Flatland

Chapitre 8Comment la Sphère suscita en moi une Vision

Quoique j’eusse à peine une minute pour réfléchir, je sentis,par une sorte d’instinct, que je devais dissimuler mes expériencesà mon Épouse Non que je redoutasse, à ce moment-là, uneindiscrétion de sa part, mais je savais que le récit de mesaventures eût été inintelligible pour n’importe quelle Femme deFlatland. Aussi m’efforçai-je de la rassurer en inventant unehistoire et lui racontai-je qu’étant tombé accidentellement par latrappe de la cave, j’étais resté évanoui.

L’attraction qui s’exerce vers le Sud dans notre pays est sifaible que, même pour une Femme, mon explication paraissaitnécessairement extraordinaire et presque incroyable ; mais monÉpouse, dont le bon sens est de beaucoup supérieur à celui dontjouit ordinairement son Sexe, percevant en moi une excitationinhabituelle, se garda de discuter ; elle se contenta de medire que j’avais l’air malade et qu’il me fallait sans doute durepos. Je saisis avec plaisir cette occasion de me retirer dans machambre pour y réfléchir tranquillement à ce qui était arrivé.Lorsque enfin je fus redevenu moi-même, une somnolence meprit ; mais avant de fermer les yeux j’essayai de reproduirela Troisième Dimension, et en particulier le processus parl’intermédiaire duquel un Carré, en se mouvant, donne naissance àun Cube. Les choses n’étaient pas aussi claires que je l’auraissouhaité ; mais je me rappelai que ce devait être « vers leHaut et non pas vers le Nord », et je résolus de conserver enmémoire ces mots, qui ne pouvaient manquer de me guider vers lasolution, si je me raccrochais fermement à eux. Aussi fut-ce enrépétant machinalement la phrase « vers le Haut et non pas vers leNord » que je sombrai dans un sommeil profond et réparateur.

Pendant que je dormais, je fis un rêve. Je me crus de nouveau encompagnie de la Sphère, dont l’éclat nacré témoignait qu’elle avaitrecouvré vis-à-vis de moi toute son égalité d’humeur. Nous nousdirigions ensemble vers un Point brillant mais infinitésimalementpetit, sur lequel mon Maître attira mon attention. Comme nous enapprochions, il me sembla que ce Point émettait un légerbourdonnement semblable à celui d’une de vos mouches de Spaceland,mais beaucoup moins sonore et même si faible que, dans le silenceparfait du Vide à travers lequel nous volions, il nous fallutattendre d’en être à une distance que j’estimerais à moins de vingtdiagonales humaines pour le percevoir.

« Voyez », dit mon Guide. « C’est à Flatland, au Plat Pays quevous vivez. Vous avez vu en rêve Lineland, le Pays de la Ligne.Vous vous êtes élevé avec moi vers les hauteurs de Spaceland lePays de l’Espace. Et maintenant, pour compléter vos expériences, jevous conduis jusqu’au niveau le plus bas de l’existence àPointland, le Pays du Point où il n’y a pas du tout deDimensions.

« Regardez cette misérable créature. Ce Point est un Êtresemblable à vous, mais confiné au Gouffre non-dimensionnel. Il estlui-même son propre Monde, son propre Univers ; il estincapable d’imaginer autre chose que lui-même ; il ne connaîtni la Longueur, ni la Largeur, ni la Hauteur car il n’en a jamaiseu l’expérience ; il ne sait pas ce que c’est que le nombreDeux ; il n’a pas la moindre idée de la Pluralité ; caril est pour lui-même l’Unique et le Tout, bien qu’il ne soit rienen réalité. Observez cependant combien il est content de lui ;cela doit vous apprendre que la satisfaction de soi-même trahit unêtre vil et ignorant, et que mieux vaut aspirer à quelque chosequ’être heureux aveuglément et dans l’impuissance. À présent,écoutez. »

Il se tut ; et la petite créature bourdonnante émit untintement minuscule, bas, monotone, mais distinct, pareil à celuid’un de vos phonographes à Spaceland, où je saisis ces mots : «Infinie béatitude de l’existence ! Il est ; et riend’autre n’existe en dehors de Lui. »

« Qu’entend par là cet être chétif ? » demandai-je.

« C’est de lui-même qu’il veut parler », dit la Sphère. «N’avez-vous pas remarqué déjà que les bébés et les personnesretombées en enfance parlent d’elles-mêmes à la TroisièmePersonne ? Mais chut ! »

La petite Créature poursuivit son soliloque. « Il remplit toutl’Espace, et ce qu’Il Remplit, Il est. Ce qu’Il pense, Ill’exprime ; et ce qu’Il exprime, Il l’entend ; c’estLui-même qui pense, qui exprime, qui entend, Lui qui est la Pensée,le Verbe, l’Ouïe ; Il est l’Unique, et cependant le Tout àl’intérieur du Tout. Ah, quelle joie, ah, quelle joie Être !»

« Ne pouvez-vous ébranler la complaisance de cet avorton ?» demandai-je. « Dites-lui ce qu’il est en réalité, comme vous mel’avez dit à moi ; révélez-lui les limites étroites de sonroyaume et conduisez-le vers une région plus élevée. » « Ce n’estpas une tâche facile, répliqua mon Maître ; essayez vous-même.»

Sur quoi, élevant la voix le plus fort possible, je m’adressaiau Point en ces termes :

« Silence, silence, Créature méprisable. Vous vous dites le Toutà l’intérieur du Tout, mais vous êtes le Néant ; votresoi-disant Univers n’est qu’un minuscule fragment de Ligne, et uneLigne n’est qu’une ombre si on la compare au… » « Chut, chut, vousen avez assez dit », coupa la Sphère. « Maintenant, écoutez etvoyons quel a été l’effet de votre harangue sur le Roi de ce Pays.»

Le lustre du Monarque, qui brillait d’un éclat plus vif encoredepuis qu’il m’avait entendu, montrait clairement que sacomplaisance demeurait intacte ; et, à peine m’étais-je tuqu’il recommença de plus belle. « Oh, quelle joie, quelle joieapporte la Pensée ! De quoi n’est-elle pas capable ! Ellese présente à Lui sur le ton du dénigrement, dans le seul but derendre Son bonheur plus suprême encore ! Elle attise en Luiune douce rébellion qui conduit au triomphe ! Ah quel bonheur,ah, quel bonheur d’être ! »

« Vous voyez », me dit mon Maître, « le peu d’effet qu’ont euvos paroles. Dans la mesure où le Monarque les comprend, il croitqu’elles viennent de lui-même – car il ne peut concevoir d’autreexistence que la sienne – et trouve dans la variété de « Sa Pensée» la preuve de ce pouvoir créateur dont il s’enorgueillit. Laissonsce Dieu enfermé dans son royaume du Point jouir dans l’ignorance deson omniprésence et de son omniscience ; nous ne pouvons, nivous ni moi, rien faire pour l’arracher à son contentement. »

Ensuite, tandis que nous regagnions le Plat Pays en flottantsans hâte, j’entendis mon Compagnon tirer la morale de ma vision etm’encourager d’abord à rechercher moi-même le savoir, puis àstimuler les aspirations des autres. L’ambition que j’avais eue dem’élever jusqu’à des Dimensions supérieures à la Troisième l’avaitd’abord mis en colère, avoua-t-il ; mais depuis, une nouvelleintuition lui était venue et il ne confessait pas de gaieté de cœurson erreur à son Élève ; enfin, il entreprit de m’initier àdes mystères supérieurs encore à ceux dont j’avais été le témoin,en m’enseignant à construire des Extra-Solides par l’intermédiairedu mouvement des Solides, puis des Super-Extra-Solides grâce aumouvement des Extra-Solides, et tout cela « conformément àl’Analogie », en employant des méthodes si simples, si faciles, quemême une Femme les aurait comprises.

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