Flatland

Chapitre 11De nos Prêtres

Il est grand temps d’abandonner cette brève description de lavie à Flatland pour passer au thème essentiel de cet ouvrage, moninitiation aux mystères de l’Espace. Voilà mon véritablesujet ; tout ce qui vient avant n’est qu’une préface.

Je dois pour cette raison passer sous silence beaucoup de chosesdont l’explication ne serait pas – du moins je m’en flatte – sansintérêt pour mes Lecteurs : par exemple, notre façon de nouspropulser et de nous arrêter, bien que nous n’ayons pas depieds ; les moyens que nous employons pour fixer solidementnos édifices de bois, de pierre ou de brique quoique nous n’ayons,bien entendu, pas de mains, et que nous ne puissions ni poser desfondations comme vous le faites, ni mettre à profit la pressionlatérale de la Terre ; le fait que la pluie naisse dans lesintervalles de nos diverses zones, de sorte que les régionsseptentrionales n’empêchent pas l’humidité de s’étendre auSud ; la nature de nos collines et de nos mines, de nos arbreset de nos légumes, de nos Saisons et de nos récoltes ; notreAlphabet et notre Écriture, adaptés à nos tabletteslinéaires ; tout cela, et cent autres détails de notreexistence physique, je dois renoncer à le décrire, et si je lementionne à présent, c’est seulement pour indiquer à mes Lecteursque cette omission procède non pas d’un oubli de ma part mais durespect que j’éprouve pour leur temps précieux.

Toutefois mes Lecteurs attendent probablement de moi, avant queje passe à mon sujet essentiel, quelques observations sur cesPersonnages qui sont les soutiens et les piliers de la Constitutionau Plat Pays, qui contrôlent notre conduite et façonnent notredestinée, à qui sont réservés les hommages et presque l’adorationdes foules : ai-je besoin de préciser qu’il s’agit de nos Cerclesou Prêtres ?

Il ne faut pas croire que ce terme de Prêtres par lequel je lesdésigne n’a pas d’autre signification que chez vous. Dans notrepays, les Prêtres sont les Administrateurs exclusifs des Affaires,des Arts et des Sciences ; ils ont la haute main sur leCommerce, l’Armée, l’Architecture, la Technique, l’Éducation, laPolitique, la Législature, la Moralité, la Théologie ; nefaisant rien eux-mêmes, ils sont la Cause de tout ce qui vaut lapeine d’être fait et qui est fait par les autres.

Bien que dans l’esprit du peuple tout ce qui mérite le nom deCercle soit effectivement de forme circulaire, les Classesinstruites savent qu’un Cercle n’est autre qu’un Polygone possédantun très grand nombre de côtés extrêmement petits. Plus le nombredes ces augmente et plus le Polygone se rapproche du Cercle ;quand les côtés sont réellement très nombreux (trois ou quatrecents par exemple), le Toucher le plus délicat a beaucoup de mal àreconnaître l’existence d’angles polygonaux. Je devrais plutôt direqu’il aurait beaucoup de mal à le faire ; car, commeje l’ai montré plus haut, le Toucher n’existe pas dans la hautesociété, et toucher un Cercle serait considéré comme uneinsulte épouvantable. L’interdit qui s’exerce contre cette habitudedans les milieux aristocratiques permet au Cercle de préserver plusfacilement le voile de mystère dont il aime à entourer dès sesjeunes années la nature exacte de son Périmètre ou de sacirconférence. Comme cette dernière mesure en moyenne trois pieds,il s’ensuit que chez un Polygone de trois cents côtés, chacun deces côtés aura pour longueur la centième partie d’un pied, soitenviron un dixième de pouce ; et chez un autre qui en comptesix ou sept cents, la longueur de chaque côté équivaut à peu prèsau diamètre d’une tête d’épingle à Spaceland. La courtoisie veutque l’on prête toujours dix mille côtés au Cercle Suprême enexercice.

L’ascension de la postérité Circulaire dans l’échelle socialen’est pas restreinte, comme dans les basses classes Régulières, parla Loi de la Nature qui limite l’augmentation des côtés à un pargénération. S’il en était ainsi, le nombre des côtés d’un Cercle neserait qu’affaire de pedigree et d’arithmétique, et le quatre centquatre-vingt-dix-septième descendant d’un Triangle Équilatéralserait nécessairement un Polygone à cinq cents côtés. Mais teln’est pas le cas. La propagation Circulaire est soumise à deux Loisnaturelles antagonistes ; aux termes de la première, à mesureque la race s’élève sur l’échelle du développement, le rythme decelui-ci s’accélère ; quant à la seconde, elle prescrit unediminution proportionnelle de la fertilité. En conséquence, il estrare de trouver un fils dans la maison d’un Polygone à quatre oucinq cents côtés ; on n’en rencontre jamais deux. En revanche,il arrive que le fils d’un Polygone à cinq cents côtés en possèdecinq cent cinquante ou même six cents.

Les ressources de l’Art viennent également accélérer leprocessus de l’Évolution aux niveaux supérieurs. Nos médecins ontdécouvert que les côtés tendres et minuscules d’un nouveau-néPolygone des classes supérieures pouvaient être fracturés etentièrement recomposés avec une précision telle que parfois – maispas toujours, car c’est là une opération extrêmement risquée – unPolygone à deux ou trois cents côtés parvenait à sauter d’un coupdeux cents ou trois cents générations et doublait pour ainsi dire àla fois le nombre de ses ancêtres et la noblesse de sadescendance.

Plus d’un enfant plein de promesses a été sacrifié de cettemanière. Il en survit à peine un sur dix. Toutefois l’ambitionpaternelle est si forte chez ces Polygones qui se trouventpratiquement au seuil de la classe Circulaire qu’il est bien rarede trouver un Noble occupant cette position dans la société dont lefils premier-né n’ait pas été placé avant l’âge d’un mois augymnase circulaire Néo-Thérapeutique.

On sait au bout d’un an si l’on a rencontré le succès oul’échec. À la fin de cette période une tombe supplémentaire seraprobablement venue s’ajouter à celles qui s’alignent déjà dans leCimetière Néo-Thérapeutique ; mais, en de rares occasions, uncortège plein d’allégresse rapporte à ses heureux parents un enfantqui n’est plus, du moins la coutume l’admet-elle, un Polygone, maisun Cercle ; et il suffit d’un exemple aussi prodigieux pourinciter une multitude de parents Polygonaux à des sacrificesdomestiques, qui ne connaissent pas tous une issue semblable.

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