Flatland

Chapitre 6Comment j’entrai à Spaceland et ce que j’y vis

Une horreur indicible s’empara de moi. Il y eut d’abord lesténèbres ; puis la sensation nauséeuse de voir sans voirréellement ; je vis une Ligne qui n’était pas une Ligne ;un Espace qui n’était pas l’Espace ; j’étais moi-même et je nel’étais plus. Dès que je recouvrai ma voix, je hurlai dans madouleur : « C’est la folie ou bien l’Enfer ! » « Ce n’est nil’un ni l’autre », répondit calmement la voix de la Sphère, « c’estle savoir ; ce sont les Trois Dimensions ; rouvrez l’œilet tâchez de regarder sans faiblir ! »

Je regardai : oh, prodige, ce fut un nouveau monde que jevis ! J’avais devant moi, visible, incarnée, cette beautéCirculaire qui ne m’était accessible jadis que par le calcul,l’hypothèse ou le rêve. Ce qui semblait être le Centre del’Étranger était exposé à mon regard ; et cependant je nevoyais ni cœur, ni poumons, ni artères, mais seulement une Chosed’une harmonieuse beauté…qui n’avait pas de nom pour moi ;vous, mes lecteurs de Spaceland, vous l’appelleriez la surface dela Sphère.

Me prosternant en pensée devant mon Guide, je m’écriai : «Comment se fait-il, ô divin idéal de sagesse et de beauté parfaite,que je voie vos entrailles et que pourtant je ne distingue ni votrecour, ni vos poumons, ni vos artères, ni votre foie ? » « Ceque vous croyez voir, vous ne le voyez pas vraiment », répondit-il.« Il n’est donné à personne de contempler l’intérieur de mon corps.Je n’appartiens pas à la même catégorie Êtres que vos compatriotesde Flatland. Si j’étais un Cercle, vous distingueriez mesintestins, mais je suis un Être composé, comme je vous l’ai dit, deplusieurs Cercles, un Cercle multiple, que l’on appelle Sphère dansce pays. Et, de même que l’extérieur d’un Cube est un Carré, ainsil’extérieur d’une Sphère présente l’apparence d’un Cercle. »

Tout déconcerté que je fusse par les paroles énigmatiques de monMaître, je ne luttais plus contre lui et je m’abîmais dans uneadoration silencieuse de sa personne. Il reprit, d’une voix plusdouce : « Ne vous affligez pas de ne pas pouvoir comprendreimmédiatement les profonds mystères de Spaceland. Ils vousdeviendront accessibles par degrés. Commençons par tourner notreregard vers la région d’où vous êtes venu. Revenez avec moi, pourun moment, dans les plaines de Flatland et je vous montrerai ce quia souvent été l’objet de vos raisonnements et de vos songes maisque vous n’avez jamais vu : un angle visible. » « Impossible !» m’écriai-je, mais, la Sphère se mettant en marche, je la suiviscomme dans un rêve, jusqu’à ce que sa voix m’arrêtât de nouveau : «Regardez et voyez votre maison Pentagonale, avec tous seshabitants. »

Je regardai en bas, et je vis avec les yeux du corps tous cescompagnons de mon existence dont les formes n’avaient été jusque-làpour moi que matière à déduction. Et qu’il était pauvre et confus,le fruit de mes conjectures, par rapport à la réalité que jecontemplais à présent ! Mes quatre Fils paisiblement endormisdans les chambres Nord-Ouest, mes deux Petits-fils orphelins auSud ; les Serviteurs, le Maître d’Hôtel, ma Fille, tous dansleurs appartements respectifs. Seule mon épouse affectionnée,inquiète de cette absence qui se prolongeait, avait quitté sachambre et arpentait le vestibule, en attendant anxieusement monretour. Le Page, lui aussi, éveillé par mes cris, s’était levé, et,sous prétexte de s’assurer que je ne gisais pas évanoui quelquepart, fouillait dans le placard de mon bureau. Tout cela, je levoyais : je ne me bornais plus à le déduire ; et, à mesure quenous nous rapprochions, je distinguai jusqu’au contenu de macommode, je discernais les deux coffres pleins d’or et lestablettes que la Sphère avait mentionnées.

Touché par la détresse de ma Femme, je voulus la rejoindre pourla rassurer, mais je me trouvai dans l’incapacité de bouger. «N’ayez point de souci au sujet de votre Épouse », me dit mon Guide,« nous ne la laisserons pas longtemps dans l’anxiété ; enattendant allons faire le tour du Plat Pays. »

De nouveau je sentis que je m’élevais dans l’Espace.

Tout était exactement comme la Sphère l’avait dit. Plus ons’éloignait de l’objet contemplé, plus le champ de visions’élargissait. Ma ville natale, l’intérieur de chaque maison, lesentrailles de chaque créature gisaient exposés en miniature à monregard. Nous montâmes encore et, miracle des miracles ! lessecrets de la Terre, les profondeurs des mines, les grottes lesplus profondément enfouies au cœur des montagnes me furentrévélés.

Frappé d’une terreur sacrée à la vue des mystères de la Nature,dévoilés ainsi devant mon œil indigne, je dis à mon Compagnon : «Voyez, je suis devenu semblable à Dieu. Car les sages de notre paysdisent que voir toutes choses ou plutôt, pour reprendre leurspropres termes, être doué d’omnivision est l’attribut de Dieu et deLui seul. » Mon Maître me répondit, avec un certain mépris dans lavoix : « vraiment ! alors le pire coupe-jarret ou le voleur àla tire de mon pays doit être adoré par vos sages à l’égal deDieu ; car il en voit tout autant que vous à présent. Maiscroyez moi, vos sages se trompent. »

Moi. L’omnivision n’est-elle donc pas l’attribut deDieu seul ?

La Sphère. Je n’en sais rien. Mais, si un voleur à latire ou un coupe-jarret est capable de voir tout ce qui se passedans votre pays, ce n’est sûrement pas une raison suffisante pourque vous voyiez en lui un Dieu. Cette omnivision, comme vous dites– ce n’est pas un terme d’usage courant à Spaceland – vousrend-elle plus justes, plus cléments, moins égoïstes, plusaimants ? Pas le moins du monde. Alors en quoi vous rend-elleplus divins ?

Moi. « Plus clément, plus aimant ! » Mais ce sontlà des qualités de Femmes ! Et nous savons qu’un Cercle est unÊtre supérieur à une Ligne Droite, dans la mesure où le savoir etla sagesse sont plus estimables que la simple affection.

La Sphère. Il ne m’appartient pas de classer lesqualités humaines selon leurs mérites. Cependant, parmi les Êtresles meilleurs et les plus sages de Spaceland, il en est beaucoupqui éprouvent plus de respect pour les sentiments que pourl’intelligence, qui ont meilleure opinion de vos Lignes Droites, siméprisées, que de vos Cercles tant loués. Mais ne nous attardonspas là-dessus. Regardez. Reconnaissez-vous ce bâtiment ?

Je me tournai dans cette direction et je vis dans le lointain unimmense édifice Polygonal, qui n’était autre que le Siège del’assemblée Générale des États de Flatland, entouré, en lignescompactes, de bâtiments pentagonaux disposés perpendiculairementles uns aux autres, et que je savais être des rues ; jecompris que j’approchais de la grande Métropole.

« Nous descendons ici », dit mon Guide. C’était le matin, lapremière heure du premier jour de la deux-millième année de notreère. Imitant, comme à leur habitude, l’exemple de leurs ancêtres,les Cercles les plus notables du royaume s’étaient réunis enconclave solennel, tout comme d’autres l’avaient fait avant eux lapremière heure du premier jour de l’an 1000, et aussi la premièreheure du premier jour de l’an 0.

Quelqu’un en qui je reconnus mon propre frère, Carréparfaitement symétrique et Premier Secrétaire du Grand Conseil,était en train de lire les minutes des précédentes réunions. Ilavait été noté à chaque occasion les faits suivants : « Les Étatsayant été troublés par diverses personnes mal intentionnées quiprétendaient avoir reçu des révélations d’un autre Monde et sedisaient capables d’effectuer des démonstrations dont le seulrésultat avait été de porter jusqu’au délire leur propre frénésieet celle des spectateurs, le Grand Conseil a décrété à l’unanimitéque, le premier jour de chaque millénaire, les Préfets desdifférents districts du Plat Pays recevraient l’ordre de rechercherspécialement toutes personnes qui se seraient ainsi fourvoyées et,sans procéder aux formalités d’un examen mathématique, de lesdétruire s’il s’agissait d’Isocèles, de les faire flageller etjeter en prison s’ils avaient affaire à des Triangles Réguliers, deconduire les Carrés ou les Pentagones jusqu’à l’Asile le plusproche, et, au cas où l’inculpé serait un personnage d’un rang plusélevé, de l’arrêter et de l’expédier immédiatement dans laCapitale, où il serait examiné et jugé par le Conseil. »

« Vous savez à présent quel sort vous est réservé », me dit laSphère, pendant que le Conseil adoptait officiellement cetterésolution pour la troisième fois. « La mort ou la prison attendl’Apôtre qui se chargera d’annoncer l’Évangile des TroisDimensions. » « Non, non », répliquai-je, « à présent tout est siclair dans mon esprit, la nature du véritable Espace me paraît sipalpable que je me crois à même de la faire comprendre à un enfant.Permettez-moi de descendre à l’instant même et de les éclairer. » «L’heure n’est pas encore venue », dit mon Guide. « En attendant, jedois accomplir ma mission. Ne bougez pas d’ici. » Ce disant, ilsauta avec une grande agilité dans l’océan (si je puis m’exprimerainsi) de Flatland, au beau milieu du cercle des Conseillers. « Jeviens », cria-t-il, « pour proclamer l’existence du pays des TroisDimensions ! »

Je vis plusieurs de nos jeunes Conseillers reculer d’horreurdevant la section circulaire de la Sphère qui s’élargissait sousleurs yeux. Mais sur un signe du Président – qui ne semblait niinquiet ni surpris – six Isocèles d’un type très inférieuraccoururent de six directions différentes et se ruèrent sur laSphère. « Nous le tenons », hurlèrent-ils. « Non. Si. Il est ànous ! Le voilà qui s’échappe ! Nous ne le voyons plus.»

« Mes Seigneurs », dit le Président aux plus jeunes membres duConseil, « il n’y a pas là de quoi s’étonner. Les archivessecrètes, auxquelles j’ai seul accès, révèlent qu’un incidentidentique se produisit lors de l’avènement des deux premiersmillénaires. Bien entendu, vous ne mentionnerez pas cette bagatelleau dehors du Cabinet. »

Puis, élevant la voix, il appela les gardes. « Arrêtez lespoliciers, bâillonnez les. Vous connaissez votre devoir. » Aprèsavoir livré à leur destin les malheureux policiers – témoinsinvolontaires et infortunés d’un Secret État qu’on ne devait pasles laisser révéler – il s’adressa de nouveaux aux Conseillers : «Mes Seigneurs, les questions dont le Conseil avait à débattre étanttoutes résolues, il ne me reste plus qu’à vous souhaiter une BonneAnnée. » Toutefois, avant de quitter la salle, il dit auSecrétaire, mon pauvre et excellent Frère, qu’à son grand regret ilse voyait contraint, pour préserver le secret et conformément auxprécédents, de le condamner à la détention perpétuelle, mais ilajouta qu’il était heureux de pouvoir lui laisser la vie sauve, àla condition toutefois qu’il ne racontât à personne les événementsde la journée.

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