Flatland

Chapitre 5Comment la Sphère, ayant constaté la vanité de ses discours,recourut aux actes

Ce fut en vain. Je heurtai violemment l’Étranger de mon angledroit le plus acéré, et je me pressai contre lui avec une forcetelle qu’un Cercle ordinaire n’y aurait pas survécu ; mais jele sentais glisser lentement et il échappait à mon contact ;au lieu de s’esquiver vers la droite ou vers la gauche, il quittale monde d’une façon incompréhensible et disparut complètement. Jene vis plus rien. Mais je ne tardai pas à entendre la voix del’Intrus.

La Sphère. Pourquoi refusez-vous de prêter l’oreille àla raison ? J’avais espéré trouver en vous – qui êtes un hommesensé et un mathématicien accompli – un apôtre capable d’annoncerl’Évangile des Trois Dimensions, qu’il ne m’est permis de prêcherqu’une fois tous les mille ans. Mais à présent, je ne sais pluscomment vous convaincre. Ah, j’ai trouvé. Ce sont des actes, et nondes paroles, qui proclameront la vérité. Écoutez, mon ami.

De la position que j’occupe dans l’Espace, je peux voir, je vousl’ai dit, l’intérieur de tous les objets que vous considérez commeclos. Par exemple, j’aperçois dans cette commode près de laquellevous vous tenez plusieurs boîtes (du moins est-ce ainsi que vousles appelez, mais, comme tout le reste au Plat Pays, elles sontsans couvercle et sans fond) ; ces boîtes sont pleinesd’argent ; je vois aussi deux tablettes de comptes. Je vaisdescendre dans cette commode et vous apporter l’une de cestablettes. Je vous ai vu fermer le meuble il y a une demi-heure etje sais que la clef est en votre possession. Me voilà qui descendsde l’Espace : Les portes, vous le voyez, ne bougent pas. J’arrivedans la commode et je prends la tablette. Je l’ai. À présent, jeremonte avec elle.

Je me précipitai vers la commode et j’ouvris l’une des portes.Une tablette avait disparu. Avec un rire moqueur, l’Étrangerapparut à l’autre coin de la pièce, et au même instant la tablettese matérialisa par terre. Je la ramassai. Il ne pouvait y avoiraucun doute c’était bien l’objet manquant.

Doutant de mes sens, je poussai un gémissement d’horreur, maisl’Étranger poursuivit : « Vous voyez à présent, j’en suis certain,que seule mon explication s’adapte au phénomène. Les choses quevous appelez Solides sont en réalité superficielles ; ce quevous nommez l’Espace n’est qu’une grande Surface Plane. Je suisdans l’Espace, et je contemple l’intérieur des choses, dont vous nevoyez que l’extérieur. Vous-même, vous parviendriez à quitter cettesurface, si vous pouviez réunir la volonté nécessaire. Un légermouvement vers le haut ou vers le bas vous permettrait de voir toutce que je vois.

« Plus je m’élève, plus je m’éloigne de votre surface et plus jevois de choses, quoique, évidemment, à une échelle plus réduite.Par exemple, je monte : je vois votre voisin l’Hexagone et lesmembres de sa famille dans leurs appartements respectifs ;maintenant je vois, à dix portes de la vôtre, l’intérieur duThéâtre, d’où l’assistance est en train de sortir, et, de l’autrecôté, un Cercle assis dans son bureau, devant ses livres. Àprésent, je reviens à vous. Et si, pour vous donner une preuvesuprême, je touchais très légèrement votre estomac, vosentrailles ? Je ne vous blesserais pas gravement, et la petitedouleur que vous ressentiriez peut-être ne peut se comparer aubénéfice mental que vous en retireriez. »

Je n’avais pas eu le temps de prononcer un mot pour l’enempêcher que déjà un coup de poignard une transperça le côté, etqu’un rire démoniaque parut jaillir du fond même de mes entrailles.Un instant plus tard, il ne subsistait plus de cette torture qu’unedouleur sourde. L’Étranger réapparut et dit, tout en s’élargissant« Voilà, je ne vous ai pas fait très mal, n’est-ce pas ? Sivous ne me croyez pas, je me demande ce qu’il faudrait pour vousconvaincre. Qu’en dites-vous ? »

Ma résolution était prise. L’idée d’une existence soumise auxvisites arbitraires d’un Magicien qui pourrait prendre mon estomacpour cible de ses tours m’était intolérable. Si seulement jepouvais trouver le moyen de le clouer au mur en attendant l’arrivéedes secours !

De nouveau, je le heurtai de mon angle le plus dur tout enappelant à l’aide avec assez de vigueur pour alerter toute mamaisonnée. Je pense qu’au moment de mon attaque l’Étranger étaitdescendu au-dessous de notre Surface et qu’il éprouva réellementquelque difficulté à remonter. En tout cas il resta immobile tandisque, croyant entendre venir du secours, je redoublais d’efforts etcriais de plus belle.

Un frisson convulsif parcourut la Sphère. « Cela ne doit pasêtre », crus-je comprendre, « il faut, soit qu’il cède à la raison,soit que je recoure aux dernières ressources de la civilisation. »Puis, s’adressant à moi d’une voix plus forte, mon Visiteur s’écriaen hâte « Écoutez, aucun étranger ne doit voir ce que vous avez vu.Renvoyez immédiatement votre Femme, avant qu’elle n’entre dans cetappartement. L’Évangile des Trois Dimensions doit être préservé. Etil ne faut pas que les fruits de mille années d’attente soientgaspillés. Je l’entends. Elle arrive. Arrière ! Arrière !Éloignez-vous de moi, ou bien je vous emmène dans ce lieu dont vousne soupçonnez pas l’existence : le Pays des Trois Dimensions !»

« Fou ! Dément ! Irrégulier ! » répliquai-je. «Je ne te lâcherai jamais ! Tu seras châtié pour tesimpostures. »

« Ah, nous en sommes là ? » tonna l’Étranger. « Eh bien, jet’emporte vers ton destin, tu vas quitter ta Surface Plane. Un,deux, trois, et voilà ! »

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