Flatland

Chapitre 3Des Habitants de Flatland

La plus grande longueur ou largeur d’un habitant adulte deFlatland peut être évaluée à onze de vos pouces environ. Douzepouces est considéré comme un maximum.

Nos femmes sont des Lignes Droites.

Nos Soldats et nos Ouvriers des Classes Inférieures sont desTriangles qui ont deux côtés égaux, mesurant chacunapproximativement onze pouces, et une base ou troisième côté sicourte (souvent pas plus d’un demi-pouce) qu’ils forment au sommetun angle très aigu et très redoutable. Et même, quand leur base estdu type le plus dégénéré (d’une longueur qui n’est pas supérieure àun huitième de pouce), c’est à peine si l’on peut les distinguerdes Lignes Droites ou Femmes tant leur sommet est pointu. Cheznous, comme chez vous, ces Triangles là se nomment Isocèles pourles différencier des autres ; et c’est sous ce nom que je lesdésignerai dans les pages suivantes.

Notre Classe Moyenne se compose de Triangles Équilatéraux,c’est-à-dire dont tous les côtés sont égaux. Les Membres desProfessions Libérales et les Gentilshommes sont des Carrés (c’est àcette classe que j’appartiens personnellement) et des Figures àCinq-Côtés ou Pentagones.

Vient ensuite la Noblesse, qui comporte plusieurs degrés, encommençant par les Figures à Six-Côtés, ou Hexagones, et ainsi desuite, le nombre des côtés s’élevant sans cesse, jusqu’auxPersonnages qui reçoivent le titre honorable de Polygones. Enfin,lorsque le nombre des côtés devient si grand, et que les côtéseux-mêmes sont si petits qu’il est impossible de distinguer laFigure d’un Cercle, elle entre dans la classe Circulaire ouEcclésiastique : c’est l’ordre le plus élevé de tous.

Chez nous, une Loi de la Nature veut qu’un enfant mâle aittoujours un côté de plus que son père, de sorte que chaquegénération s’élève (en règle générale) d’un échelon sur la voie duprogrès et de l’anoblissement. Ainsi le fils d’un Carré sera unPentagone ; le fils du Pentagone, un Hexagone ; etc.

Mais cette règle ne s’applique pas toujours aux Commerçants, etelle est encore moins répandue chez les Soldats ou les Ouvriersqui, en vérité, méritent à peine le nom de Figures humaines puisquetous leurs côtés ne sont pas égaux. La Loi de la Nature ne s’étendpas jusqu’à eux ; et le fils d’un Isocèle (c’est-à-dire d’unTriangle n’ayant que deux côtés égaux) ne sera jamais qu’Isocèlelui-même. Toutefois, même un Isocèle ne doit pas perdre tout espoirde voir un jour sa progéniture s’élever au-dessus de sa conditionmisérable. Car, après une longue série de succès militaires, ou unevie de labeurs accomplis avec zèle et dextérité, on constategénéralement chez l’Artisan et le Soldat le plus intelligent unelégère augmentation du troisième côté ou base et un rétrécissementdes deux autres côtés. Les mariages mixtes (arrangés par lesPrêtres) entre les fils et les filles de ces membres plusintellectuels des classes inférieures ont habituellement pour fruitun individu qui se rapproche encore davantage du TriangleÉquilatéral type.

Il est bien rare – en proportion du très grand nombre denaissances Isocèles – qu’un Triangle Équilatéral authentique etcertifiable naisse de parents Isocèles. Pour arriver à ce résultat,toute une série de mariages mixtes calculés avec soin est d’abordnécessaire ; encore faut-il que ceux qui aspirent à devenirles ancêtres du futur Équilatéral s’exercent pendant un laps detemps prolongé à la frugalité, à la maîtrise de soi, et qu’àtravers des générations successives s’opère un développementpatient, systématique et continu de l’intellect Isocèle.

Dans notre pays, quand un Vrai Triangle Équilatéral naît deparents Isocèles, c’est un événement dont on se réjouit à plusieurslieues à la ronde. Après un sévère examen effectué par le ConseilSanitaire et Social, l’enfant, s’il est certifié Régulier[2] , est admis au cours d’une cérémoniesolennelle dans la classe des Équilatéraux. Il est immédiatementenlevé à ses parents, qui se sentent partagés entre l’orgueil etl’affliction, et adopté par quelque Équilatéral sans descendancequi s’engage par serment à ne plus jamais laisser l’enfant pénétrerdans son ancien domicile ou même jeter les yeux sur un membre de safamille, de crainte que l’organisme dont le développement est sirécent ne retombe, sous l’effet d’une imitation inconsciente,jusqu’à son niveau héréditaire.

L’apparition d’un Équilatéral chez des parents de naissanceservile est saluée non seulement par les pauvres serfs eux-mêmes,qui voient leur existence sordide éclairée par une lueurd’espérance, mais aussi par l’Aristocratie dans son ensemble ;car toutes les classes supérieures savent parfaitement que cesphénomènes rarissimes, sans risquer de mettre leurs privilèges à laportée du vulgaire, sont une barrière extrêmement utile contre lesrévolutions venues d’en bas.

Si la racaille aux angles aigus avait été, sans exception,absolument privée d’espoir et d’ambition, elle aurait pu trouver,dans certains de ses nombreux soulèvements séditieux, des chefsassez compétents pour faire de leur supériorité en nombre et enforce un usage trop efficace même pour la sagesse des Cercles. Maisun prudent décret de la Nature a ordonné que chez les classeslaborieuses, à mesure qu’augmenteraient l’intelligence, le savoiret toutes les vertus, l’angle aigu (qui les rend physiquementredoutables) s’accroîtrait aussi dans les mêmes proportions etapprocherait celui du Triangle Équilatéral, relativementinoffensif. Ainsi, les membres les plus brutaux et les plusformidables de la classe des soldats – des créatures presque aussidépourvues d’intelligence que les Femmes –, lorsqu’ils développentles facultés mentales qui leur sont nécessaires pour employer aumieux leur terrible puissance de pénétration, voient dans le mêmetemps cette puissance se réduire.

Combien elle est admirable, cette Loi de la Compensation !Et comme elle prouve à merveille le bien-fondé, le caractèreconforme à la nature, et j’irais presque jusqu’à dire les originesdivines de la constitution aristocratique qui régit les États deFlatland ! En utilisant judicieusement cette Loi naturelle,les Polygones et les Cercles sont presque toujours en mesured’étouffer la sédition au berceau : il leur suffit pour cela demettre à profit les réserves d’espoir irrépressibles et illimitéesque recèle l’esprit humain. L’Art vient également en aide à la Loiet à l’Ordre.

Il est généralement possible – grâce à une petite compression ouexpansion artificielle opérée par les chirurgiens de l’État – derendre parfaitement Réguliers certains chefs de la rébellionchoisis parmi les plus intelligents et de les admettre aussitôtdans les classes privilégiées ; d’autres, beaucoup plusnombreux, qui sont encore au-dessous du niveau nécessaire, attiréspar la perspective d’être un jour anoblis, se laissent persuaderd’entrer dans les Hôpitaux d’État, où on les maintient à vie dansune détention honorable ; seuls un ou deux mutinsparticulièrement obstinés, stupides et désespérément Irréguliers,sont conduits sur les lieux de l’exécution.

Alors, le misérable troupeau des Isocèles, qui n’a plus ni planni chefs, se livre sans résistance à la petite armée de ses frèresque le Cercle Suprême entretient en prévision de cas semblables etqui le transpercent ; ou bien, et cela est plus fréquent, leparti Circulaire ayant habilement fomenté entre eux des jalousieset des soupçons, ils se lancent dans une guerre fratricide etpérissent sous les angles les uns des autres. Nous n’avons pasmoins de cent vingt rébellions enregistrées dans nos annales, outredes soulèvements mineurs dont on estime le nombre à deux centtrente-cinq ; et toutes ces émeutes se sont terminéesainsi.

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