Fernande

Chapitre 4

 

Clotilde venait annoncer à son oncle queMaurice était réveillé et qu’il pouvait entrer dans la chambre dumalade. M. de Montgiroux jeta sur elle un coup d’œilrapide : Clotilde était pâle, mais elle paraissait calme etrésignée.

En apprenant la cause secrète de la maladie deMaurice, madame de Barthèle et Clotilde, l’une dans un premiermouvement d’amour maternel, l’autre dans un élan de dévouementconjugal, avaient pris la résolution que nous avons dite,résolution que, dans l’inflexibilité de son devoir, qui veutd’abord qu’à quelque prix que ce soit le médecin sauve le malade,le docteur leur avait suggérée. Cette résolution était l’effet d’unsentiment trop naturel et trop légitime pour qu’elles songeassentun seul instant, l’une ou l’autre, au ridicule de la situation danslaquelle la présence d’une femme qui avait été la maîtresse deMaurice allait les placer. Mais M. de Montgiroux, qui,comme on a dû le remarquer, n’était pas l’homme du premiermouvement, avait entrevu tout de suite ce que l’admission d’unefemme galante dans la maison de sa nièce avait d’irrégulier et dechoquant ; en outre, je ne sais quelle inquiétude lepréoccupait à l’endroit de cette femme, et lui faisait désirer dene pas se rencontrer avec elle en présence de la baronnesurtout : il avait donc voulu fuir, et madame de Barthèle,usant de sa vieille autorité, l’avait retenu. Le comte, ennemi detoute lutte, cédait avec une sorte d’hésitation craintive ; unvague pressentiment lui disait tout bas qu’il devait être mêlé pourquelque chose dans toute cette aventure, et madame de Barthèleallait peut-être avoir elle-même une révélation de ce qui sepassait dans l’esprit du noble pair, lorsque Clotilde vintinterrompre leur entretien, qui commençait à prendre une chaleurindiscrète.

Elle venait, comme nous l’avons dit, annoncerà son oncle que Maurice était réveillé, et qu’il pouvait entrerauprès du malade.

Madame de Barthèle etM. de Montgiroux se levèrent aussitôt et suivirentClotilde.

Le comte montait l’escalier en cherchant dansson esprit par quel moyen il pourrait sortir d’embarras, lorsquetout à coup, dirigeant au travers d’une fenêtre, ses regards sur lacour, madame de Barthèle s’écria :

– Ah ! voici M. Fabien deRieulle ; nous allons savoir quelque chose de nouveau.

– En effet, Fabien entrait dans la cour,à pic sur un tilbury.

– En ce cas, ma chère enfant, ditM. de Montgiroux en s’arrêtant sous l’impressionspontanée d’une terreur dont il ne pouvait pas se rendre compte,retourne auprès de ton mari ; dans un instant je suis près detoi ; mais, comme madame de Barthèle, j’ai hâte de savoirquelle nouvelle nous apporte ce monsieur.

Et il s’élança après la baronne, afin de nepoint la laisser un instant seule avec le nouveau venu.

Ce nouveau venu, sur lequel force nous est dejeter les yeux, tandis qu’il saute légèrement de son tilbury etqu’il monte les marches du perron en rajustant le léger désordrequ’une course rapide avait amené dans sa toilette, était un jeunehomme de vingt-sept à vingt-huit ans, beau garçon dans toutel’acception du mot, et qui, à des yeux superficiels, pouvait passerpour un homme d’une suprême élégance. C’était, comme nous l’avonsdit, l’ami ou plutôt le compagnon de Maurice ; car, lorsquenous aurons à mettre ce dernier en scène, nous essayerons dedémontrer quelle nuance imperceptible aux regards vulgairescreusait cependant un abîme entre ces deux hommes.

Grâce à l’empressement deM. de Montgiroux, et à sa connaissance des localités, ilput entrer par une porte tandis que Fabien entrait par l’autre.

– Eh bien, mon cher monsieur de Rieulle,dit la mère de Maurice, que venez-vous nous apprendre ?Parlez, parlez !

Mais, comme le jeune homme ouvrait la bouchepour répondre, il reconnut M. de Montgiroux.

Madame de Barthèle s’aperçut qu’à cette vueune légère hésitation se peignait sur la figure de Fabien.

– Oh ! cela ne fait rien,dit-elle ; parlez, parlez ! M. de Montgirouxest du complot.

Fabien regarda M. de Montgiroux, etson hésitation parut se changer en étonnement. Quant à l’hommed’État, ne voulant pas compromettre la gravité de son caractère, ilse contenta de faire un mouvement de tête en signe d’adhésion.

– Eh bien, madame, répondit Fabien, touta réussi selon vos désirs et selon nos espérances : lapersonne en question accepte la partie de campagne.

– Et quand l’entrevue doit-elle avoirlieu ? demanda madame de Barthèle avec une sorte d’anxiété.N’oublions pas que chaque moment de retard peut compromettre la viede Maurice.

– Le rendez-vous est donné pour ce matinmême, et, dans peu d’instants, nous verrons sans doute arriver lapersonne.

Et Fabien jeta un regard sur le comte, pourvoir quel effet produirait sur lui l’annonce de cette prochainearrivée ; mais le comte, qui avait eu le temps de remettre sonmasque d’homme politique, resta impassible.

– Elle n’a point fait dedifficultés ? demanda madame de Barthèle.

– Il n’a été question, répondit le jeunehomme, que d’une simple visite à la campagne ; une maison àvendre a été le prétexte dont Léon de Vaux s’est servi pourdéterminer la personne à venir à Fontenay en sa compagnie ;pendant la route, il se charge de la préparer doucement à rendre leservice que vous réclamez d’elle.

– Mais alors ne craignez-vous pas qu’ellene refuse d’aller plus loin ?

– Quand elle saura la situation danslaquelle se trouve Maurice, j’espère que le souvenir d’une ancienneamitié surmontera toute autre considération.

– Oui, et j’espère comme vous, dit madamede Barthèle enchantée.

– Mais, monsieur, demanda le comte d’unevoix qui, malgré toute la puissance de l’homme d’État sur lui-même,n’était pas exempte d’émotion, comment s’appelle cette personne,s’il vous plaît ?

– Comment ! vous ne savez pas de quiil est question ? demanda Fabien.

– Aucunement. Je sais qu’il est questiond’une femme jeune et jolie ; mais vous n’avez pas encoreprononcé son nom.

– Alors, vous l’ignorez ?

– Complètement.

– Elle se nomme madame Ducoudray,répondit Fabien de Rieulle en s’inclinant avec le plus grandsang-froid.

– Madame Ducoudray ? répétaM. de Montgiroux avec un sentiment visible de joie. Je nela connais pas.

Et le comte respira, comme un homme auquel onenlève une montagne de dessus la poitrine. L’air sembla pénétrerlibrement dans ses poumons, ses traits contractés et ses ridesprofondes se détendirent et retombèrent dans leur mollesseaccoutumée. Fabien suivit sur le visage du comte tous ces symptômesde satisfaction, et il sourit imperceptiblement.

– Ma chère amie, dit alors à madame deBarthèle M. de Montgiroux, qui, à ce qu’il paraît, avaitappris tout ce qu’il voulait savoir, maintenant que je suis à peuprès certain de l’arrivée de notre magicienne, je vous laissecauser avec M. de Rieulle, et je remonte près de notremalade.

– Mais vous restez toujours avec nous,n’est-ce pas ?

– Puisque vous le voulez absolument, ilfaut bien vous obéir ; seulement, je renvoie mes gens. Il estbien entendu que vous me donnez ce soir vos chevaux pour aller àParis ?

– Oui, oui, c’est chose convenue.

– C’est bien. Vous permettez que j’écriveun mot pour qu’on ne m’attende pas à dîner ?

– Faites.

Le comte s’approcha d’une table sur laquelle,pour l’usage de tout le monde, on laissait, en cas de besoin, unbuvard, des plumes, de l’encre et du papier. Alors, sur un petitcarré de vélin parfumé, il griffonna ces mots :

« À ce soir huit heures, à l’Opéra,ma toute belle. »

Puis il cacheta ce billet, mit l’adresse touten jetant un coup d’œil inquiet du côté de madame de Barthèle, etsortit pour donner ses ordres et monter, comme il l’avait dit, dansla chambre de Maurice.

Dès qu’il fut parti, madame de Barthèle, plusà l’aise de son côté pour questionner l’ami de son fils, se hâta dedire avec sa légèreté habituelle :

– Enfin, nous allons donc la voir, cettebelle madame Ducoudray ; car vous m’avez dit qu’elle étaitbelle, n’est-ce pas ?

– Mieux que cela : elle estcharmante !

– Madame Ducoudray, vous dites ?

– Oui.

– Savez-vous, monsieur de Rieulle, que cenom a vraiment l’air d’un nom ?

– Mais c’est qu’en effet, c’en estun.

– Et c’est bien véritablement celui de ladame ?

– C’est du moins celui que nous luidonnons pour cette circonstance. On peut la rencontrer chez vous,et de cette façon, au moins, les choses auront bonne apparence.Madame Ducoudray est un nom qui n’engage à rien ; on est toutce qu’on veut, avec ce nom-là. Léon doit lui apprendre en route,comme je vous l’ai dit, et dans quel but nous l’amenons chez vous,et sous quel nom elle doit vous être présentée.

– Et son vrai nom, quel est-il ?demanda madame de Barthèle.

– Si c’est de son nom de famille que vousvoulez parler, répondit Fabien, je crois qu’elle ne l’a jamais dità personne.

– Vous verrez que c’est quelque fille degrand seigneur qui déroge, dit en riant madame de Barthèle.

– Mais cela pourrait bien être, ditFabien, et plus d’une fois l’idée m’en est venue.

– Aussi je ne vous demande pas le nomsous lequel elle est inscrite dans l’armorial de France, mais lenom sous lequel elle est connue.

– Fernande.

– Et ce nom est… connu,dites-vous ?

– Très-connu, madame… pour être celui dela femme la plus à la mode de Paris.

– Savez-vous que vous m’inquiétez ?Si quelqu’un allait nous arriver tandis qu’elle sera là, etreconnaître cette dame pour ce qu’elle est ?

– Nous vous avons avoué, madame, avec laplus grande franchise, quelle est dans le monde la position demadame Ducoudray, ou plutôt de Fernande ; il est encore temps,de prévenir tous les inconvénients que vous craignez. Dites un mot,je cours à sa rencontre, et elle n’arrivera pas même en vue de cechâteau.

– Que vous êtes cruel, monsieur deRieulle ! Vous savez bien qu’il faut sauver mon fils, et quele docteur prétend qu’il n’y a que ce moyen.

– C’est vrai, madame, il l’a dit, etc’est sur cette assurance seulement, rappelez-vous-le bien, que jeme suis hasardé à vous offrir…

– Mais elle est donc bien charmante,cette madame Ducoudray qui inspire des passions siterribles ?

– Vous ne tarderez pas à la jugervous-même.

– Et de l’esprit ?

– Elle a la réputation d’être la femme deParis qui dit les plus jolis mots.

– Parce que ces sortes de femmes disenttout ce qui leur passe par la tête ; cela se conçoit. Et desmanières… suffisantes, n’est-ce pas ?

– Parfaites ; et je connais plusd’une femme de la plus haute distinction qui en est à les luienvier.

– Alors, cela ne m’étonne plus, queMaurice soit devenu amoureux d’elle. Ce qui m’étonne seulement,c’est que, apte à comprendre la distinction, comme elle paraîtl’être, elle ait résisté à mon fils.

– Nous n’avons pas dit qu’elle lui eûtrésisté, madame ; nous avons dit qu’un jour Maurice avaittrouvé sa porte fermée et n’avait pas pu se la faire rouvrir.

– Ce qui est bien plus étonnant encore,vous en conviendrez. Mais à quelle cause attribuez-vous cecaprice ?

– Je n’en ai aucune idée.

– Ce n’est pas à un motif d’intérêt, carMaurice est riche, et, à moins de prendre quelque princeétranger…

– Je ne crois pas que, dans sa ruptureavec Maurice, Fernande ait été dirigée par un motif d’intérêt.

– Savez-vous que tout ce que vous medites-là me donne la plus grande curiosité de la voir ?

– Encore dix minutes et vous serezsatisfaite.

– À propos, je voulais vous consulter surla façon dont nous devons agir avec elle. Mon avis primitif – ettout ce que vous venez de me dire me confirme encore dans cet avis– est que, du moment où nous sommes censés ignorer sa conduite etoù nous l’admettons chez nous comme une femme du monde, nous devonsla traiter comme nous traiterions une véritable madameDucoudray.

– Je suis heureux, madame la baronne, departager entièrement votre opinion sur ce point.

– Vous le comprenez, n’est-ce pas,monsieur de Rieulle ? c’est un sentiment de convenance, c’estun scrupule tout naturel qui me font songer à cela, et préparerd’avance la réception que je lui dois faire. En effet, chacun icise réglera sur moi, et conformera ses manières aux miennes.

– Aussi je ne suis nullement inquiet, jevous prie de le croire, madame.

– Je veux que ma réserve et mon extrêmepolitesse lui donnent à elle-même la mesure du ton qu’elle doitprendre. Quant à Clotilde, j’ai mis tous mes soins à lui faireentendre, sans le lui dire positivement, que cette dame étaitassez… légère, qu’il fallait agir avec circonspection, avec unebienveillance cérémonieuse et froide. Après tout, qui saura cetteaventure ? Personne. Maurice est alité, on connaît saposition, on se contente d’envoyer prendre de ses nouvelles àl’hôtel. Nous n’avons pas même vu encore, et j’en rends grâce auciel, notre cousine, madame de Neuilly. Vous la connaissez,n’est-ce pas, monsieur de Rieulle ?

Fabien fit un signe de tête accompagné d’unsourire.

– Oui, je sais ce que vous voulezdire : la femme la plus curieuse, la plus bavarde, la plustracassière qui soit sous le soleil. Nous nous trouvons donc dansdes circonstances très-favorables pour la cure que nous allonstenter.

– Sans doute, madame, reprit Fabien avecune espèce de gravité qui cachait visiblement une intentionsecrète. Ce qui m’étonne seulement, c’est la facilité avec laquellemadame Maurice de Barthèle a consenti à recevoir chez elle la femmequi lui enlève le cœur de son mari, et pour laquelle elle a étédélaissée pendant tout cet hiver.

– Sans doute, je n’en disconviens pas, cedévouement est extraordinaire ; mais voulez-vous qu’elledevienne veuve par esprit de vengeance ? PauvreClotilde ! c’est un ange de résignation. D’abord, elle veuttout ce que je veux ; ensuite, elle adore son mari, et l’onadore les gens avec leurs défauts, et quelquefois même à cause deleurs défauts. Destinés de tout temps l’un à l’autre, son affectionpour son mari a commencé dès le berceau ; c’est de sa part unamour réel, durable, solide, mais un amour honnête, et non un deces amours excentriques qui tuent, comme celui que Maurice éprouvepour cette femme.

Fabien ne put réprimer un sourire en voyant lamère de Maurice confirmer ce qu’il avait toujours soupçonné,c’est-à-dire que le mariage de son ami et de mademoiselle deMontgiroux avait été une alliance avantageuse pour l’un et pourl’autre sous tous les rapports d’intérêt ; un mariage deconvenance, voilà tout, une de ces unions qui donnent parfois lecalme, jamais le bonheur. La maladie de Maurice le lui avait déjàfait pressentir d’un côté ; de l’autre, ce que madame deBarthèle appelait le dévouement de Clotilde avait achevé d’éclairerla situation. La chose tournait donc admirablement au gré de sesdésirs et tendait à la réussite de ses projets, car Fabien deRieulle avait des projets. Cette satisfaction intérieure amena surses lèvres un sourire involontaire ; madame de Barthèle vit cesourire.

– De quoi riez-vous, monsieur deRieulle ? demanda-t-elle.

– De la surprise de Maurice, réponditFabien de l’air le plus ingénu du monde ; lui qui m’accusaitde lui avoir nui dans l’esprit de madame Ducoudray, tandis quec’est moi, au contraire, qui la lui amène !

– Pauvre enfant ! dit labaronne.

Et tous deux allèrent s’accouder à la barre dela fenêtre pour voir si Fernande ne venait pas.

Au bout d’un instant, un léger bruit fitretourner madame de Barthèle ; c’était Clotilde quientrait.

– Oh ! mon Dieu ! s’écria labaronne, qu’y a-t-il là-haut ma chère Clotilde ? serait-ilplus mal ?

– Non, madame, répondit Clotilde ;mais mon oncle m’a fait signe de le laisser seul avec Maurice et lemédecin. J’ai obéi, et je viens vous rejoindre.

Et la jeune femme rendit par une révérence lesalut que lui faisait Fabien.

– Bien, bien, dit alors madame deBarthèle. Rassure-toi, mon ange : la dame que tu sais, cettedame, madame Ducoudray, consent à venir, et nous l’attendons d’unmoment à l’autre.

Clotilde baissa les yeux et soupira.

– Vous voyez, dit madame de Barthèle àl’oreille de Fabien, la douleur altère aussi sa santé, à elle,pauvre enfant !

Le jeune homme jeta un rapide regard surClotilde, et se convainquit à l’instant même du contraire. Jamaispeut-être, grâce même à cette légère pâleur qui pouvait aussi bienvenir de la fatigue que du chagrin, la femme de son ami ne luiavait paru plus belle. Son teint rose et blanc, ses lèvresfraîches, son regard limpide, brillaient de jeunesse et desanté ; son maintien était naturel ; la douleur qu’elleressentait n’avait rien d’affecté. À son âge, d’ailleurs (Clotildeavais vingt ans à peine), on ne souffre pas encore beaucoup de lacrainte de perdre, parce qu’on n’a encore rien perdu. Orpheline dèsl’enfance, tous ceux qu’elle avait aimés et qu’elle aimait étaientdemeurés près d’elle, et son présent ressemblait tellement aupassé, qu’elle ne s’effrayait pas de l’avenir. Aussi la peinemorale que lui causait la maladie de son mari n’avait aucuncaractère alarmant ; c’était un nuage léger dans une bellematinée de printemps, glissant sur un ciel pur et voilant lesoleil, sans même en éteindre les rayons. Il y avait plus : onne sentait même pas, en l’étudiant, le dépit que la trahison deMaurice avait dû nécessairement éveiller en elle ; d’ailleurs,elle avait été si chastement élevée, qu’elle ne comprenaitpeut-être pas dans toute son étendue l’importance de cettetrahison. Sa pureté se reflétait sur les autres pour effacer leurstorts ; dans son innocence, elle purifiait tout, et, n’ayantpas l’idée du mal, elle ne le supposait jamais chez les autres.

Tandis qu’elle se tenait ainsi les yeuxbaissés, tandis que madame de Barthèle la plaignait à voix bassedes maux qu’elle n’éprouvait pas, Fabien trouvait un charmeinconcevable à regarder, naïve de cœur et de maintien, cette jeunefemme à qui le mariage n’avait en quelque sorte fait que souleverle voile virginal de la jeune fille, et, sur une analyse rapide detant de grâces candides, rehaussées par l’assurance que donnel’habitude du monde et par le calme qu’inspire la vertu, ilréfléchissait à la bizarrerie du cœur humain, qui avait fait dufroid mari de Clotilde l’amant passionné de Fernande. Mais madamede Barthèle, chez qui l’expérience éveillait la crainte, dont latendresse s’effrayait des moindres choses, qui cherchait par uneagitation continuelle à s’étourdir sur la cause de ses douleurs, nelaissant pas à Clotilde le temps d’un second soupir, ni au jeunehomme le loisir d’un plus long examen, madame de Barthèle repritaussitôt la parole.

– Ainsi, dit-elle, tu étais là, chèreClotilde, quand M. de Montgiroux est entré dans lachambre du malade ?

– Oui, madame, j’étais assise au chevetde son lit.

– Et Maurice a-t-il paru reconnaître lecomte ?

– Je ne sais ; car il ne s’est pasmême retourné de son côté.

– Et alors ?

– Alors, mon oncle lui a adressé laparole ; mais Maurice ne lui a pas répondu.

– Vous voyez, mon cher monsieur Fabien,reprit madame de Barthèle en se tournant vers le jeune homme, dansquel état de marasme le pauvre enfant est tombé ; vous voyezque tout est permis pour le tirer d’une pareille situation.

Fabien fit de la tête un signe affirmatif.

– Et qu’a faitM. de Montgiroux ? continua la baronne en adressantde nouveau la parole à sa belle-fille.

– Il a causé un instant bas avec ledocteur, et m’a fait signe de sortir de la chambre.

– Et ton mari s’est-il aperçu de tondépart ? a-t-il fait quelque mouvement pour teretenir ?

– Hélas ! non, madame, réponditClotilde en rougissant légèrement et en poussant un secondsoupir.

– Madame, dit Fabien à la baronne assezbas pour conserver l’apparence du mystère, assez haut cependantpour être entendu de Clotilde, ne pensez-vous point que, pour quela commotion ne soit pas trop forte, il faudrait, sans qu’on luidît laquelle, que Maurice sût qu’il va recevoir une visite, unevisite de femme. À votre place, j’aurais peur que l’aspectinattendu d’une personne qu’il a si fort aimée ne dépassât lesdésirs du docteur, et d’une crise salutaire ne fît une criseviolente et, par conséquent, dangereuse.

– Oui, monsieur Fabien, oui, vous avezraison, dit madame de Barthèle. Tiens, Clotilde,M. de Rieulle me faisait une observation pleine desens ; il disait…

– J’ai entendu ce que disaitM. de Rieulle, reprit Clotilde.

– Eh bien, qu’en penses tu ?

– Vous avez plus d’expérience que moi,madame, et, je vous l’avoue, je n’oserais pas donner mon avis enpareille circonstance.

– Eh bien, moi, je me range à l’opinionde M. Fabien, dit madame de Barthèle. Écoutez-moi, monsieur deRieulle, et voyez si mon projet n’est point admirable. Au lieu deparler bas et avec précaution, ainsi que nous l’avons fait jusqu’àprésent, je vais faire signe à M. de Montgiroux et audocteur de s’asseoir près du lit de Maurice. Je prendrai à mon tourplace à leurs côtés, et, du ton de la conversation ordinaire,j’annoncerai qu’une voisine de campagne nous a fait demander lapermission de venir voir notre maison, qu’on lui a vantée pour unmodèle de goût. Comme c’est lui qui a tout dirigé ici, cela leflattera, j’en suis convaincue ; car il a pour ses idées enfait d’ameublement un amour-propre d’artiste, ce cher enfant ;en effet, c’est réellement lui qui a tout dirigé ici : le faitest que la maison n’est plus reconnaissable. Mais que disais-jedonc, monsieur de Rieulle ?

– Vous disiez, madame, que vouspréviendriez Maurice qu’une voisine de campagne…

– Oui. Puis, vous comprenez, jedésignerai cette voisine de campagne de manière à lui donnerquelques soupçons. « Nous ne saurions refuser, continuerai-je,de satisfaire la curiosité d’une femme jeune et jolie. »J’appuierai sur ces derniers mots. « Bien qu’elle soit un peuextraordinaire, ajouterai-je, toujours en appuyant. Il se pourraitmême qu’elle fût un peu légère, ajouterai-je encore en appuyantdavantage ; mais, à la campagne, une visite unique, qu’onn’est pas obligé de rendre, ne tire pas à conséquence… »Pendant ce temps-là, nous observerons l’effet de ces paroles ditesnaturellement, ainsi que je viens de vous les dire, comme s’ils’agissait de la chose du monde la plus simple et la plus vraie…Puis je reviendrai vous informer de tout ce qui se sera passé.

Madame de Barthèle fit un mouvement poursortir du salon ; Clotilde se disposa à la suivre. Fabien eutdonc un instant la crainte que son plan n’eût pas réussi ;mais la baronne arrêta sa belle-fille.

– Attends, attends, chère belle ; jeréfléchis à une chose, dit-elle : c’est que, comme je veux, àson portrait moral, ajouter quelques détails physiques, il ne fautpas que tu sois là, vois-tu ; ta présence le gênerait, mon belange. Devant toi, il n’oserait pas m’interroger ; car,crois-le bien, au fond du cœur, Maurice reconnaît, j’en suiscertaine, les torts affreux qu’il a envers toi.

– Madame !… murmura Clotilde enrougissant.

– Mais voyez donc comme elle est belle,continua la baronne, et si véritablement son mari n’est pasimpardonnable ! Aussi, quand Maurice sera guéri, si j’ai unconseil à te donner, chère enfant, c’est de le faire un peu enragerà ton tour.

– Et comment cela, madame ? demandaClotilde en levant ses deux grands yeux d’azur sur la baronne.

– Comment ? Je te le dirai moi-même.Mais revenons à notre dame. « Elle est arrivée, je l’aivue. »

– Vous l’avez vue ? s’écriaClotilde.

– Mais non, ma chère enfant ; c’estpour Maurice qu’elle est arrivée, et non pour toi. « Vousl’avez vue ? demandera M. de Montgiroux. – Mais jen’ai fait encore que l’entrevoir, répondrai-je. – Quelle femmeest-ce ? demandera ton oncle. – Mais une femme… » Aufait, monsieur de Rieulle, comment est-elle ? Que je puisserépondre.

Quoique Clotilde ne fît pas un mouvement, ilétait évident que cette conversation la faisait souffrir, si cen’est de douleur, du moins de dépit. Fabien suivait les progrès decette souffrance avec l’œil d’un physiologiste consommé.

– Brune ou blonde ? demanda madamede Barthèle, qui, avec sa légèreté naturelle, glissait sans cessesur les surfaces, et qui, n’approfondissant jamais rien, neremarquait pas la légère contraction des traits de Clotilde.

– Brune.

– Peut-on aimer une brune, dit madame deBarthèle, quand on a sous les yeux la plus adorable blonde !Enfin, grande ou petite ?

– De taille moyenne, mais parfaitementprise.

– Et sa mise ?

– D’un goût exquis.

– Simple ?

– Oh ! de la plus grandesimplicité.

– Bien ; je vous laisse ensemble.Clotilde, tu viendras me prévenir aussitôt qu’on apercevra lavoiture de madame Ducoudray. À propos, commentviendra-t-elle ?

– Mais dans sa calèche,probablement ; le temps est trop beau pour s’enfermer dans uncoupé.

– Ah çà ! mais elle a donc deséquipages, cette princesse ?

– Oui, madame ; ils sont même citéspour leur élégance.

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! dans quel temps vivons-nous ? s’écria madame deBarthèle en sortant du salon et en laissant Fabien seul avecClotilde.

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