Flatland

Chapitre 2Comment je m’efforçai en vain d’expliquer la nature deFlatland

Jugeant qu’il était grand temps d’arracher le Monarque à sonextase pour le ramener au niveau du sens commun, je résolus dechercher à lui dessiller les yeux et à lui donner quelques aperçusde la vérité, c’est-à-dire de la nature des choses à Flatland. Jecommençai en ces termes : « Comment votre Altesse Royaledistingue-t-elle la forme et la position de ses sujets ? Pourma part, j’ai observé par le sens de la vue, avant d’entrer dansvotre Royaume, que certains individus étaient des Lignes, d’autresdes Points, que, parmi ces Lignes, quelques-unes étaient plusgrandes… » « Ce que vous me dites là est impossible », coupa leRoi ; « sans doute avez-vous eu une vision ; car il n’estpas dans la nature des choses, comme chacun sait, que le sens de lavue soit à même de détecter la différence qui existe entre uneLigne et un Point ; mais le sens de l’ouïe en est capable,lui, et il permet, par exemple, de prendre exactement ma mesure.Regardez-moi… Je suis une Ligne, la plus longue du Royaume, plus desix pouces d’Espace… » « De Longueur », hasardai-je. « Être stupide», me dit-il, « l’Espace, c’est la Longueur. Interrompez-moi encoreet je me tais. »

Je lui présentai mes excuses, mais il reprit avec dédain : «Puisque vous êtes insensible au raisonnement, vous allez entendrede vos propres oreilles comment, grâce à mes deux voix, je révèlema forme à mes deux Épouses, qui se trouvent en ce moment à sixmille miles soixante-dix yards deux pieds huit pouces de distance,l’une au Nord, l’autre au Sud. Écoutez, je les appelle. »

Il pépia et poursuivit avec complaisance :

« En entendant le son d’une de mes voix, suivie de près parl’autre, et en percevant que la seconde les atteint après unintervalle de temps au cours duquel le son peut parcourir 6, 457pouces, mes épouses en déduisent que l’une de mes bouches est à 6,457 pouces de plus que l’autre de l’endroit où elles se trouvent etque, par conséquent, je mesure 6, 457 pouces. Mais n’allez pascroire qu’elles font ce calcul chaque fois qu’elles entendent mesdeux voix. Elles l’ont fait une fois pour toutes avant notremariage. Elles pourraient, toutefois, l’effectuer à toutmoment. Et je peux, moi aussi, de la même manière, évaluer la formede tous mes sujets Mâles par le sens de l’ouïe. »

« Mais », dis-je, « s’il arrivait qu’un Homme se fît passer pourune Femme en déguisant l’une de ces deux voix, ou encore modifiâtsa voix Sud de telle sorte que l’on ne pût la reconnaître commeétant l’écho de sa voix Nord ? Ce genre d’imposture neprovoquerait-il pas de graves ennuis ? Et ne vous est-il paspossible de l’éviter en ordonnant à vos sujets de se toucher lesuns les autres ? » C’était évidemment une question tout à faitstupide, car le toucher n’aurait pas rempli le but désiré ;mais je la posai dans le dessein d’irriter le Monarque, et j’yréussis parfaitement.

« Quoi ! » s’écria-t-il avec horreur. « Expliquez le sensde vos paroles ! » « De se toucher », répétai-je, « de sesentir, d’entrer en contact avec les autres. » « Si, dit le Roi, «vous entendez par toucher le fait de s’approcher d’un individu aupoint de ne laisser aucun espace entre lui et vous, sachez,Étranger, qu’il s’agit là d’un crime passible de mort dans monroyaume. Et la raison en est évidente. La forme fragile de laFemme, qui pourrait être écrasée au cours de cette opération, doitêtre préservée par l’État ; mais puisque le sens de la vue nepermet pas de distinguer les Femmes des Hommes, la Loi interdit àtous de réduire à néant l’espace qui sépare celui qui approche decelui qui est approché.

« Et d’ailleurs, à quoi servirait cette activité illégale etcontraire aux lois de la Nature que vous appelez le toucher,puisque le sens de l’ouïe remplit à la fois plus facilement et avecplus de précision tous les buts de cette opération grossière etbrutale ? Quant au risque d’imposture dont vous me parlieztout à l’heure, il n’existe pas : car la Voix, étant l’essence mêmede l’Être, ne peut se modifier à volonté. Mais supposons que j’aiele pouvoir de passer à travers les objets solides, et que je puissepénétrer tous mes sujets, les uns après les autres, fussent-ils aunombre d’un milliard, en vérifiant leurs dimensions respectives etla distance qui les sépare les uns des autres par le sens dutoucher combien de temps et d’énergie me ferait gaspiller cetteméthode imprécise et malaisée ! Alors qu’un instantd’attention me permet de recenser, pour ainsi dire, sur le plangénéral et statistique, la situation, l’état physique, mental etspirituel de tous les êtres qui vivent à Lineland. Oyez, oyezdonc ! »

Sur ces mots il se tut et écouta, comme en extase, un bruit quime parut à peine supérieur aux stridulations minuscules d’uneimmense assemblée de sauterelles lilliputiennes.

« Certes », répondis-je, « l’acuité de votre ouïe vous est trèsutile et compense un grand nombre de vos déficiences. Maispermettez-moi de vous dire qu’au Pays de la Ligne la vie doit êtrebien monotone. Ne jamais voir qu’un Point ! N’être pas mêmecapable de contempler une Ligne Droite ! Que dis-je ! Nepas même savoir ce qu’est une Ligne Droite ! Avoir des yeux etcependant être privé de ces spectacles linéaires qui nous sontlibéralement dispensés à nous, habitants de Flatland ! Mieuxvaut sûrement ne pas posséder du tout le sens de la vue qu’en faireun si piètre usage ! Je vous accorde que mon ouïe n’égale pasla vôtre en acuité ; car le concert universel de votreRoyaume, qui vous donne un plaisir si intense, n’est pour moi qu’unbabil ou un pépiement multiple. Mais du moins puis-je distinguer devue un Point d’une Ligne. Permettez-moi de vous le prouver. Justeavant d’entrer dans votre Royaume, je vous ai vu danser de gauche àdroite, puis de droite à gauche, suivi d’un côté par Sept Hommes etune Femme, de l’autre par Huit Hommes et Deux Femmes. N’est-ce pasexact ? »

« Si », dit le Roi, « du moins en ce qui concerne les nombres etla répartition des sexes, quoique j’ignore ce que vous entendez par« droite » et « gauche ». Mais je nie que vous ayez vu ces choses.Car comment pourriez-vous voir la Ligne, c’est-à-dire lesentrailles d’un Homme ? Il faut, soit qu’on vous les aitrévélées, soit que vous les ayez vues en rêve. Et laissez-moi vousdemander ce que vous désignez par ces mots de « gauche » et de «droite ». Je suppose que c’est votre façon de dire « vers le Nord »et « vers le Sud ».

« Pas du tout », répliquai-je. « Outre votre mouvement vers leNord et vers le Sud, il en existe un autre de droite à gauche etvice-versa. »

Le Roi. Montrez-moi, je vous prie, ce mouvement degauche à droite.

Moi. Cela m’est impossible, à moins que vous ne sortiezcomplètement de votre Ligne.

Le Roi. Sortir de ma Ligne ? Vous voulez dire demon monde ? de l’Espace ?

Moi. Eh bien, oui. De votre Monde. De votre Espace. Carvotre Espace n’est pas le véritable Espace. Le véritable Espace estune Surface Plane ; le vôtre n’est qu’une Ligne.

Le Roi. Si vous ne pouvez pas m’indiquer ce qu’est Cemouvement de gauche à droite en l’effectuant vous-même, alorsdécrivez-le-moi en paroles.

Moi. Si vous ne savez pas distinguer votre côté droitde votre côté gauche, mes paroles n’auront, je le crains, aucunesignification pour vous. Mais vous ne pouvez pas ignorer une notionaussi élémentaire.

Le Roi. Je ne vous suis pas du tout.

Moi. Hélas ! Comment me faire comprendre ?Quand vous avancez droit devant vous, ne vous vient-il jamais àl’esprit que vous pourriez vous mouvoir dans un autre sens, parexemple tourner votre œil de telle manière qu’il regarde dans ladirection vers laquelle votre côté est actuellement dirigé ?Autrement dit, au lieu d’avancer ou de reculer toujours dans lesens d’une de vos extrémités, n’éprouvez-vous pas le désir de vousdéplacer, pour ainsi dire, dans le sens de votre côté ?

Le Roi. Jamais. Et que signifie cela ? Comment lesentrailles d’un homme pourraient-elles être orientées dans unedirection quelconque ? Comment pourrait-on se mouvoir dans lesens de ses entrailles ?

Moi. Bon. Puisque les paroles ne suffisent pas, je vaisessayer des actes et sortir progressivement de votre Pays en memouvant dans la, direction que je désire vous indiquer.

Sur ces mots, j’entrepris de quitter lentement Lineland. Tantqu’une partie de mon corps demeura dans son domaine et visible àses yeux, le Roi ne cessa de crier : « Je vous vois, je vous voisencore ; vous ne bougez pas. » Mais dès que je fus enfin toutà fait sorti de sa Ligne, il s’exclama de sa voix la plus perçante« Elle a disparu ; elle est morte. » « Je ne suis pas mort »,répliquai-je. « J’ai seulement quitté le Pays de la Ligne,c’est-à-dire la Ligne Droite que vous appelez Espace, et je metrouve dans le véritable Espace, d’où je puis voir les chosestelles qu’elles sont en réalité. Ainsi, en ce moment, je vois votreLigne, ou côté… ou vos entrailles, comme vous avez coutume dedire ; je vois aussi, au Sud et au Nord de votre personne, desHommes et des Femmes que je vais à présent énumérer en décrivantleurs positions respectives, leurs dimensions et l’intervalle quiles sépare. »

Après m’être longuement livré à cet exercice, je m’écriai d’unton triomphant : « Êtes-vous enfin convaincu ? » Et jeréintégrai le Pays de la Ligne, où je repris la même positionqu’auparavant.

Mais le Monarque rétorqua : « Si vous étiez un Homme sensé –quoique, ne possédant apparemment qu’une seule voix, vous soyezsans doute non pas un Homme, mais une Femme – bref, si vous aviezle moindre atome de bon sens, vous céderiez à la raison. Vous medemandez de croire qu’il existe une autre Ligne en dehors de celleque mes sens m’indiquent, et un autre mouvement en dehors de celuidont je suis quotidiennement conscient. Je vous demande en retourde me décrire en paroles ou de me montrer cette autre Ligne dontvous me parlez. Au lieu de vous mouvoir, vous vous bornez, parquelque stratagème magique, à disparaître et à reparaître devantmes yeux ; au lieu de m’exposer clairement la nature de votrenouveau monde, vous vous contentez de me donner le nombre et lesdimensions d’une quarantaine de mes courtisans, tous détails connusde n’importe quel petit enfant dans ma capitale. Peut-on concevoirattitude plus déraisonnable et plus audacieuse ? Reconnaissezvotre folie ou quittez mon royaume. »

Furieux de sa perversité, et surtout indigné de l’entendremettre mon sexe en doute, je rétorquai sans mâcher mes mots : «Être dépourvu d’intelligence ! Vous vous croyez parfait, alorsque votre imperfection n’a d’égale que votre imbécillité !Vous prétendez voir, alors que toute votre perspective se réduit àun point ! Vous vous targuez de pouvoir inférer l’existenced’une Ligne Droite ; mais moi, je suis capable de voir uneLigne Droite, et d’en inférer l’existence d’Angles, de Triangles,de Carrés, de Pentagones, d’Hexagones et même de Cercles. Pourquoigaspiller plus de temps en paroles ? Sachez que je suisl’achèvement de votre Être incomplet, et voilà tout. Vous êtes uneLigne, mais moi, je suis la Ligne des Lignes, et l’on me nommeCarré dans mon pays ; et quoique je vous sois infinimentsupérieur, je suis pourtant bien peu de chose auprès des grandsnobles du Plat Pays, d’où je suis venu vous visiter, dans l’espoird’éclairer votre ignorance. »

En entendant ces mots, le Roi piqua droit sur moi avec un crimenaçant, comme pour me transpercer en pleine diagonale ; et,au même instant, ses myriades de sujets poussèrent un cri de guerremultiple, dont la véhémence augmenta au point que je crus entendrele vacarme de cent mille Isocèles rangés en ligne de bataille etl’artillerie de mille Pentagones. Cloué sur place par la surprise,je ne pouvais ni parler ni bouger pour échapper au sort qui memenaçait ; et le bruit augmentait encore, le Roi serapprochait lorsque la cloche du petit déjeuner, en m’éveillant, merappela aux réalités du Plat Pays.

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