait soigneusement gardé toutes ces lettres, soit paramour, soit par calcul ; de ces lettres il se fit une arme, etmadame de Villefore se trouva condamnée à continuer des relationsqu’elle avait regardées d’abord comme devant faire le bonheur de savie, et qui faisaient son désespoir.

Elle essaya de tout, larmes et prières ;tout fut inutile. Elle se jeta à ses genoux, et il la releva avecun sourire. Ces lettres, qui renfermaient la preuve de sondéshonneur, ces lettres restèrent entre ses mains, non plus commeun gage d’amour, mais comme un moyen d’épouvante.

Madame de Villefore se sentit perdue si ellene rentrait pas en possession de ses lettres ; après avoirsouffert en humiliations tout ce qu’une femme peut souffrir, elleprit une résolution désespérée. Elle jeta les yeux autourd’elle ; parmi ceux qui lui faisaient la cour était un hommedont le courage et la loyauté étaient à l’épreuve ; cet hommes’appelait le marquis de Pommereuse. Cette fois, ce ne fut pasl’entraînement de l’amour, ce ne fut pas le délire de la passionqui la fit coupable : ce fut la conséquence de ce qu’elleavait été. Pour échapper à l’un, elle se donna froidement àl’autre.

Puis, lorsque cet homme eut acquis le droit dela défendre et de la venger, elle lui avoua, comme elle eût fait àun prêtre, son erreur, sa croyance insensée, sa faute et sapunition. Il lui demanda alors pourquoi, du moment où elle avaitmesuré sa chute, elle ne s’était pas relevée. Elle lui racontal’histoire des lettres, et comment, avec ces lettres, elle étaitrestée esclave et tremblante sous la menace de son premieramant.

Le marquis de Pommereuse ne voulut ignoreraucun détail ; puis, lorsque madame de Villefore fut sortie,il ordonna d’atteler, et se rendit à l’instant même chez sonrival.

Celui-ci était seul. Le marquis de Pommereuseentra.

– Monsieur, lui dit-il, hier vous étiezl’amant de madame de Villefore ; aujourd’hui, c’est moi qui lesuis.

Celui auquel il s’adressait répondit par ungeste de surprise. Le marquis fit un signe de la main etcontinua.

– Vous avez des lettres à elle ?

– Moi ?

– Oui.

– Qui vous a dit cela ?

– Elle-même.

– Que vous importe ?

– Il m’importe beaucoup, et la preuve,c’est que vous allez me les rendre.

– Vous plaisantez, monsieur.

– Non, pas le moins du monde. Nous sommestous les deux gentilshommes ou à peu près. Eh bien ! monsieur,il y a des questions qui, entre gentilshommes, se débattent en uninstant. Je sais que vous ne me rendrez pas les lettres sanscombat, je vous estime même assez pour croire que le combat est unechose nécessaire ; mais après le combat, quelle qu’en soitl’issue, vous me rendrez ces lettres, ou, si je suis tué, vous lesrendrez à madame de Villefore ; c’est tout ce que je veux.Vous comprenez qu’une conduite contraire vous déshonorerait. Quandle sang a coulé, les choses changent de face, et, vous lecomprenez, monsieur, le sang coulera entre nous.

– C’est bien, monsieur, dit Fabien, jesuis à vos ordres.

– Vous comprenez que nos témoins doiventcomplètement ignorer la cause de notre duel.

– Sans doute.

– Les lettres, enfermées sous uneenveloppe à mon adresse, seront remises à un tiers. Si vous êtestué, c’est bien, je les remettrai moi-même à madame deVillefore ; si je suis tué, le tiers les lui remettra sanssavoir lui-même ce qu’il remet.

– À merveille. Maintenant votre lieu etvos armes.

– Cela ne me regarde pas, monsieur, c’estl’affaire de nos témoins.

Alors ils échangèrent les noms de ceux deleurs amis qu’ils comptaient charger de ce ministère.

Il fut convenu que ces messieurs serencontreraient à cinq heures de l’après-midi près du grand bassindes Tuileries, et que tout serait réglé de façon à ce que, sur leterrain, on n’eût plus qu’à se mettre l’épée ou le pistolet à lamain. Puis les deux adversaires se séparèrent. Le soir, les témoinsréglèrent toutes les conditions. On se trouverait à la mared’Auteuil, à neuf heures du matin ; l’arme convenue étaitl’épée.

À sept heures du matin, le valet de chambre dupremier amant de madame de Villefore entra chez son maître.

– Qu’y a-t-il ? demandacelui-ci ; est-ce qu’il est déjà l’heure ?

– Non ; mais c’est le baron deVillefore qui veut parler à monsieur.

– Le baron de Villefore ! Quedésire-t-il ?

– Je n’en sais rien ; c’est àmonsieur lui-même qu’il veut expliquer le motif de sa visite.

– Où est-il ?

– Au salon.

– Présentez-lui mes excuses ; dansun instant je le rejoins.

Le domestique sortit. Un instant après, lesdeux hommes étaient en présence.

– Monsieur, dit le baron de Villeforeaprès avoir répondu courtoisement au salut qui lui était adressé etavoir refusé le siège qu’on lui offrait, vous avez des lettres dela baronne ?

– Moi, monsieur ? s’écria avecétonnement celui à qui on adressait cette singulière question.

– Ne riez pas, monsieur ; vous avezmême menacé, à ce qu’il paraît, la pauvre femme d’en faire unméchant usage.

– Mais comment pouvez-vous savoir que ceslettres ?…

– Oh ! mon Dieu ! de la manièrela plus simple. Vous avez écrit hier ce billet à la baronne ;mon valet de chambre, qui s’est trompé, me l’a apporté à moi aulieu de le porter à ma femme. Je l’ai ouvert sans faire attention,et je l’ai lu sans le vouloir.

– Eh bien ! monsieur ? demandal’amant, voyant qu’il était inutile de nier.

– Eh bien ! monsieur, vous deviez cematin remettre ces lettres à M. de Pommereuse ; vouscomprenez qu’il est plus convenable que vous me les remettiez àmoi.

– Mais, monsieur…

– Attendez donc : aux mêmesconditions, bien entendu.

– Aux mêmes conditions ? je necomprends pas.

– Oui ; vous alliez vous battre avecMonsieur de Pommereuse ; au lieu de cela, vous allez vousbattre avec moi.

– Mais monsieur…

– Ah ! vous me devez quelqueconcession, monsieur, et j’ai des droits acquis pour être votrepremier adversaire.

– Si vous le désirez absolument…

– Je le désire.

– Je suis à vos ordres, monsieur ;que voulez-vous ?

– Montons chacun dans notre voiture,prenons chacun notre valet de chambre ; j’ai mes pistolets,vous avez probablement les vôtres ; dans une heure, derrièrele Ranelagh.

– Mais mes témoins, qui vont venir mechercher, et qui ne me trouveront pas ?

– Ah ! vous aurez une si bonneexcuse à leur donner, que les gentilshommes les plus exigeants surle point d’honneur s’en contenteraient.

– Il faut faire ce que vous voulez,monsieur.

Les deux hommes se saluèrent.

À son lever, madame de Villefore reçut unpaquet cacheté des mains du valet de chambre de son mari. Ellel’ouvrit et trouva ses lettres. Seulement l’enveloppe était tachéede sang, et une déchirure singulière les traversait toutes, depuisla première jusqu’à la dernière.

– Qui vous a remis ce paquet ?dit-elle ; n’est-ce point monsieur de Pommereuse ?

– Non, madame, répondit le valet dechambre.

– Et si ce n’est-lui, qui doncalors ?

– Monsieur le baron.

– Quand cela ?

– Au moment de mourir.

– Au moment de mourir !… Quedites-vous ?

– Je dis que monsieur le baron s’estbattu en duel ce matin et qu’il a été tué.

– Tué, mon Dieu !… et parqui ?

– Par monsieur Fabien de Rieulle.

Clotilde poussa un cri d’effroi, et Fernande,pour ne pas la distraire des impressions que venait de produire surelle le terrible récit, se leva et s’approcha de la porte poursortir.

Mais sur le seuil, elle rencontra madame deNeuilly.

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