Flatland

Chapitre 10Comment j’essayai ensuite de diffuser la Théorie des TroisDimensions par d’autres méthodes, et du résultat

L’échec que j’avais essuyé avec mon Petit-fils ne m’encourageapas à communiquer mon secret aux autres membres de lamaisonnée ; je ne désespérais pas pour autant de réussir.Simplement, je me rendais compte que je ne devais pas me lierentièrement à la phrase clef « Vers le Haut et non vers le Nord »,mais que je devais plutôt procéder à ma démonstration en donnant aupublic une idée claire du sujet dans son ensemble ; et pourcela, il semblait nécessaire de recourir à l’œuvre écrite.

Je consacrai donc en privé plusieurs mois à la composition d’untraité sur les mystères des Trois Dimensions. Toutefois, dans lebut d’échapper, si possible, à la Loi, je parlai non pas d’uneDimension physique, mais d’un Pays de la Pensée d’où, en théorie,une Figure pouvait regarder Flatland en voyant simultanémentl’intérieur de toutes les choses, et d’où l’on pouvait aussisupposer qu’il existât une Figure environnée, pour ainsi dire, desix Carrés et contenant huit Points terminaux. Mais, en rédigeantcet ouvrage, je me trouvai extrêmement gêné par l’impossibilité oùj’étais de dessiner les diagrammes nécessaires ; car, bienentendu, nous n’avons à Flatland que des Lignes pour tablettes etdes Lignes pour diagrammes, toutes droites et différenciéesexclusivement par des variations de taille et d’éclat de sorte que,lorsque j’eus achevé mon traité (que j’intitulai « de Flatland àSpaceland »), je ne fus pas absolument certain qu’un grand nombrede personnes me comprendraient.

Pendant ce temps, ma vie était assombrie par un nuage. Tous lesplaisirs me pesaient ; tous les spectacles m’incitaient à merendre carrément coupable de trahison, car je ne pouvais m’empêcherde comparer ce que je voyais en Deux Dimensions à son apparenceréelle en Trois Dimensions et je ne me retenais que difficilementde faire ces comparaisons à haute voix.

Un jour, onze mois environ après mon retour de Spaceland,j’essayai de me représenter un Cube en fermant mon œil, mais je n’yréussis pas ; et j’eus beau y parvenir par la suite, je ne fuspas du tout certain (je ne l’ai d’ailleurs jamais été depuis)d’avoir reproduit exactement l’original. Cela eut pour effetd’accroître encore ma mélancolie et me décida à faire quelquechose ; toutefois, je ne savais pas quoi. Je sentais quej’aurais volontiers sacrifié ma vie à la Cause, si j’avais puemporter ainsi la conviction générale. Mais puisque j’étaisincapable de persuader mon propre Petit-fils, comment aurais-je puconvaincre les Cercles les plus notables et les plus développés duPays ?

Parfois, cependant, je cédais à mon impétuosité et je disais deschoses dangereuses. Sans me considérer comme un traître, on metenait déjà pour hétérodoxe et j’étais extrêmement sensible audanger de ma position ; je ne pouvais quand même pasm’empêcher d’éclater quelquefois et de me laisser aller à desphrases suspectes ou à demi séditieuses, même dans les milieuxPolygonaux et Circulaires les plus élevés. Quand, par exemple, ons’interrogeait sur le traitement de ces lunatiques qui prétendaientavoir reçu le don de voir l’Intérieur des Choses, je citais lesparoles d’un Cercle de l’Antiquité, selon lequel les prophètes etles gens inspirés étaient toujours considérés comme des fous par lamajorité ; et, de temps en temps, je n’arrivais pas à retenirdes expressions comme « l’œil qui discerne l’intérieur des choses», « le pays d’où l’on voit tout » ; une fois ou deux, jelaissai même échapper les termes interdits de « Troisième etQuatrième Dimensions ». Enfin, pour couronner une série de petitesindiscrétions, à une réunion de notre Société Spéculative Localequi avait lieu dans le Palais du Préfet lui-même, une personneextrêmement sotte ayant lu une communication scientifique danslaquelle elle expliquait pour quelles raisons précises laProvidence avait limité le nombre des Dimensions à deux, etpourquoi l’omnivision était réservée à Être Suprême – je perdis sibien le contrôle de moi-même que je fis le récit exact de tout monvoyage avec la Sphère dans l’Espace, dans la Salle d’Assemblée denotre Métropole, et de nouveau dans l’Espace, puis de mon retourchez moi, et je décrivis tout ce que j’avais vu et entendu enréalité ou en rêve. Au début, je fis semblant de raconter lesexpériences fictives d’une personne imaginaire ; mais monenthousiasme me fit bientôt renoncer à toute feinte et, dans unepéroraison fervente, je finis par exhorter mon auditoire à sedépouiller de tout préjugé et à devenir adepte de la TroisièmeDimension.

Ai-je besoin d’ajouter que je fus arrêté et traduit devant leConseil.

Le lendemain matin, debout à l’endroit même où quelques moisplus tôt, à peine, la Sphère s’était manifestée sous mes yeux, jefus autorisé à reprendre mon récit depuis le début et à le menerjusqu’à son terme sans questions et sans interruptions. Mais jepressentais déjà mon destin ; car le Président, observant quel’on avait posté là des Policiers de classe supérieure, d’uneangularité à peine inférieure à 55°, les fit remplacer, avant quema plaidoirie ne fût entamée, par d’autres, d’une classe équivalantà 2 ou 3°. Je ne savais que trop bien ce que cela voulait dire. Jedevais être emprisonné ou exécuté, et il fallait dissimuler celaauprès du monde en détruisant aussi les fonctionnaires qui avaiententendu mon récit ; dans ces conditions, le Président désiraitsubstituer les victimes les moins chères aux plus coûteuses.

Une fois la plaidoirie terminée, le Président, se rendantpeut-être compte que certains Cercles, parmi les plus jeunes,avaient été émus par ma sincérité évidente, me posa deux questions:

1) Pouvais-je indiquer la direction à laquelle je pensais quandj’utilisais les mots « Vers le Haut, et non pas vers le Nord» ?

2) Étais-je en mesure, par l’intermédiaire d’un diagramme oud’une description (autre que l’énumération de côtés et d’anglesimaginaires) de faire saisir à l’auditoire la forme de la Figureque j’appelais un Cercle.

Je déclarai que je ne pouvais rien dire de plus, et que j’étaiscontraint de remettre mon sort entre les mains de la Vérité, dontla cause finirait sûrement par prévaloir.

Le Président répliqua qu’il était tout à fait de mon avis et queje ne pouvais mieux agir. Je devais être condamné à la détentionperpétuelle ; mais si le dessein de la Vérité était que jesortisse de prison pour évangéliser le monde, on pouvait êtrecertain qu’elle saurait parvenir à ce résultat. En attendant, je neserais pas soumis à d’autres tracasseries que celles nécessairespour empêcher mon évasion et, à moins d’inconduite, onm’autoriserait de temps à autre à voir mon frère qui m’avaitprécédé en prison.

Sept années se sont écoulées et je suis toujours prisonnier.Hors les visites de mon frère, je ne vois personne d’autre au mondeque mes geôliers. Mon frère est un excellent Carré, juste, sensé,optimiste et non dépourvu d’affection fraternelle ; j’avouetoutefois que nos entretiens hebdomadaires me causent de la peine,à un point de vue tout au moins. Il était présent quand la Sphèrese manifesta dans la Chambre du Conseil ; il a vu ses sectionsse modifier ; il a assisté à l’explication que mon Maîtredonna aux Cercles à cette occasion-là. Depuis cette époque, je n’aipas laissé passer une seule occasion de lui répéter le rôle que jejouai lors de cette manifestation, je lui ai décrit à plusieursreprises tous les phénomènes de Spaceland, et les arguments tirésde l’Analogie qui tendent à prouver l’existence des Choses Solides.Cependant – je regrette d’avoir à l’avouer – mon frère n’a pasencore saisi la nature de la Troisième Dimension et avouefranchement qu’il ne croit pas à l’existence de la Sphère.

Je n’ai donc absolument aucun disciple et, à ma connaissance, laRévélation millénaire m’a été faite pour rien. Là-haut, àSpaceland, Prométhée fut châtié pour avoir apporté le feu auxmortels, mais moi – pauvre Prométhée de Flatland – je suis enprison sans avoir apporté quoi que ce soit à mes compatriotes. Jesurvis cependant, en espérant que ces Mémoires parviendront, je nesais comment, jusqu’à un esprit humain, dans une Dimensionquelconque, et susciteront une race rebelle qui refusera de seconfiner aux limitations dimensionnelles.

C’est l’espoir que je nourris dans mes moments d’optimisme.Hélas, il n’en est pas toujours ainsi. Je me sens parfois écrasépar un fardeau pesant : l’idée que mon imagination ne se représenteplus en toute exactitude la forme précise de ce Cube vu une seulefois et souvent regretté ; dans mes visions nocturnes, lemystérieux précepte « Vers le Haut, et non pas vers le Nord » mehante comme un Sphinx et me dévore l’âme. Ces instants defaiblesse, au cours desquels les Cubes et les Sphères reculent auniveau des existences à peine possibles, font partie de monmartyre ; ces jours-là, les Trois Dimensions me paraissentpresque aussi visionnaires que le Royaume où il n’en existe pas dutout ; et même, ce mur solide qui me sépare de la liberté, cestablettes sur lesquelles j’écris, toutes ces réalités pourtantsubstantielles du Plat Pays, me paraissent être le produit d’uneimagination malade et les lambeaux de cet impalpable tissu dont lesrêves sont faits.

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