Fernande

Chapitre 13

 

La crise prévue par le docteur s’étaitheureusement opérée ; Maurice avait dormi près de troisheures. Pendant ce sommeil calme et tranquille, dont le maladesemblait avoir perdu l’habitude, le sang avait reflué de la tête aucœur, Maurice s’était réveillé en cherchant à débrouiller ses idéesencore obscures et confuses dans son cerveau. Enfin, le souvenir deFernande vint comme un fil conducteur le guider dans le labyrinthefiévreux du passé. Il se rappela vaguement avoir vu tout à coupapparaître Fernande, l’avoir entendue chanter son air favori ;puis il revit près de lui et autour de lui ces trois femmes,qu’aucune combinaison humaine ne semblait jamais devoir réunir.C’était là que le délire semblait le reprendre ; c’était làque pour lui la réalité tournait au rêve. Fernande, madame deBarthèle et Clotilde, au chevet de son lit toutes trois, c’étaitchose impossible.

Et cependant jamais songe n’avait laissé dansson esprit trace si profonde. Le piano était encore ouvert, et lavoix vibrait encore à son oreille. Le parfum de violette si douxqui accompagnait toujours Fernande, flottait encore dans l’air.Puis, plus que tout cela, ce calme répandu dans toute sa personne,ce bien-être inouï dont le cœur semblait être le centre, tout luidisait que ce n’était point une apparition qu’il avait vue.

Maurice étendit la main vers le cordon de lasonnette pour appeler quelqu’un ; mais il pensa qu’on pouvaitavoir intérêt à le tromper, et que dans ce cas la leçon aurait étéfaite aux domestiques. D’ailleurs, ce mouvement qu’il venait defaire, si léger qu’il fût, lui avait donné la mesure de ses forces.Il lui semblait, chose qu’il eût crue impossible avant le sommeilréparateur d’où il sortait, qu’il pourrait se tenir debout etmarcher. Il essaya alors de descendre de son lit : d’abord illui sembla que la terre se dérobait sous ses pieds et que touttournait autour de lui ; mais après un instant il reprit unpeu d’équilibre, et quoique bien faible, il comprit qu’il pourraitdescendre. C’était pour le moment l’objet de toute sonambition.

Toutefois, les habitudes coquettes de l’hommedu monde prirent le pas sur la passion. Maurice se traîna jusqu’àsa toilette. Il ne s’était pas vu depuis qu’il s’était mis au lit,et se trouva affreusement changé ; mais cependant, au milieude tout cela, ses yeux, agrandis par la maigreur, n’en étaient queplus expressifs. Avec un coup de brosse, ses cheveux reprirent leurélégante ondulation ; ses dents étaient toujoursmagnifiques ; sa pâleur même n’était pas sans charme nisurtout sans intérêt. Bref, Maurice demeura bien convaincu qu’il neperdrait rien dans l’esprit de Fernande à être vu par elle en cemoment.

Alors, avec une peine infinie, en s’arrêtant àchaque pas, en se reposant à chaque marche, il avait commencé dedescendre, soutenu par l’idée qu’il allait, au coin de quelquecorridor, sur le seuil de quelque porte, rencontrer Fernande.Bientôt, en arrivant près de la salle à manger, il avait entendu lebruit des voix. Alors son espoir avait disparu. Fernande était uneapparition de sa fièvre, un rêve de son délire. Comment supposerFernande à la même table que Clotilde et madame de Barthèle ?Cependant, en écoutant, il lui semblait entendre sa voix, cettevoix au timbre si doux et si vibrant à la fois. Il s’étaitapproché ; cette voix, c’était bien la voix de Fernande.Alors, perdant toute puissance sur lui-même, sans plus riencalculer, il avait saisi le bouton de la porte et l’avaitouverte.

Au cri poussé par madame de Barthèle, Mauricesentit tout à coup se réveiller en lui le sentiment desconvenances. Du premier coup d’œil, il avait aperçu Fernande ;mais autour d’elle, réunion impossible dans sa pensée, ilreconnaissait sa mère, sa femme, M. de Montgiroux, madamede Neuilly et les deux jeunes gens. À cette vue, Maurice futintimidé ; une sorte de confusion secrète qui venait dudésordre de ses idées, paralysa l’effort qu’il avait fait pourvenir. Comme un enfant pris en faute, il eut recours au mensonge,cherchant ainsi à se tromper lui-même, afin de pouvoir plussûrement tromper les autres.

– Mon Dieu ! s’écria madame deBarthèle, c’est toi, Maurice ! Quelle imprudence !

Et la première elle fut près de Maurice, à quielle offrit son bras.

– Ne vous inquiétez pas, ma mère, dit lemalade ; je suis mieux, j’ai des forces, j’ai dormi ;seulement j’avais besoin d’air.

Et en parlant ainsi il interrogeait du regardle regard de chaque personnage.

Une des facultés les plus merveilleuses del’intelligence humaine, c’est l’intuition, ce sens interne, librede toute influence des sens extérieurs, qui exerce sur nos passionsun empire magique, cette espèce de divination qui sonde la penséedes autres, et qui, dans certaines conditions physiques et morales,devient plus haute et plus intelligente. Or, Maurice était dans unede ces conditions. Son âme venait de se ranimer dans son enveloppeaffaiblie : pure et dégagée des nuages de la matière, ellesemblait investir l’être tout entier et régner sans partage. L’âmede Maurice fit donc, avec la promptitude ordinaire de sesperceptions les plus profondes, la part de tout et de tous.

Dans les yeux de sa mère Maurice vit sepresser, pour ainsi dire, tous les élans réunis d’un amour qui n’apoint d’analogue dans la série des sentiments humains. Dans ceux desa femme il reconnut, mêlée d’un certain trouble, la preuve d’uneaffection sincère ; dans ceux de Fernande il saisit le jet decette volupté céleste qui étincelle de l’éclat inimitable desfacettes du diamant. C’était tout ce qu’il voulait ; que luiimportaient les autres ? Avait-il besoin de savoir ce qui sepassait dans l’âme envieuse de madame de Neuilly, dans le cœurfroid du comte de Montgiroux et dans les têtes folles de Fabien etde Léon ?

Heureusement, comme il n’y avait là personnequi n’eût au fond du cœur l’égoïsme de ses intérêts individuels, leconflit d’une explication n’était donc pas à craindre, et chacundevait gagner à se tenir sur le qui-vive de la prudence et de ladiscrétion.

– Eh bien, dit le docteur, qui, moinspréoccupé de lui-même que les autres, devait tout naturellementrompre le premier le silence ; eh bien, puisque le malade sentqu’il a besoin d’air, prenons l’air. Au jardin, mesdames, s’il vousplaît ; le malade qui marche est promptement en état decourir.

Et, tout en s’emparant du bras de Maurice, ledocteur rassura madame de Barthèle du regard. Clotilde s’élança enavant pour faire préparer, sous le massif d’acacias et d’érables,où l’on devait prendre le café, un grand fauteuil pour le malade.Madame de Neuilly s’accrocha à Fernande, en l’accablant toujours deses protestations d’amitié mêlées de questions. Les trois hommessuivirent lentement le groupe principal, c’est-à-dire Maurice, samère et le docteur.

M. de Montgiroux, contrarié duretard que cet événement apportait à son explication avec Fernande,avait bien fait quelques objections à cette promenade ; maisoù a-t-on jamais vu le médecin revenir sur ses ordonnances ?Ce serait avouer qu’il peut se tromper. Or, c’est surtout enmédecine que l’infaillibilité est reconnue, par les médecins bienentendu. Le docteur avait donc tenu bon.

Madame de Neuilly n’avait pas encore crudevoir importuner de ses questions le malade à qui elle avait eu letemps d’adresser la parole, mais elle préparait dans le fond de sapensée un interrogatoire si épineux, que Maurice, quelle que fût lasubtilité de son esprit, ne pouvait manquer d’y laisser accrochéquelque lambeau de vérité. Avec ces lambeaux, madame de Neuilly sefaisait fort de reconstruire toute l’histoire, comme Cuvier, avecun fragment de mammouth ou de mastodonte, reconstruisaitnon-seulement l’animal mort, mais toute une race disparue. Elleavait, d’ailleurs, en attendant et pour lui faire prendre patience,à se réjouir in petto du changement que les souffrancesavaient amené dans la personne de son jeune parent, et, prenant unair hypocrite, elle trouva moyen d’épancher, avec son ancienneamie, la satisfaction secrète que l’envie lui faisait éprouver.

– Pauvre Maurice ! dit-elle, si jel’avais vu autre part qu’ici et sans être prévenue, j’auraisvraiment eu peine à le reconnaître. Croirais-tu, chère Fernande, –mais tu ne peux pas savoir cela, toi qui ne l’as pas vu au temps deses beaux jours, – croirais-tu que c’était un charmantcavalier ? Comptez donc sur la beauté, mon Dieu, puisqu’entrois semaines ou un mois la maladie peut faire de telsravages !

Fernande jeta les yeux sur Maurice et étouffaun soupir. En effet, la trace des douleurs de l’âme avaitprofondément sillonné ce visage ; ce front si pur et si poliétait plissé par une ride pensive ; ces yeux ardents etpassionnés, à part l’étincelle fiévreuse qui en animait encorel’expression, semblaient éteints, et, cependant, jamais ces yeuxn’avaient échangé avec Fernande un regard qui répondit plusintimement à la pensée qui la dominait en ce moment. C’était unejoie si plaintive, un reproche si suppliant, une prière si tendrequ’elle venait d’y recueillir, que son amour, comprimé peut-être,mais jamais éteint, reprenait une nouvelle force à la douce flammede la compassion. Et cependant, en même temps et par un effetcontraire, dans la pure atmosphère de cette famille, au contact deces femmes respectées, un remords véhément, un espoir douloureux larendaient avide d’émotions fortes, et ce calme apparent où chacunétait plongé, auquel elle était condamnée elle-même, rendait sasituation insupportable. Elle eût voulu, le cœur serré ainsi entredeux sentiments opposés, donner un libre cours à ses larmes,s’agiter dans son désespoir et dans sa joie, se soulager par descris, par de violentes étreintes, elle eût voulu courir ets’arrêter capricieusement ; mais sous les yeux de Maurice etde sa famille, elle se sentait observée dans tous ses mouvements,elle n’avait plus d’autres volontés que celles des convenancesimposées, et elle marchait tout en répondant avec un gracieuxsourire aux avances de son ancienne compagne.

Par une bizarre destinée, dans ce drame sitranquille, si simple à la surface, où chacun comprimait avec tantde soin et d’adresse les différentes émotions qu’il éprouvaitintérieurement, c’était au tour de Maurice de marcher de surpriseen surprise. Ce n’était pas le tout pour lui que de voir Fernandereçue au château par sa mère et par Clotilde, mais encore il lavoyait au bras de madame de Neuilly, qui la tutoyait et l’accablaitd’amitiés. Madame de Neuilly, cette femme si prude, si réservée,caressait et tutoyait Fernande : c’était à n’en croire ni sesyeux ni ses oreilles, c’était à penser qu’il continuait le rêvefiévreux dont l’apparition de la courtisane dans sa chambre étaitl’exposition. Pareil à une pièce de théâtre, ce rêve semblaitencore se développer sous ses yeux par des péripéties plusinvraisemblables à ses yeux les unes que les autres, et auxquelles,cependant, son cœur ne pouvait s’empêcher de prendre un vifintérêt.

Le médecin, qui donnait le bras à Maurice etqui marchait le doigt appuyé sur son pouls, suivait, chez lemalade, tous les mouvements de sa pensée, qui se traduisaient parle ralentissement ou la vivacité des battements de l’artère. Or,pour lui, toutes ces émotions de l’âme, en distrayant Maurice decette douleur première, unique, profonde, que lui avait causéel’absence de Fernande, tendaient à la guérison.

Sans s’en douter, madame de Barthèle vintencore jeter une confusion nouvelle dans l’esprit de Maurice.Craignant que les questions de madame de Neuilly ne fatiguassentFernande, et que celle-ci, dans ses réponses, ne laissât échapperquelques paroles qui missent son ancienne compagne sur la voie dece qu’était devenue la jeune femme, depuis leur séparation auxportes de Saint-Denis, elle vint se jeter en travers de laconversation qui, ainsi qu’elle l’avait prévu, devenait de plus enplus embarrassante pour Fernande.

– Eh ! mesdames, cria la baronneavec l’autorité de son âge et l’aplomb que lui donnait son titre demaîtresse de maison, vous marchez trop vite, attendez-nous donc, jevous en prie.

En même temps, se retournant du côté des troishommes qui venaient par derrière :

– En vérité, je ne vous comprends pas,messieurs, ajouta-t-elle ; tout est bouleversé en France. Àquoi songez-vous donc, monsieur de Rieulle ? Êtes-vous enbrouille avec madame de Neuilly ? Et vous, monsieur de Vaux,est-ce que vous n’avez rien à dire à madame Ducoudray ? C’està nous autres invalides à traîner le pas, et non à vous ;voyons, rejoignez ces dames, et empêchez qu’elles ne nous devancentsi fort.

Le comte fit un mouvement pour rejoindreFabien et Léon ; mais, comme il passait près de madame deBarthèle, celle-ci l’arrêta par la main.

– Un instant, comte, dit-elle, vousfaites partie des invalides ; restez donc avec nous àl’arrière-garde, je vous prie.

– Ma cousine, reprit madame de Neuillyqui, autant qu’il lui était possible, voulait s’épargner l’auditiondes compliments que les jeunes gens ne manqueraient pas d’adresserà Fernande, ne vous préoccupez pas de nous ; nous avons àcauser, madame Ducoudray et moi.

C’était la seconde fois que ce nom de madameDucoudray était prononcé, et, pour Maurice, il était évident quec’était Fernande que l’on désignait sous ce nom.

– Et de quoi causez-vous ? demandamadame de Barthèle.

– De somnambulisme ; je veux queFernande m’explique tout ce qu’elle éprouve dans ses momentsd’extase.

Fernande somnambule, c’était encore là un deces épisodes inintelligibles à l’esprit de Maurice : il passala main sur son front comme pour y fixer la pensée prête às’enfuir.

– Eh bien, reprit la douairière, ce n’estpas une raison, ce me semble, pour priver ces messieurs d’uneexplication dont ils doivent être aussi curieux que vous.

– Si fait, si fait, cousine, repritmadame de Neuilly en s’emparant plus que jamais de Fernande. Nousavons, d’ailleurs, des souvenirs d’enfance, des secrets de pensionà nous rappeler ; deux bonnes amies comme nous ne seretrouvent pas après six années de séparation sans avoir une foulede confidences à se faire.

Madame de Neuilly et Fernande amies depension ! Fernande avait donc été élevée à Saint-Denis, et, sielle avait été élevée à Saint-Denis, elle était donc issue d’unefamille noble par ses ancêtres ou illustrée par son chef ?Jusqu’à ce jour Maurice n’avait donc pas connu Fernande ?

Si lentement que l’on eût marché, on avaitcependant gagné du chemin, et, au détour d’une allée, on aperçutClotilde qui attendait les promeneurs près du massif où l’on devaitservir le café. C’était encore une de ces haltes où la conversationparticulière devenait forcément générale.

On se réunit sous la voûte de verdure où unetable était préparée ; des chaises et un fauteuil étaient déjàplacés auprès de cette table. Le docteur et madame de Barthèleforcèrent Maurice à s’asseoir dans le fauteuil ; puis chacun,sans être maître de choisir sa place, s’avança vers la place qui setrouvait la plus rapprochée de lui.

Il en résulta que cette fois ce fut le hasardqui disposa les groupes, et que tout ordre se trouva interverti.Léon fut séparé de Fernande, Fabien se trouva près de madame deNeuilly, Maurice se trouva entre sa mère et le docteur ; lecomte fut forcé de s’asseoir près de madame de Barthèle, et unechaise resta vide entre M. de Montgiroux et Fernande.

Clotilde, occupée à faire signe auxdomestiques d’apporter le café, était encore debout. Elle seretourna et vit la place qui lui était réservée. Fernande s’étaitdéjà aperçue de cette étrange disposition, et, pâle et tremblante,elle était prête à se lever et à prier l’un de ces messieurs dechanger de place avec elle ; mais elle comprenait que c’étaitchose impossible. Clotilde s’aperçut de son embarras, et s’empressade l’en tirer en venant s’asseoir près d’elle.

Maurice vit donc en face de lui, côte à côteet se touchant, Clotilde et Fernande. Rapprochées ainsi, il étaitimpossible que les deux jeunes femmes échappassent à la nécessitéde s’occuper l’une de l’autre ; leur embarras réciproque futremarqué de Maurice, et son œil étonné s’arrêta un instant surelles avec une expression de doute et d’étonnement impossible àrendre.

– Elle ici ! Fernande àFontenay ! Fernande accueillie par Clotilde et par mamère ! se disait-il ; Fernande sous le nom de madameDucoudray ; Fernande amie de madame de Neuilly, sa compagne depension à Saint-Denis et passant pour une somnambule !A-t-elle donc su que je voulais mourir ? a-t-elle donc voulume ranimer sous l’influence de sa pitié ? et, pour arriverjusqu’à moi, a-t-elle eu recours à l’adresse ? Qu’y a-t-il devrai, qu’y a-t-il de faux dans tout cela ? Où est le mensonge,où est la réalité ? Pourquoi ce nom qu’on lui donne et quin’est pas son nom ? À qui demander l’explication de cetteénigme ? comment ce songe si doux est-il venu ? comments’en ira-t-il ? En attendant, Fernande est là ; je lavois, je l’entends. Merci, mon Dieu ! merci.

Évidemment le malade était en voie deguérison, puisqu’il en était venu à soumettre sa pensée, toutincertaine qu’elle était, aux lois de la logique. Le docteuradmirait ces ressources inouïes de la jeunesse, qui font qu’il y aun âge de la vie où la science ne doit s’étonner de rien. Ilsuivait le sang qui commençait à reparaître sur la transparence dela peau, et qui colorait déjà d’un reflet de vie les chairsblafardes et les traits de la veille, encore bouleversés et pâliscomme si la mort les eût déjà touchés du doigt. Puis, d’un coupd’œil, d’un signe de tête, d’un sourire, il rassurait sa mère,toujours attentive aux mouvements de son fils. Au reste, toutsemblait célébrer la convalescence de Maurice : la nature, sibelle dans les premiers jours de mai, renaissait avec lui ;l’air était calme, le ciel pur, le soleil dorait de ses derniersrayons la cime des grands arbres, frissonnant à peine sous labrise. Les deux cygnes se poursuivaient l’un l’autre sur la pièced’eau, qui semblait un vaste miroir. Tout était harmonie dans lanature, tout soufflait la vie au dedans de Maurice. Jamais iln’avait éprouvé cet étrange bien-être dont peuvent seuls avoirl’idée ceux qui, après s’être évanouis, rouvrent les yeux etreviennent à l’existence.

Et cependant, une de ces conversations siétrangère à la vie du cœur allait flottant d’un groupe à l’autre,renvoyée par un mot, relevée par une plaisanterie, et ramenée,lorsqu’elle était prête à mourir, par une de ces oiseuses questionsqui fournissent le texte insaisissable de cet éternel jargon dumonde.

Au milieu de ce babillage frivole enapparence, il y avait quelques paroles que Maurice semblait vouloirabsorber du regard, ne pouvant pas les saisir avec l’oreille.C’étaient celles qu’échangeaient entre elles les deux jeunesfemmes, les deux rivales, Fernande et Clotilde ; Clotilde,contrainte d’être polie et gracieuse ; Fernande, forcée derépondre aux prévenances de Clotilde ; l’épouse détaillantmalgré elle tous les avantages de la courtisane, et, à mesurequ’elle reconnaissait la supériorité de celle-ci sur elle, songeantmalgré elle à Fabien ; la courtisane retrouvant sur le frontde l’épouse cette candeur dont elle avait oublié le secret ;toutes deux déguisant les sentiments pénibles que ce rapprochementforcé faisait naître dans leur cœur, et cependant ne pouvantéchapper à une même pensée, à une préoccupation unique, qui, malgréles efforts que chacune de son côté faisait pour la vaincre,renaissait sans cesse plus puissante ; si bien qu’ellessentaient toutes deux qu’il leur fallait ou se taire ou parler deMaurice.

– Mon Dieu ! madame, dit Clotilde,rompant la première le silence, mais parlant cependant assez baspour que personne ne pût l’entendre, excepté la personne à laquelleelle s’adressait, ne nous faites pas un crime d’avoir appris unechose que vous cherchiez à nous cacher. C’est un hasard singulierqui a amené ici madame de Neuilly, et c’est à ce hasard seul quenous devons le bonheur de savoir qui vous êtes. Croyez que nousn’en apprécions que davantage… la bonté… que vous avez eue de vousrendre à nos désirs ; seulement, je vous demande pardon pourelle…

– Madame, interrompit Fernande, jen’avais pas le droit d’empêcher madame de Neuilly de commettre uneindiscrétion. Elle était loin de se douter, j’en suis certaine,qu’elle pouvait m’attrister en révélant le nom de mon père.Seulement, je regrette que l’arrivée d’une ancienne compagne aitrendu ma situation chez vous plus fausse encore.

– Permettez-moi de ne pas être de votreavis, madame. L’éducation et la naissance sont des qualitésindélébiles qui emportent avec elles leurs privilèges.

– Je suis madame Ducoudray, et pas autrechose, répondit vivement la courtisane, et encore, croyez-le bien,parce que je ne puis pas être tout simplement Fernande. Aucun desévénements passés et à venir de cette journée ne me fera oublier,madame, le rôle que m’ont destiné, en me conduisant chez vous, lesamis de votre mari ; et ce rôle, soyez-en certaine, je leremplirai de mon mieux.

– Et ni moi non plus, madame, ditClotilde, je n’oublierai point que vous avez consenti à vouscharger de ce rôle ; et croyez que ma reconnaissance pour tantde bonté…

– Ne me faites pas meilleure que je nesuis, madame. Si j’avais pu prévoir où l’on m’attirait et ce qu’onallait exiger de mon humilité, je ne serais pas devant vous à cetteheure, croyez-le bien. C’est donc moi qui dois être reconnaissanted’un accueil que je n’avais pas le droit d’attendre.

– Mais enfin, avouez que vous rendez,sinon le bonheur, au moins la tranquillité à notre pauvre famille.Maurice, que votre abandon avait tué, renaît à la vie.

– Je n’ai point abandonné monsieur deBarthèle, madame ; j’ai appris qu’il était marié, voilà tout.J’aimais monsieur de Barthèle à lui donner ma vie, s’il me l’avaitdemandée ; mais à partir du moment où monsieur de Barthèleavait une femme dont mon bonheur pouvait faire le désespoir,monsieur de Barthèle ne devait et ne pouvait plus rien être pourmoi.

– Comment ! vous pensiez qu’il étaitlibre ? vous ignoriez qu’il était marié ?

– Sur mon âme ; et ce que j’ai faitsans vous connaître, madame, peut vous garantir à l’avance ce queje regarde comme un devoir de faire, maintenant que je vous aivue.

Par un mouvement involontaire et rapide commela pensée, Clotilde saisit la main de Fernande et la pressavivement.

– Allons donc ! s’écria madame deNeuilly, qui, depuis le commencement de la conversation, sans avoirpu entendre un mot de leur entretien, n’avait pas cependant un seulinstant perdu les deux jeunes femmes de vue, et jusque-là n’avaitrien compris à la réserve avec laquelle Fernande accueillait lesavances qu’on lui faisait ; allons donc ! il ne faut pasêtre si humble, ma chère Fernande ; quand vous auriez épousétous les Ducoudray de la terre, vous n’en seriez pas moins la filledu marquis de Mormant.

L’arrivée des valets, qui venaient enlever lecafé et les liqueurs, ne permit pas d’entendre l’exclamation desurprise que poussa Maurice en faisant cette dernière découverte,qui lui apprenait le secret de l’amitié de pension qui régnaitentre madame de Neuilly et Fernande. Fernande seule entendit etcomprit cette exclamation étouffée, et son regard se détourna deMaurice pour qu’il ne pût pas lire dans ce regard le trouble de sonâme, qu’elle était parvenue à surmonter jusqu’alors, mais qu’ellesentait enfin tout prêt à déborder.

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