Flatland

Chapitre 7Comment, quoique la Sphère m’eût révélé d’autres Mystères du Paysde l’Espace, je désirai en connaître encore davantage, et ce qu’ilen advint

En voyant mon pauvre frère que l’on conduisait en prison, jevoulus sauter dans la Chambre du Conseil afin d’intercéder pour luiou tout au moins de lui dire adieu. Mais je ne pouvais accomplir demoi-même aucun mouvement. Je dépendais entièrement de mon Guide,qui me dit avec mélancolie : « Ne vous préoccupez pas de votrefrère. Vous n’aurez peut-être que trop le temps de vous affligeravec lui. Suivez-moi. »

Nous remontâmes dans l’Espace. « Jusqu’à présent », déclara laSphère, « je ne vous ai montré que des Figures Planes et leurintérieur. Maintenant, je vais vous faire connaître les Solides etvous révéler le plan sur lequel ils sont construits. Voyez cettemultitude de cartes mobiles, de forme carrée. J’en pose une, nonpas au Nord de l’autre, comme vous le supposiez tout à l’heure,mais sur l’autre. J’en ajoute une seconde, puis une troisième. Jeconstruis un Solide en plaçant un grand nombre de Carrésparallèlement les uns aux autres. Le voilà achevé : il est aussihaut que long et large ; nous l’appelons un Cube.

« Pardonnez-moi, Monseigneur », répondis-je, « mais tout ce queje vois, c’est une Figure Irrégulière dont l’intérieur est exposé àmon regard ; en d’autres termes, il me semble voir non pas unSolide, mais une Figure Plane comme celles dont nous déduisonsl’existence à Flatland ; toutefois son Irrégularité est tellequ’il me semble voir quelque monstrueux criminel, au point que cespectacle m’est douloureux. »

« C’est vrai », dit la Sphère, « il vous apparaît sous la formed’une Figure Plane, parce que vous n’êtes pas accoutumé à lalumière, à l’ombre et à la perspective ; de même qu’à Flatlandun Hexagone aurait la forme d’une Ligne Droite pour quelqu’un quine connaîtrait pas l’Art de la Connaissance Visuelle. Mais ils’agit en réalité d’un Solide, comme va vous l’apprendre le sens duToucher. »

Il me montra donc le Cube, et je constatai que cet Êtremerveilleux était en effet, non pas une Figure Plane, mais unSolide ; qu’il était doté de six côtés planes et de huitpoints terminaux appelés angles solides ; et je me rappelai ceque m’avait dit la Sphère, soit que cette Créature serait forméepar un Carré qui se déplacerait parallèlement à lui-même dansl’espace ; et je me réjouis à l’idée qu’un Être aussiinsignifiant que moi pût être considéré, en un certain sens, commel’Ancêtre d’un rejeton aussi illustre.

Mais je ne saisissais pas encore tout à fait le sens de ce quemon Maître m’avait dit touchant à « la lumière », « l’ombre », « laperspective » ; et je n’hésitai pas à lui faire part de mesdifficultés.

L’explication de la Sphère, si je la reproduisais, aussi claireet succincte qu’elle fût, serait dépourvue d’intérêt pour unhabitant de l’Espace, qui connaît déjà ces choses. Je me bornerai àdire que, grâce à la clarté des commentaires dont il m’honora, enchangeant la position des objets et leur éclairage, en me faisanttoucher plusieurs choses et même sa propre Personne sacrée, monMaître élucida parfaitement cette question, de sorte que je n’eusbientôt plus aucune difficulté à distinguer un Cercle d’une Sphère,et une Surface Plane d’un Solide.

Ce fut l’Apogée, la Cime Paradisiaque de mon étrange etmémorable Histoire. À présent, il me reste à relater ma Chutedéplorable…, déplorable, ô combien, et pourtant si peuméritée ! Car pourquoi susciter un tel appétit deconnaissance, si c’est pour la décevoir et la châtier ? Mavolonté se rebelle devant le douloureux devoir d’évoquer monhumiliation ; pourtant, tel un nouveau Prométhée, je supportaicela et davantage encore si je puis ainsi éveiller dans lesentrailles de l’Humanité Plane et Solide un esprit de rébellioncontre la Vanité qui nous pousse à croire que nos Dimensions selimitent à deux, à trois ou à n’importe quel nombre autre quel’Infini. Donc, fi des considérations personnelles ! Jecontinuerai jusqu’au bout, comme j’ai commencé, à relater sansautres digressions ou anticipations le cours de l’indifférenteHistoire. J’exposerai les faits, les termes exacts – et ils sontimprimés en lettres de feu dans mon cerveau – sans y changer uniota ; à mes Lecteurs de juger entre moi et la Destinée.

La Sphère aurait volontiers poursuivi sa leçon en m’instruisantsur la conformation de tous les Solides réguliers, Cylindres,Cônes, Pyramides, Pentaèdres, Hexaèdres, Dodécaèdres etSphères ; mais je me risquai à l’interrompre. Non que je fusselas d’apprendre. Au contraire, j’étais avide d’absorber le savoirpar goulées plus généreuses et plus riches qu’il ne mel’offrait.

« Pardonnez-moi », dis-je, « Ô Vous que je ne dois plusconsidérer comme la Perfection de toute Beauté, mais laissez-moivous implorer d’accorder à votre serviteur le spectacle de vosentrailles.

La Sphère. Le spectacle de quoi ?

Moi. De votre intérieur, de votre estomac, de votreintestin.

La Sphère. Pourquoi cette requête impertinente etinopportune ? Et pour quelle raison me dites-vous que je nesuis plus la Perfection de toute Beauté ?

Moi. Monseigneur, c’est votre propre sagesse qui mefait aspirer à un Être encore plus grand, plus beau et plus prochede la Perfection que vous-même. Si vous, qui combinez plusieursCercles en Un, vous êtes supérieur à toutes les formes de Flatland,il est certain que trône au-dessus de vous Quelqu’un qui combineplusieurs Sphères en Une Existence Suprême et surpasse jusqu’auxSolides de Spaceland. Et si nous, qui sommes à présent dansl’Espace, nous voyons, en nous penchant sur Flatland, l’intérieurde toutes choses, il faut que s’étende au-dessus de nous quelquerégion encore plus élevée, encore plus pure, où vous vous proposezsûrement de me conduire – Ô Vous que j’appellerai toujours, partoutet dans toutes les Dimensions, mon Prêtre, mon Philosophe et monAmi – quelque Espace encore plus spacieux, quelque royaume encoreplus riche en Dimensions, d’où nous pourrons contempler ensemblel’intérieur révélé des choses Solides, et où vos intestins, commeceux de vos sœurs les Sphères, seront exposés au regard du pauvrevoyageur, exilé de Flatland, à qui il a déjà été tant donné.

La Sphère. Pff ! Sottises ! Ne vous arrêtezpas à ces vétilles ! Le temps passe et nous avons encorebeaucoup à faire avant que vous ne soyez en état d’annoncerl’Évangile des Trois Dimensions à vos pauvres compatriotes aveuglesde Flatland.

Moi. Non, mon bon Maître, ne me refusez pas ce qu’ilest, je le sais, en votre pouvoir de m’accorder. Laissez-moicontempler vos entrailles, ne fût-ce que pour un instant, et jevous serai à jamais reconnaissant, je resterai éternellement votreélève docile, votre esclave qui, loin de réclamer l’émancipation,sera toujours prêt à recueillir votre enseignement, à se nourrirdes paroles qui tomberont de vos lèvres.

La Sphère. Eh bien, pour vous satisfaire et vousréduire au silence, je vous réponds sans attendre que je vousmontrerais ce que vous désirez voir si je le pouvais mais que celam’est impossible. Voudriez-vous me voir retourner mes entraillespour vous obliger ?

Moi. Mais Monseigneur m’a montré les intestins de tousmes compatriotes qui habitent avec moi le Pays des Deux Dimensionsen me transportant dans celui qui en comporte Trois. Rien ne luiserait donc plus facile que de me faire accomplir un second voyagedans la région bénie de la Quatrième Dimension, d’où jecontemplerais avec lui ce pays des Trois Dimensions, d’où jeverrais l’intérieur des maisons tri-dimensionnelles, les secrets dela Terre solide, les trésors des mines de Spaceland, ainsi que lesintestins de toute créature vivante solide, même ceux des nobles etadorables Sphères.

La Sphère. Mais où est-il, ce Pays des QuatreDimensions ?

Moi. Je l’ignore. Mais mon Maître, lui, le saitsûrement.

La Sphère. Pas du tout. Ce Pays n’existe pas. Cetteidée même est absolument inconcevable.

Moi. Elle n’est pas inconcevable pour moi. Monseigneur,et par conséquent elle l’est encore moins pour mon Maître. Non, jene désespère pas qu’ici même, dans cette région des TroisDimensions, l’art de Votre Seigneurie ne puisse me rendre visiblela Quatrième Dimension. Tout comme, dans le royaume qui n’encomporte que deux, la volonté de mon Maître était de dessiller lesyeux de son humble serviteur et de lui rendre perceptible laprésence invisible d’une Troisième Dimension, à laquelle il necroyait pas.

Que Monseigneur me permette d’évoquer le passé. Ne m’a-t-il pasenseigné que, dans la région d’en bas, lorsque je voyais une Ligneet que j’inférais une Figure Plane, je contemplais en réalité uneTroisième Dimension inconnue de moi, autre que l’éclat, et appelée«hauteur » ? Et ne s’ensuit-il pas que dans cette région ci,lorsque je vois une Figure Plane et que j’infère un Solide, jecontemple en réalité une Quatrième Dimension inconnue de moi, autreque la couleur, mais qui existe bien quoiqu’elle soitinfinitésimale et ne puisse être mesurée ?

En outre, il y a un autre Argument, tiré de l’Analogie desFigures.

La Sphère. L’Analogie ? Sottises ! Quelleanalogie ?

Moi. Votre Seigneurie met son Serviteur à l’épreuvepour voir s’il se souvient des révélations qu’elle lui a faites. Nevous moquez pas de moi, Monseigneur ; j’ai faim, j’ai soif deconnaissances. Certes, nous ne pouvons pas voir en ce moment cetautre Spaceland, plus élevé, parce que nous n’avons pas d’œil dansnotre estomac. Mais, de même qu’il existait un royaume de Flatland,quoique ce pauvre et Minuscule Monarque ne pût le discerner parcequ’il ne pouvait se tourner ni vers la gauche ni vers la droite, etde même qu’il y avait, à portée de ma main, une contrée des TroisDimensions que moi, misérable créature aveugle aux sens atrophiés,je n’avais la faculté ni de toucher, ni de voir, ne possédant pasd’œil dans mes entrailles, ainsi il existe en toute certitude uneQuatrième Dimension, que Monseigneur perçoit avec l’exil del’esprit. Et si je suis sûr de son existence, c’est parce queMonseigneur m’en a enseigné lui-même la nécessité. Ou bien a-t-iloublié ce qu’il a lui-même appris à son serviteur ?

En une Dimension, un Point ne produirait-il pas en se mouvantune Ligne dotée de deux points terminaux ?

En deux Dimensions, une ligne ne produirait-elle pas en semouvant un Carré doté de quatre points terminaux ?

En Trois Dimensions, un Carré ne produirait-il pas en se mouvant– et ne m’a-t-il pas été donné à moi-même de le contempler ? –un Cube, cet être béni doté de huit points terminaux ?

Et en quatre Dimensions, un Cube ne produirait-il pas en semouvant – hélas pour l’Analogie, hélas pour le Progrès de la Vérités’il n’en était pas ainsi – quelque Organisation encore plus divinedotée de seize points terminaux ?

Voyez la confirmation infaillible de la Série 2, 4, 8, 16 :n’est-ce point là une Progression Géométrique ? Et tout celan’est-il point – si je puis me permettre de reprendre les proprestermes de Monseigneur – « strictement conforme aux lois del’Analogie » ?

En outre, Monseigneur ne m’a-t-il pas appris que si, dans uneLigne, il y a deux points frontière, et dans un Carré quatre Lignesfrontière, il doit également y avoir dans un Cube six Carrésfrontière ? Voyez là encore la confirmation de la série 2, 4,6 n’est-ce point là une Progression Arithmétique ? Et, parconséquent, est-ce qu’il ne s’ensuit pas obligatoirement que lerejeton plus divin encore du divin Cube issu du Pays des QuatreDimensions doit avoir 8 Cubes frontière. Et cela aussi n’est-ilpas, comme Monseigneur me l’a appris à croire, « strictementconforme à l’Analogie » ?

Ô, Monseigneur, Monseigneur, ne connaissant point les faits, jemets toute ma foi dans cette hypothèse ; et je supplie VotreSeigneurie de confirmer ou de réfuter mes déductions logiques. Sije me trompe, je m’incline, et je ne réclamerai plus une QuatrièmeDimension ; mais si je ne suis point dans l’erreur, ce sera àmon Maître d’écouter la voix de la raison.

Je vous demande donc s’il est vrai ou non qu’il ait été donné àvos compatriotes de voir, eux aussi, descendre chez eux des Êtresd’un ordre plus élevé que le leur, qui se seraient introduits dansdes pièces closes, tout comme Votre Seigneurie est entrée chez moi,sans ouvrir les portes ni les fenêtres, et qui auraient disparu àvolonté ? Je suis prêt à tout risquer sur la réponse que vousme donnerez. Dites-moi qu’il n’en est rien et je me tairai. Je vousprie seulement de me répondre.

La Sphère (après un silence). On le raconte. Mais lesavis sont partagés tant sur les faits eux-mêmes que sur lesconclusions à en tirer. Lors même que les faits sont reconnus, onles explique de plusieurs façons différentes. Et, en tout cas,malgré le nombre de ces explications si diverses, nul n’a adopté ousuggéré la théorie d’une Quatrième Dimension. Par conséquent, nevous souciez plus, je vous prie, de ces bagatelles et retournons ànos affaires.

Moi. J’en étais sûr. J’étais certain que mon espoirserait satisfait, À présent, armez-vous de patience, ô le meilleurdes Maîtres, et répondez encore à une seconde question. Ceux quisont venus – personne ne sait d’où – et qui sont repartis – nul nesait pour quelle région – ont-ils, eux aussi, contracté leursection et disparu ensuite dans cet Espace plus Spacieux où je voussupplie de me conduire ?

La Sphère (de mauvaise humeur). Ils ont disparu, c’estcertain…, à supposer qu’ils soient vraiment apparus. Mais laplupart des gens disent que ces visions ont pris naissance dans lapensée, – vous n’allez pas me comprendre –, dans le cerveau, dansl’angularité perturbée des Visionnaires.

Moi. Est-il vrai ? Oh, ne les croyez pas ! Oubien, s’ils ne se trompent point, si cet autre Espace estréellement le Pays de la Pensée, alors transportez-moi dans cetterégion bénie où je verrai en Pensée l’intérieur de toutes leschoses solides. Là, devant mon œil ravi, un Cube, en se mouvantdans quelque direction absolument nouvelle, mais en parfait accordavec les lois de l’Analogie, de façon que chaque particule de sesentrailles traverse une nouvelle sorte d’Espace et trace son propresillage, créera un Être encore plus parfait que lui-même, ayantseize angles terminaux Extra-Solides, et huit Cubes Solides pourPérimètre. Et, une fois arrivés là, n’irons-nous pas encore plusloin ? Parvenus dans cette région bénie des Quatre Dimensions,hésiterons-nous au seuil de la Cinquième, sans oser y entrer ?Ah, non. Décidons plutôt que notre ambition s’élèvera encore àmesure de notre ascension corporelle. Alors, cédant à notre assautintellectuel, les portes de la Sixième Dimension s’ouvriront toutesgrandes ; puis ce sera au tour de la Septième, de laHuitième…

Je ne sais combien de temps j’aurais continué ainsi. Ce fut envain que la Sphère me réitéra, d’une voix de tonnerre, l’ordre deme taire et me menaça des plus terribles châtiments si jepersistais. Rien n’aurait pu endiguer le flot de mes aspirationsextatiques. Peut-être étais-je à blâmer ; mais l’élixir de laVérité qu’elle m’avait elle-même donné à boire m’avait enivré.Toutefois, la fin ne fut pas longue à venir. Un craquement me coupala parole ; un autre craquement, qui se produisit en mêmetemps, à l’intérieur de moi-même, me précipita dans le vide à unevitesse qui m’ôta toute possibilité de parler. Je descendais avecune rapidité de plus en plus grande ; et je me savais condamnéà retrouver le Plat Pays. J’entrevis une fois – une dernière etinoubliable fois – cette plaine monotone qui allait redevenir monUnivers, étalée sous mon regard. Puis ce fut l’obscurité. Undernier coup de tonnerre, dévastateur ; et, quand je reprismes sens, je rampais de nouveau, vulgaire Carré, chez moi, dans monbureau, et j’écoutais le Cri-de-Paix de mon Épouse quiapprochait.

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